Déconfinement : deux psychiatres rémois redoutent une deuxième vague, "encore plus difficile psychologiquement"

Fabien Getten, médecin psychiatre à l'EPSM (établissement public de santé mentale) de la Marne et Patrick Chemla, fondateur du centre Antonin Artaud (qui fait partie de l'EPSM) à Reims, sont inquiets des répercutions psychologiques de la crise sanitaire actuelle. 

Une page semble se tourner pour le personnel soignant marnais. Les unités spécialisées dans l'accueil des patients atteints du covid-19 ferment tour à tour au CHU de Reims. Et pourtant, la crise sanitaire n'est pas toujours derrière eux. "Pour les soignants, l'accueil dans nos services de psychiatrie s'est fait en deux phases, détaille Fabien Getten, médecin psychiatre à l'EPSM (établissement public de santé mentale) de la Marne et référent Cump (Cellule d'Urgence Médico-Psychologique). Tant que les services spécial covid ont fonctionné, on a quasiment pas eu de demande. À partir du moment où ils ont fermé les unités, les soignants ont commencé à venir vers nous." Depuis trois semaines, le Cump a accueilli une trentaine de soignants du CHU de Reims. 
 

Des soignants prêts à s'adapter en permanence

Angoisses, troubles du sommeil, tristesse… autant de symptômes qui mettent en lumière le surmenage dont sont victimes les soignants. "La crise sanitaire s'est déclarée du jour au lendemain. On a vu les cas arriver petit à petit mais d'un coup, les services se sont réorganisés : certains ont fermé, d'autres ont été transformés. Dans mon service, on a dû ouvrir des chambres pour des patients en psychiatrie atteints du covid. Ce n'est plus du tout la même dimension ! Les services de réanimation étaient en dépassement total", se souvient Fabien Getten. Sans compter sur l'adaptation constante des agents, qui pouvaient changer quotidiennement de service ou d'emploi du temps. "Du jour au lendemain, on a muté des gens avec des réorganisations permanentes, abonde le psychiatre rémois. Certains apprenaient qu'ils devaient travailler alors qu'ils étaient en congés, pour d'autres, leurs horaires étaient modifiés au jour le jour. On leur disait 'telle collègue a de la fièvre, il faut la remplacer'. À côté de ça, il fallait s'occuper des patients qui arrivaient en masse." 

À ce moment-là, les agents ont tenu. Ils ont tenu car ce sont de bons professionnels, mais une fois qu'on a fermé les services, ils ont lâché. Tant qu'on a la tête dans le guidon, c'est bon, mais une fois qu'on lâche, ça lâche. Certains s'effondrent pendant la crise, mais pour la majorité c'est après. 
- Fabien Getten, psychiatre à l'EPSM de la Marne.


Et le praticien de s'inquiéter : "S'il y a une deuxième vague, je ne sais pas s'ils vont pouvoir y retourner… car ils ont tellement donné pendant un mois et demi." 
 

Des personnes confrontées à la mort plus vulnérables

Un effet "bombe à retardement" que pourrait bien connaître le reste de la population. Particulièrement pour celle qui a connu un décès de proche sans pouvoir assister aux funérailles, pour des raisons sanitaires. "Des gens sont morts sans sépulture, leurs proches ont été privés de deuil, ce qui va créer des deuils pathologiques, des deuils bloqués, prévient Patrick Chemla, psychiatre rémois, ce qui est très difficile à vivre. Je pense aussi à tous ces morts dans les Ehpad, où les enfants n'ont pas eu le droit de visite… tout cela va forcément laisser des séquelles." Selon le fondateur du centre Antonin Artaud (qui fait partie de l'EPSM), cette absence de rite funéraire aura des répercussions psychologiques dramatiques, que ce soit dans les jours ou les mois à venir. "Que l'on croit en une religion ou que l'on soit athée, on a besoin d'un rituel pour se séparer des morts et les laisser partir, sinon il peut se produire des pathologies du deuil. Cela se manifeste sous la forme de dépressions, de malaises", énumère-t-il.

Pour le reste de la population également, les effets du confinement et de la crise sanitaire sont encore très difficiles à prédire. "Nous nous préparons à accueillir des personnes qui iront mal au moment où le confinement va s'arrêter. La chape de plomb qui pesait sur les gens va être retirée. À ce moment, on ne sait pas ce qu'il va se passer. On sait qu'il va se passer quelque chose. Le trauma, on s'en aperçoit toujours dans l'après coup", analyse Patrick Chemla. 
 
