Élections législatives : réseaux sociaux ou médias traditionnels, qui influence vraiment le vote des Français ?

À deux jours du premier tour des élections législatives, l'universitaire Alexis Lévrier, maître de conférence à l'université de Reims Champagne-Ardenne, spécialiste de l'Histoire des médias, analyse le contexte médiatique de cette campagne éclair. Il décrypte l'impact des réseaux sociaux et de la presse sur l'opinion.

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Les élections législatives dont le premier tour a lieu ce dimanche 30 juin, font ressurgir des questions multiples sur l'impact des médias et des réseaux sociaux dans le choix du vote des électeurs. L'universitaire Alexis Lévrier, maître de conférence à Reims, spécialisé dans le journalisme et auteur de "Jupiter et Mercure : Le pouvoir présidentiel face à la presse" (Editions : Les Petits Matins), analyse l'influence de la presse dans cette campagne des législatives qui se termine ce 28 juin.

Entre l'annonce de la dissolution, au soir des élections européennes le 9 juin, et le scrutin, l'universitaire décrit une crise politique majeure, sur un terreau complexe de crise médiatique, avec des luttes de pouvoirs, sans oublier le phénomène grandissant des réseaux sociaux. Il pointe également le pouvoir de Vincent Bolloré et de sa "galaxie médiatique". 

La campagne électorale s'achève ce week-end, à quel point la bataille s'est elle jouée dans les médias et dans les réseaux sociaux ?

Alexis Lévrier : Je trouve qu'il y a un événement fondateur qui est très éclairant, c'est que le soir de la dissolution, (le 9 juin) Pascal Praud comme le Monde l'a révélé, est informé de la dissolution avant le premier ministre, la présidente de l'Assemblée nationale, le président du Sénat, qui l'apprendront quelques minutes avant la prise de parole du président. Là, il y a quelque chose qui traduit déjà l'influence des médias de Vincent Bolloré sur l'Élysée, par le biais notamment de Bruno Roger-Petit [conseiller mémoire d'Emmanuel Macron] qui est un ancien de l'émission de Pascal Praud, qui a gardé des liens très proches avec lui et qui pour Emmanuel Macron était un relais avec le pays. Je pense que le pouvoir isole et que Bruno Roger-Petit doit son influence auprès du président, parce que ce dernier lui attribue une connaissance de ce que pensent les tréfonds du pays.

À une époque, le président a dit qu'il fallait lire "Valeurs Actuelles" pour comprendre ce que pense la droite. On sait qu'il estime que Cnews révèle ce que pense la population en province. Bruno Roger-Petit doit cette influence auprès du président à cette connaissance du terrain qui lui est prêtée, comme si les médias de Bolloré ne faisaient que refléter la réalité du pays, alors qu'ils cherchent à la transformer. Je crois que c'est cette erreur que l'on est en train collectivement de payer.

Le président a cru qu'il y avait un intérêt pour lui à choisir cela. Or en fait, involontairement, il exauce les volontés de cet empire de presse, dont on comprend désormais que c'est aussi un empire politico-médiatique. C'est-à-dire qu'il veut conquérir le pouvoir. On est dans une accélération de l'Histoire absolument sidérante, comme on le vit très rarement.

L'extrême droite n'est jamais arrivée au pouvoir en France hors période de guerre, elle est sur le point d'y parvenir. Il y a d'autres facteurs qui jouent bien sûr et puis il y a des divisions de la gauche, le rôle des Insoumis, mais par le prisme des médias, ce que je vois, c'est l'influence extraordinaire que ce cet empire de presse qui n'a aucun équivalent dans notre histoire.

Il ne peut être comparé qu'à ce que Murdoch fait aux États-Unis et en Angleterre. On sait à quel point il a pu peser sur le Brexit, peser sur le soutien à la guerre d'Irak, peser sur l'élection de Trump en 2016, dans la campagne de 2020 et là en 2024.

Je crois que Vincent Bolloré veut faire la même chose et que nous n'étions pas préparé collectivement, parce qu'on n'a jamais connu ça. Bolloré est beaucoup plus habile. Son modèle, c'est celui de Murdoch. Il a conquis un empire d'abord dans l'audiovisuel, dans l'édition, dans la presse écrite désormais, avec une vingtaine de magazines, par la reprise du groupe Prisma avec les médias du groupe Lagardère.

L'Arcom intervient à contretemps, après coup

Il est présent  au cinéma, il est présent dans la musique. Il est présent dans les jeux vidéo. Il a le premier éditeur français Hachette. Nous n'avions jamais connu en France un empire qui soit à ce point capable de modeler la vie politique. Aujourd'hui on sait que son but, c'est une Blitzkrieg entre la dissolution et le 7 juillet (second tour). Son but est de conquérir le pouvoir.

