À la tête du pays entre 2012 et 2017, François Hollande a rencontré à plusieurs reprises le dessinateur Cabu, tué le 7 janvier 2015 dans l'attentat contre Charlie Hebdo. L'ancien président de la République aborde le dessin de presse, celui de Cabu particulièrement. Et la nécessité de le défendre pour préserver la démocratie.
Rencontrer François Hollande, ne fut pas une formalité. Mais lorsque nous évoquons les raisons de notre demande d'entretien, parler de Cabu, dix ans après l'attentat dont il a été victime dans les locaux de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, c'est un, "oui", franc et massif immédiat.
L'ancien président de la République est, d'ailleurs, le seul homme politique à accepter notre proposition. Évoquer Cabu, dessinateur de presse originaire de Châlons-en-Champagne (Marne) c'est répondre à des questions sur les caricatures, la liberté d'expression et de la presse. D'autres sont sans doute moins enclins à le faire. Le face-à-face avec ses propres caricatures n'est certes pas très aisé.
Dans ses bureaux de la rue de Rivoli à Paris, l'homme politique, aujourd'hui député (PS) de Corrèze, nous accueille. Souriant. "Merci d'être venus jusqu'à moi, nous dit-il. Combien de temps pensez-vous avoir besoin de moi... Après, tout dépend de mes révélations, c'est cela !"
Comprendre en premier lieu, ce qui a incité François Hollande à accepter notre demande d'interview est indispensable. Pourquoi parler de Cabu est-il si important pour lui ?
VIDEO : notre interview de François Hollande sur Cabu
Une visite particulière peu avant l'attentat
"J'avais des liens avec Cabu bien avant qu'il se produise la tragédie de Charlie Hebdo. Cabu, non seulement me dessinait, me croquait, me caricaturait, mais il avait eu, la volonté de me faire part des difficultés que rencontraient le journal et des craintes qu'il avait même pour la survie de Charlie, faute de moyens financiers. Donc il était venu me voir et avec la direction de Charlie nous avions regardé comment l'État, avec les ressources qui pouvaient être les siennes et dans le cadre légal, pouvait appuyer Charlie.
Comment chercher des financements qui permettaient à Charlie Hebdo de ne pas perdre son indépendance. C'était très important. Et puis, ensuite il était revenu me voir pour faire un reportage sur la caricature. C'était quelques semaines avant l'assassinat de Cabu et de la rédaction de Charlie. Nous avions échangé sur ce que représente la caricature, sur les formes qu'elle peut revêtir, les situations qu'elle peut dénoncer et sur les conséquences sur les personnes aussi. Ce qui l'intéressait, c'était de savoir comment les personnalités politiques qu'il dessinait pouvaient vivre ce que la plaisanterie parfois, l'insolence pouvait provoquer sur ces personnes en l'occurrence sur le président de la République que j'étais. Je connaissais aussi sa famille, sa femme Véronique. Donc on avait des liens que j'appréciais".
"Il faisait partie de la famille"
François Hollande évoque aussi sa propre famille, ses enfants et l'intérêt qu'ils avaient à suivre le dessinateur lors d'émissions de télévision. "J'appréciais aussi ce qu'il avait été. Un dessinateur pour mes enfants. Dans les émissions sur la 2 comme on disait, sur Antenne 2, l'après-midi, il était là. C'était finalement un dessinateur qui faisait partie de la famille". Cabu participait régulièrement à l'émission Club Dorothée.
"@Geekin_20: Cabu a été assassiné par des terroristes. pic.twitter.com/lMPPZGSZ30"
— Laetitia (@cb624c42899a4a6) January 11, 2015
Et quand j avais 8-13ans je regardais le club dorothé
Cabu nous révélait ce que nous ne voulions pas avouer. Des erreurs que nous avions pu commettre, des expressions fâcheuses. Il n'était pas simplement dans une forme de provocation. C'était toujours des messages qu'il faisait passer.
