Entre épidémie et manque de médecins généralistes, en Haute-Marne des tensions se créent entre les patients et les soignants. Sur tout le département, une centaine de médecins officient et seul un quart d'entre eux prend de nouveaux patients.
Mercredi 13 mai 2020, il est 20 h. Florian reçoit l’appel du médecin régulateur à qui le SAMU a transmis son dossier plus tôt dans la soirée. Le trentenaire est bloqué du dos à ne plus pouvoir marcher. Impossible d’aller chez son médecin traitant et pour cause, Florian est arrivé en Haute-Marne en juin 2019 et il n'en a pas. Bientôt un an, sans possibilité de se faire soigner autrement qu’en passant par les urgences ou le médecin de garde.
"À une époque, ma compagne me conduisait chez un médecin à Montigny-le-Roi, soit 35 km de chez nous, chez l'un des rares médecins du département qui accepte de nouveaux patients. Sans permis, je ne peux pas y aller seul, ma compagne étant une personne fragile toujours confinée à cause du Covid, elle ne peut me conduire nulle part en ce moment. Je suis donc obligé de passer par des services d’urgence" déplore-t-il.
Régulation régulière ?
"Je souffre du dos depuis le confinement, je travaille dans la vente et j’ai repris le travail lundi. Dans mon métier, je marche ou plutôt je piétine plusieurs kilomètres par jour, je soulève des charges lourdes. Dès le lundi soir, j’étais bloqué complètement. Le mardi, aussi. Mercredi, je n’arrivais plus à me lever seul ni à monter les escaliers chez moi. J’ai essayé d’avoir des rendez-vous chez des médecins durant la journée aucun ne prend de nouveaux patients.Je décide alors malgré mon envie de ne pas déranger les services d’urgence d’appeler le 15 pour voir le médecin de garde. Je tombe sur un médecin régulateur du SAMU vraiment très à l’écoute. À 20 h, suivant la procédure, un médecin généraliste régulateur m’appelle. Je lui explique mes douleurs, mon problème. Il me demande quels antidouleurs, j’ai à la maison, je lui réponds et là, il me dit sèchement : "C’est très bien, c’est suffisant." Sauf que pour avoir tenté ces antidouleurs, non ça ne l’était pas. Je dois par ailleurs voir un médecin pour justifier de mon absence auprès de mon employeur comme n’importe quel salarié et là, j’ai eu la conversation la plus surréaliste de ma vie avec un médecin, car il a tout bonnement refusé que je vois le médecin de garde» explique Florian choqué.
"Je ne pouvais pas rester comme ça à ne plus pouvoir respirer sans avoir mal, à avoir du mal à marcher. J’ai fait quelque chose que je ne fais pas d’habitude, j’ai insisté pour voir un médecin et ne pas me contenter d’un simple diagnostic au téléphone où je n’étais pas pris au sérieux. Je lui explique que je n’ai pas de médecin traitant ce à quoi il me répond : "Ce n’est pas de ma faute si vous n’en avez pas."J’ai vraiment cru qu’il pensait que ça m’amusait d’être dans cette situation et de devoir quémander pour voir un médecin
-Florian, un patient
Ce n’est pas de la mienne non plus si je suis obligé de vivre dans un désert médical où je ne peux pas consulter comme il se doit. Il m’a dit qu’en période de Covid, il fallait préserver les médecins et ne pas consulter à tout-va. J’en ai bien conscience. J’ai respecté le confinement. J’ai fait de mon mieux pour ne pas déranger les médecins, mais je n’en pouvais plus. J’ai vraiment cru qu’il pensait que ça m’amusait d’être dans cette situation et de devoir quémander pour voir un médecin dont la consultation est facturée entre 50 et 70 € !" s’emporte le trentenaire, des trémolos dans la voix.
À force d’insister, Florian a pu se rendre chez le médecin de garde à Chaumont, la consultation a duré moins de 10 minutes et le Nordiste d’origine est ressorti de la consultation encore plus contracté : "Même schéma qu’au téléphone, j’avais l’impression d’être un monstre ou un pleurnicheur de vouloir consulter un médecin pour mes douleurs. Mes antécédents, mes maux rien ne semblait intéresser le médecin en face de moi." Après vérification, le médecin en question est le remplaçant habituel du médecin régulateur qu’avait eu Florian au téléphone quelques minutes plus tôt.