Il y a quand même des outils de régulation comme l'Arcom, dont il connaît la fragilité.  Parce que l'Arcom, quelle que soit son indépendance que personne ne met en cause désormais, intervient à contretemps, après coup. On vient de voir que la nouvelle émission de Cyril Hanouna (On marche sur la tête, sur Europe 1) a été l'objet d'une mise en garde, d'abord au plus bas niveau de sanction. Puis hier (jeudi 27 juin) d'une mise en demeure avec le deuxième niveau de sanction.

Le niveau d'après, c'est les sanctions financières, mais l'émission s'arrête aujourd'hui vendredi 28 juin. Donc, ils n'auront pas le temps. L'Arcom ne peut intervenir qu'a posteriori. Donc c'est une course de vitesse entre les institutions démocratiques et cet empire de presse qui est lancé dans une bataille politique et électorale.

Est-ce qu'il n'y a pas aussi une mauvaise analyse de la part des médias de la situation réelle des Français. Est-ce que les médias ont été assez observateurs de la réalité de ce que vivent les Français ?

C'est une vraie question, qu'on pourrait se poser sur le long terme, parce que là, on analyse l'immédiat et cette guerre électorale médiatique. Effectivement, tout ça survient dans une crise du journalisme, qui vient notamment du basculement vers le numérique. Les historiens appellent ça la troisième révolution du livre. Il y a eu la révolution Gutenberg, la révolution industrielle et il y a le numérique.

En fait, elle est beaucoup plus forte, cette révolution, pour la presse que pour le livre. Le livre, il va tenir. La presse est bousculée dans son modèle économique dans des proportions sidérantes. On voit que les news magazines ne s'en sortent pas. La presse quotidienne souffre énormément et même les médias traditionnels audiovisuels souffrent de cette transformation brutale, il y a les réseaux sociaux... Toutes ces mutations en même temps sans qu'on ait pu trouver un modèle économique, ont fragilisé la profession de journaliste.

La liberté de travail des journalistes est menacée, leur nombre diminue.

Il y a moins de cartes de presse qu'il y a dix ans, les journalistes sont beaucoup moins indépendants. Les médias indépendants sont de moins en moins nombreux et beaucoup de propriétaires ont racheté des journaux et pas simplement Vincent Bolloré. Rodolphe Saadé rachète RMC et BFM avec l'idée de défendre des intérêts personnels. Clairement, il paye très peu d'impôts comme armateur, il veut que ça continue.

La liberté de travail des journalistes est menacée, leur nombre diminue. La PQR (presse quotidienne régionale), qui est elle-même en crise en raison de ce basculement vers le numérique, a supprimé 10% de ses effectifs. Or elle sent le pouls du pays. Moi qui vient du Sud-Ouest, je sais qu'on a supprimé des antennes de journaux régionaux dans des petites villes, donc de fait supprimé cette capacité qu'avait la presse locale de ressentir les rancœurs, les énervements

La presse dans son ensemble n'a peut-être pas été capable de voir ces évolutions, ces besoins, ces colères qu'on avait vu apparaître au moment des "gilets jaunes"

Il y a une vraie crise des services publics dans notre pays, une crise de l'accès à la santé et ça n'est pas méprisable. Quand on est citadin, l'augmentation du prix de l'essence et toutes les mesures sur les voitures, ça paraît dérisoire — je parle en tant que parisien. Mais quand on vit dans dans les territoires qui sont plus de moins en moins couverts par les médias, où il y a de moins en moins de journalistes qui peuvent parler de cette réalité là, on sent monter une colère très forte depuis des années. (...) C'est vrai que la presse dans son ensemble n'a peut-être pas été capable de voir ces évolutions, ces besoins, ces colères qu'on avait vu apparaître au moment des "gilets jaunes". 

Du point de vue de la communication, le président s'en était sorti avec le grand débat et c'était très habile. Il avait repris le contrôle de l'agenda médiatique, mais sur le fond, ça n'a rien changé. Les cahiers de doléances rédigés à la demande du président dorment encore dans les préfectures. Les historiens s'y intéressent mais le pouvoir politique ne s'y est pas intéressé.

Cette colère qui venait du tréfond du pays, le pouvoir politique ne s'en est pas saisi. Il est probable que les médias traditionnels n'ont pas été non plus capables de la prendre en compte.

À quel point les réseaux sociaux, on l'a vu avec TikTok pour Jordan Bardella, ont pu jouer un rôle dans cette campagne éclair ?