François Hollande, président de la République de 2012 à 2017
Cabu, quatre lettres et un immense talent et pour l'ancien président de la République, tout de suite un personnage : "Le grand Duduche. C’était aussi ce que l'on avait eu, quand j'étais adolescent ou un peu plus tard, comme première rencontre. Puis, c'était le Canard enchaîné dans lequel il est plus tard, beaucoup plus tard. Il avait trouvé sa place et puis Charlie toujours. Mais avec ce personnage, le grand Duduche, il avait trouvé cette forme de complicité avec une génération".
L'homme qui apprend à dessiner aux enfants. Ses premiers personnages Le Grand Duduche, puis le Beauf. Une première partie de carrière somme toute raisonnable ! Mais Cabu apparaît très vite comme un dessinateur drôle mais aussi intransigeant avec les personnages qu'ils croquent ou avec l'actualité qu'il raconte. La caricature est son trait de fabrique et son entrée à Ara-Kiri, puis à Charlie Hebdo sonnera l'ère de la révolte !
La caricature, elle est vieille comme la République. Je devais donc accepter cette forme-là qui quelquefois pouvait bousculer, nous étonner, nous fâcher. Mais s'il y a pas la caricature, il n'y a plus la République.
François Hollande, président de la République de 2012 à 2017
"Cabu, c'était un trait mais c'était aussi un regard et donc il nous révélait ce que nous ne voulions pas avouer. Quelquefois des erreurs que nous avions pu commettre, des expressions fâcheuses, des décisions même. Il n'était pas simplement dans une forme de provocation, ce n'était pas ça les dessins de Cabu. C'était toujours des messages qu'il faisait passer sur l'armée sur la police. Il voulait nous dire, non pas qu'il ne fallait pas d'armée ou qu'il ne fallait pas de police. Non. Mais qu'elles devaient être républicaines, ce que nous nous efforcions de faire.
Il était toujours en train de nous avertir, de nous alerter sur un certain nombre de dérives qui pouvait se produire. La raison d'État, l'intolérance, ce dont il est mort. Cabu ne voulait pas jouer un rôle politique. Il n'était pas là pour nous dire ce qu'il fallait penser. Il était là pour nous dire ce qu'il ne fallait pas faire ou penser ce n’est pas pareil. Il n'était pas un directeur de conscience, il était là pour nous mettre en garde sur un certain nombre de sujets. Puis de se moquer. C'est très important, le pouvoir doit toujours être discuté, moqué. Ça fait partie de l'histoire de la République.
VIDEO. Notre interview de François Hollande à propos des caricatures signées Cabu : "je redoutais le dessin lui-même"
C'est ce que je lui avais expliqué. La caricature, elle est vieille comme la République. C'est comme la liberté d'expression. La République a été, elle-même, la cible de cette liberté d'expression. Et c'est quand elle met en cause cette liberté-là qu'elle n'est plus la République. Je devais donc accepter cette forme-là qui quelquefois pouvait bousculer, nous étonner, nous fâcher. Mais s'il n’y a pas la caricature, il n'y a plus la République.
Quand on est moqué ce n'est jamais facile, mais je l'acceptais volontiers. Et puis il y avait du talent, c'est le talent qui permet de faire passer beaucoup de choses.
François Hollande, président de la République de 2012 à 2017
Cabu n'était pas dans le débat politique mais c'est un véritable homme de presse, journaliste, impliqué dans ce qu'il faisait. Il avait de véritables convictions, il avait de véritables combats. Moi, je ne vais pas essayer de tirer Cabu vers la gauche. Mais il avait des valeurs de gauche, de liberté, de justice. C'était aussi quelqu'un qui regardait le monde. Il était de Châlons-en-Champagne, issue d'une famille modeste. Il avait cette façon d'exprimer ce que beaucoup de citoyens ressentaient. C'était à la fois un avertisseur, celui qui klaxonnait quand ça n'allait pas bien, mais aussi qui nous rappelait que, pour la gauche notamment, elle ne devait pas s'écarter de ce qui fait partie de son patrimoine".
Chaque jour, ou presque, quand il était à la tête de l'Etat, François Hollande affrontait sa caricature. Un face-à-face parfois compliqué à assumer. Le trait intraitable de Cabu était passé par là.