 

"Un traumatisme collectif"

Dans ce centre, une ligne téléphonique d'urgence a été mise en place dès le début du confinement. "C'est comme si, pour les consultations, tous les patients s'étaient retenus. C'est rare que les demandes surviennent pendant la période." Et de souligner : "Cette épidémie, c'est un traumatisme collectif." Même si pour le moment, le standard téléphonique du centre rémois n'a pas encore explosé, le psychiatre prévient : 

Chacun le vivra à sa manière. La matière psychique c'est toujours dans l'après coup. On ne peut pas faire de prévention pour un traumatisme. On ne sait pas quelles en seront les conséquences, mais il faut se préparer à accueillir quelque chose d'inattendu.
- Patrick Chemla, psychiatre rémois.


Une pandémie inédite, des mesures de confinement encore jamais vécues et un cocktail qui rend toute tentative de spéculation très difficile pour la psychiatrie. Pour beaucoup, ce confinement a été une épreuve psychologique, qu'ils l'aient vécu seul, accompagné ou en famille. "L'être humain est fait pour vivre socialement, prévient Fabien Getten. Ne pas voir ses collègues, ses amis… au bout d'un moment ce n'est plus possible. Pour la dynamique personnelle ou celle du couple, rester enfermer dans le cercle familial n'est pas une bonne chose. On a besoin tous d'espaces de liberté en dehors du milieu familial." Un constat partagé par Patrick Chemla : "Discuter avec des collègues crée un lien social humanisant pour nous, pour amortir le choc. C'est terrible ce qu'on a vécu. D'autant plus pour les gens qui ont vécu ça seul... c'est compliqué de se disputer avec soi-même."
 

Des deuils parfois impossibles

Selon le spécialiste, ce n'est pas tant le confinement qui a été une épreuve, mais la confrontation quotidienne à l'angoisse de mort. "D'ordinaire, on vit comme si on est immortel. Notre véritable angoisse, c'est présence de la mort partout : à la radio, dans les journaux, avec le rappel des nombres de victimes du covid-19. En s'activant, cela permet de ne pas penser à la mort", affirme Patrick Chemla. "Le fait d'être emprisonné, ok... la prison ce n'est pas drôle. En revanche, être en contact avec l'angoisse de mort, on ne veut rien en savoir !, renchérit le psychiatre. Ce ne sont pas des pensées conscientes. Quand on en a conscience, ça ne rend pas malade. On est angoissé, triste... mais ce n'est pas une maladie, c'est une réaction normale. Ce sont des gens qui ne parviennet pas à le formuler qui pètent les plombs." 

Quelques fois, le simple fait d'en parler ou de se remettre à vivre, faire la fête, revoir des amis... tout ça peut remettre la vie en mouvement. Mais cela dépend des ressources de chacun.
- Patrick Chemla, psychiatre à Reims. 

Revenir à une vie sans coronavirus semble compromis. Les deux psychiatres mettent en garde, il ne faut pas que les gens s'attendent à ce que tout redevienne normal. "Le risque c'est que certaines personnes pensent que tout est fini", prévient Fabien Getten.

 

La crainte d'une seconde vague

"On a l'impression que depuis les annonces de déconfinement, les gens anticipent les choses. Ils se sont dit, tiens c'est aujourd'hui, alors qu'on était pas le 11 mai. Il ne faut pas qu'ils croient qu'on est sortis d'affaire, parce que la rechute ne va être que plus dure, martèle le psychiatre. La seconde vague, si elle doit arriver, sera encore plus dure psychologiquement." Selon lui et son confrère, il est important que la population tienne le coup, "quitte à souffrir encore un peu pour en sortir définitivement".

C'est ça aujourd'hui la clé. Il ne faut surtout pas qu'on s'expose à un second confinement. En plus, avec la période estivale et les fortes chaleurs, en étant enfermés, les gens vont devenir fous (dans le sens populaire et non psychiatrique du terme). 
- Fabien Getten, psychiatre à Reims.

Et le praticien de conclure : "La clé, c'est de ne pas précipiter les choses. Ok, on pourra faire ses courses plus librement, en y allant à deux ou même en famille, mais ce n'est pas une obligation. Et si on va faire les courses, c'est pour faire les courses, pas du lèche-vitrine. Il faudra continuer à se déplacer pour des choses utiles, pas futiles."

 
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