Ils vont jouer un rôle de plus en plus important et qui touche beaucoup la jeunesse. Le public de la télévision vieillit, il est supérieur à 60 ans pour toutes les chaînes d'infos. Même celui de TPMP [Touche pas à mon poste, l'émission de Cyril Hanouna] vieillit. Il est évident que désormais, être capable de parler aux réseaux sociaux est une force.

Le président l'avait beaucoup défini pour lui-même. Dans sa campagne en 2017, il avait dit à l'écrivain Philippe Besson qu'il fallait contourner les journalistes et communiquer par soi-même. Donc il voulait dire communiquer soit en direct avec une caméra face au pays, comme il le fait à 20h de temps en temps, soit par les réseaux sociaux, au point de faire venir McFly et Carlito à l'Élysée.

La démocratie TikTok ne fonctionne pas

Il avait senti que les réseaux sociaux étaient un moyen de parler au pays. Le problème, c'est que d'autres que lui l'ont vu et notamment l'extrême droite, qui sait très bien jouer de cela. De ce point de vue là, on manque d'outils de régulation, d'éducation aux médias aussi. Si la démocratie survit à cette séquence, on aura un chantier immense. La presse aussi, les éducateurs, les universitaires, pour expliquer que rien ne remplace la médiation journalistique.

Quand vous communiquez face à un écran, vous esquivez cette confrontation avec les journalistes. Vous vous passez de réponse. Vous vous passez de questions qui puissent vous mettre en difficulté. C'est une facilité que le jeune public a de plus en plus de mal à comprendre, du moment qu'on lui offre des séquences qui peuvent le captiver pendant 30 secondes.

La démocratie TikTok ne fonctionne pas, d'ailleurs, c'est le produit d'une dictature qu'est la Chine. Il y aura certainement à penser des outils de régulation nouveaux — L'Europe y a réfléchi, insuffisamment sans doute — et puis un travail d'éducation aux médias, pour faire comprendre aux jeunes générations que rien ne remplace la médiation journalistique. 

Si on devait tirer une leçon de ce qui est en train de se passer, pour faire en sorte que la démocratie perdure ?

C'est tout le tragique de l'histoire. Il y a beaucoup de choses qui allaient arriver maintenant, il y a des états généraux de l'information qui vont être restitués très prochainement et qui vont sans doute donner lieu à des propositions de lois notamment pour donner aux rédactions un droit d'agrément sur la nomination des directeurs de rédaction, ce qui aurait permis au JDD d'éviter de subir l'arrivée de Geoffroy Lejeune l'été dernier.

Par exemple, ce n'est pas normal qu'il y ait uniquement une semaine de la presse à l'école. La presse, on doit la lire et la penser tous les jours. Donc ça doit être intégré aux cours et devenir une matière, ou mobiliser des enseignants de diverses disciplines, mais on ne doit pas penser l'éducation médias une semaine par an.

Le Conseil d'État a rendu une décision qui impose à l'Arcom de mieux prendre en compte le pluralisme. Elle a six mois pour proposer des solutions en la matière. On arrive au bout de ces six mois, l'Arcom consulte pour essayer de s'adapter, et ça sera évidemment une restriction pour les médias de Bolloré.

On a bien vu les mensonges du groupe Bolloré. Il y a plusieurs chroniqueurs de Cnews qui sont passés du côté du Rassemblement national après la dissolution. On vit un moment de clarification incroyable de ce point de vue, c'est-à-dire que des gens qui se présentaient comme des éditorialistes tout à fait en surplomb sont en fait des agents du Rassemblement national et ils font campagne désormais. Donc l'Arcom va devoir prendre en compte cela.

De même qu'il y a la réattribution des fréquences de la TNT. Les fréquences sont des biens gratuits et publics qu'on donne pour une durée donnée à des patrons de presse à qui elles n'appartiennent pas.

Ça appartient à l'État et donc à chaque Français. On les donne pour une durée donnée en échange du respect d'un certain nombre d'obligations. C'est un peu comme quand vous prêtez un vélo pour une durée donnée, vous avez envie qu'il soit rendu en bon état et en ayant respecté le code de la route.

Les fréquences c'est la même chose. Bolloré en fait n'importe quoi. Il s'assoit sur toutes les conventions et notamment dans cette période que nous venons de vivre. La fréquence de C8 et de Cnews, va être réattribuée en 2025 et c'est cet été que l'Arcom va prendre cette décision.

On est dans un moment assez incroyable, très spectaculaire, où il y a une course de vitesse entre un empire de presse qui est prêt à tout pour que les idées d'extrême droite arrive au pouvoir et de l'autre des institutions démocratiques qui sont lentes, qui sont imparfaites, comme le sont toujours les normes démocratiques mais qui vont rendre des décisions. Simplement si l'extrême droite arrive au pouvoir, elles n'en auront pas le temps. 

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