"Quand on est moqué ce n'est jamais facile, mais je l'acceptais volontiers. Et puis il y avait du talent, c'est le talent qui permet de faire passer beaucoup de choses. Surtout ce que je redoutais, ce n'était pas le dessin lui-même, mais la représentation. Cabu était fidèle aux visages, mais il mettait le trait plus noir sur certains éléments physiques. C'est toujours troublant. Et puis le regard. Le dessin de Cabu n'avait pas besoin d'être légendé, il se suffisait à lui-même".
Un combat toujours d'actualité
François Hollande accepte, à nouveau, d'être face à ses propres caricatures. Nous lui présentons six dessins réalisés par Cabu et édités avant ou durant son mandat présidentiel. De la préparation du programme des primaires à gauche, au lendemain de son élection, en passant par l'Europe ou aux côtés d'Emmanuel Macron. Chaque dessin lui rappelle immédiatement un moment précis.
"Ça c'est assez drôle rétrospectivement, dit-il en voyant le dessin représentant Emmanuel Macron et lui. Ça c'est un dessin éminemment politique parce que j'étais pour les pour les eurobonds. C'était la possibilité pour l'Europe d'emprunter et Merkel y était opposée".
Quand deux enseignants sont assassinés, on se rend compte que ce n'est pas la liberté d'expression simplement d'artistes qui est en cause. C'est la capacité à transmettre un savoir qui ne devrait même pas souffrir de discussions. Donc voilà pourquoi le combat n'est pas terminé loin de là.
François Hollande, président de la République de 2012 à 2017
Et puis, remettre des mots sur l'attentat du 7 janvier 2015. 10 ans après, le président de l'époque se souvient de "l'effroi d'abord d'apprendre que la rédaction de Charlie Hebdo a été décimée. Comment comprendre même ce qui s'est produit et comment réagir à ce qui vient d'arriver. Pour moi, c'était ça les premiers moments, c’est-à-dire à la fois être dans la stupeur nos amis, mes amis sont assassinés. Et puis réagir. C'est ça la responsabilité de président, réagir et enfin rassembler".
François Hollande se souvient aussi de la force de la France à ce moment-là, de la mobilisation le soir même du 7 janvier puis le 11. "Des millions de personnes ont défilé dans la rue si Cabu avait pu penser qu'il puisse y avoir des millions de personnes qui défilent pour la liberté d'expression et que la police puisse être acclamée comme elle l'a été le 11 janvier... Rien que pour ça et dans le ciel, il devait se poser beaucoup de questions et être fier".
Dix ans après que reste-t-il de ce mouvement "Je suis Charlie" ? La liberté de parole, de la presse si chère à Cabu est-elle toujours au cœur d'un combat ?
"La liberté d'expression est en danger car ce qui s'est produit depuis 10 ans, c'est une forme d'autocensure. C'est ce que cherchaient sans doute, ceux qui nous terrorisaient. C’est-à-dire faire en sorte que nous ne puissions pas parler librement, dire ce que nous pensons. Accuser l'islamisme radical de crimes atroces, de voir comment la radicalisation peut conduire des individus à commettre des actes effroyables.
Oui la liberté d'expression, elle a souffert et elle souffre encore. Notre devoir, c'est de la défendre mais de défendre ceux qui l'expriment. Et quand deux enseignants sont assassinés, on se rend compte que ce n'est pas la liberté d'expression simplement d'artistes qui est en cause. C'est la capacité à transmettre un savoir qui ne devrait même pas souffrir de discussions. Donc voilà pourquoi le combat n'est pas terminé loin de là. Après 10 ans, nous n’avons pas gagné la partie".
François Hollande le dit souvent. Il avait et garde une tendresse pour Cabu. Aujourd'hui, ce qu'il souhaite toujours avoir en tête... "Cabu ne parlait pas beaucoup, il avait un physique qui exprimait la gentillesse, même si ses dessins pouvaient être parfois féroces. C'est aussi un grand auteur et un grand écrivain, on écrit aussi par son dessin".