Trois patients autorisés à consulter sur quinze appels
Le médecin régulateur, le Dr Christophe Bremard, soutient au téléphone que son premier choix était le bon : "Le patient en question appelait pour avoir un arrêt de travail, c’est une prestation médicale. C’est au médecin d’estimer s’il est nécessaire ou non. Pas au patient !" À la question qui en découle : Comment estimer au téléphone sans voir le patient, la nécessité d’un arrêt ou non ? Le médecin répond : "C’est tout le problème de la régulation, on est obligé de faire des choix, car nous sommes peu nombreux dans le département de façon générale, les médecins sont vieillissants et ce système de régulation a été mis en place pour préserver ceux encore actifs. Car la situation est catastrophique en Haute-Marne. Ce soir-là sur quinze appels, je n’ai permis qu’à trois patients dont celui-là, d’aller voir le médecin de garde."Pour ce généraliste doté de plus de 20 ans d’expérience dans le département, le problème vient surtout de la dégradation du système de santé en Haute-Marne, où de jeunes médecins ne viennent pas s’installer et où de plus anciens prennent leur retraite tôt car "usés" par le rythme de travail.
La régulation a été mise en place pour éviter aux rares médecins encore sur place d’être surchargés de travail
- Dr Christophe Bremard - Médecin généraliste
"La situation n’est pas nouvelle, il y a plusieurs années, nous avions interpellé l’ancien maire de Chaumont, également ministre à l’époque Luc Chatel. Nous avions bu un café, il nous avait écoutés et ça s’est arrêté là. Aucune solution n’a été apportée dans le département et les choses continuent de se détériorer. Je comprends que certains patients peuvent avoir l’impression qu’on ne les écoute pas, mais nous le faisons. La régulation a été mise en place pour éviter aux rares médecins encore sur place d’être surchargés de travail leur amplitude horaire étant hors garde, déjà importante ! Et malgré quelques mécontents nous avons peu de couacs !" rajoute le médecin.
"Un bon médecin est avant tout un médecin vivant et pour qu’un médecin continue d’exercer, il faut lui offrir un lieu de travail où il se sent en sécurité et où il est respecté. Sinon, il est évident qu’il partira. Nous avons vu ces dernières années de nombreux médecins venir et repartir ou alors tomber malade et cesser leur activité. Il faut aussi se montrer compréhensif à l’égard des soignants." affirme le Dr Christophe Bremard.
Moins d'appels durant le confinement
Concernant la question du Covid-19, le professionnel de santé n’a pas répondu sur le fait qu’il aurait appliqué des critères de régulation plus stricts par rapport à l’épidémie. Il a noté moins d’appels en période de confinement : "Ce sont nos collègues du SAMU avec lesquels nous travaillons régulièrement qui ont eu plus d’appels à gérer au plus haut de l’épidémie. Les patients se rendaient plus aux urgences pour des symptômes spécifiquement liés au virus."Côté patients, de nombreux Chaumontais se retrouvent dans le cas de Florian. Toujours souffrant ce vendredi 15 mai 2020, le trentenaire a appelé tous les médecins de Chaumont et a réussi à trouver une place pour consulter auprès d’un remplaçant : "La secrétaire médicale m’a dit qu’elle pouvait me dépanner pour cette fois, j’ai été reçu et cette fois-ci ausculté. J’ai en eu le nerf crural coincé. Je suis reparti avec : un traitement plus fort dont la durée a été prolongée, une ordonnance pour effectuer des radios et un arrêt de travail prolongé de quinze jours. Après avoir quitté le cabinet, j’ai craqué sur le trottoir. J’ai pleuré, juste parce que ça faisait du bien d’avoir été entendu, ausculté et d’avoir un diagnostic. Je dois voir un ostéopathe. Je vais devoir être manipulé en douceur, mais je sais ce qui ne va pas et me faisait souffrir durant ce confinement."J’ai pleuré, juste parce que ça faisait du bien d’avoir été entendu, ausculté et d’avoir un diagnostic.
- Florian, un patient
Le Dr Bremard, également membre du Conseil de l’ordre des médecins de Haute-Marne, tire la sonnette d’alarme côté soignants : "Nous sommes engagés en mode catastrophe. Compliqué serait un bel euphémisme, catastrophe est plus approprié. Il faut trouver des solutions." Un avis partagé par nombre de patients haut-marnais dont Florian.