Arrivées en mars 2022 avec souvent une valise et à peine quelques souvenirs en vrac dans un sac. Anastasia et Natalia, ukrainiennes, ont quitté leur pays en guerre. L'une poussée par sa mère. L'autre contre l'avis de son fils. Deux destins bouleversants entre Reims et l'Ukraine, après deux ans de guerre. Elles sont en sécurité, mais ne sont pas libres. Un jour peut-être quand leur pays le sera.
C'est comme un fil tendu entre deux vies. Entre deux pays. L'Ukraine, leur chère patrie où famille et amis sont restés. La France accueillante, libre où un nouveau quotidien a pris le pas, les entraîne, les bouscule parfois. Pas le choix.
Anastasia et Natalia pensaient la voir vite s'achever cette guerre. Quelques mois, et la vie reprendrait. Elles pourraient rentrer. Mais face à ces jours qui défilent, il a fallu revoir ses prévisions et commencer, vraiment, à s'imaginer autrement.
Il faut profiter de chaque instant. Faire des choses simples. Cuisiner ensemble. Avoir l’impression que tout va bien.
Anastasia, réfugiée ukrainienne vivant à Reims
Anastasia a 22 ans et m'appelle de son village natal en Ukraine de l'Ouest. Une urgence, et elle a tout quitté, ici à Reims, pour vivre le moment le plus important depuis longtemps. Son père, au front depuis le début de la guerre rentre pour la première fois à la maison. "Allo bonjour, ça va ? me demande-t-elle d’une voix presque légère. Je viens d’arriver chez moi, ajoute-t-elle, ponctué par le jappement d’un chien. Je viens d’arriver il y a quelques minutes. Ça m’a pris deux jours. J’ai pris l’avion et après le train. J’ai retrouvé mon père, ma mère et mon petit chien".
Être ensemble
Les retrouvailles ont eu lieu quelques minutes plus tôt. "C’est très émouvant. C’est important de voir les membres de sa famille. Mon père est là pour une semaine maximum". Et à la question comment va-t-il ? Elle me répond : "c’est une question très très compliquée. Elle me touche beaucoup… et je ne peux pas dire que ça va. Cela fait tellement longtemps qu’il n’a pas vu sa famille, sa maison, sa ville. Vécu une vie simple. Celle que l’on n’apprécie pas toujours lorsqu’on la vit normalement, mais quand on la perd un jour on se rend compte de sa grande valeur".
La jeune femme n'a d'autres envies que de profiter de ses parents. Les écouter, discuter, les regarder. "En vrai, je ne veux que parler avec mon père et ma mère en tête à tête. Boire du thé. Parler de n’importe quoi. Faire des choses simples, du vélo dans la forêt, des promenades en parlant. J’ai besoin de préciser le moment. Il faut profiter de chaque instant. Faire des choses simples. Cuisiner ensemble. Avoir l’impression que tout va bien…". Préciser l'instant, comme si c'était la dernière fois. "Quand j’ai reçu le message de mon père, me disant qu’il avait ce congé, je ne pouvais pas perdre ce moment. Je devais le passer avec lui car un jour je ne l’aurais peut-être pas…" Peut-être plus. Chaque jour au front, la mort guette à tout instant.
Anastasia est fille unique. Son père a 46 ans, sa mère 44 et leur chien, Arthus, est le dernier arrivé. "Arthus, c’est notre bonheur de famille, dit encore Anastasia le sourire aux lèvres. Il ne connaissait pas mon père. Moi j’étais déjà partie, mon père était au front et ma mère, toute seule, a décidé de prendre ce chien abandonné. C’est vraiment notre petit amour".
J’étais une jeune fille qui avait beaucoup de projets, qui voulait voir le monde, maintenant tout est détruit.
Anastasia, réfugiée ukrainienne
Anastasia m'a envoyé des photos de "son" Ukraine, là, où tout semble normal. Les champs de tournesols à 10 kilomètres de son village mettent un peu de soleil dans les yeux de cette famille séparée depuis deux ans. Comme le coucher de soleil au bout du chemin.
Avant
Natalia habite le nord, Anastasia l'ouest de l'Ukraine. "En Ukraine, ma vie était bien remplie, explique Natalia. Je travaillais comme professeure de piano, de musique, de folklore ukrainien. Mon fils dansait à l’école chorégraphique. Il jouait du piano aussi, il avait beaucoup de concerts. Il allait avec son collectif professionnel partout en Ukraine".
Mon ex-mari m’a dit : moi je ne suis pas d’accord, notre fils n’est pas d’accord et toi, toute seule, tu as décidé de partir. C’était une énorme pression. C’était dur.
Natalia, réfugiée ukrainienne à Reims
Anastasia, elle, vient tout juste de quitter son village pour vivre une première expérience d'étudiante, à Kiev, la capitale. "J’étais une jeune fille qui voulait découvrir Kiev, qui a commencé sa vie indépendante, ses études supérieures, qui avait beaucoup de projets, qui voulait voir le monde, raconte Anastasia. Maintenant tout est détruit". La jeune femme est, alors, à l'université de langues en section français anglais. D'ailleurs, elle n'a pas lâché ces études-là. "Je continue en ligne et cet été je vais passer mes examens à Kiev pour obtenir mon diplôme. Je fais deux universités en même temps, en Ukraine et en France à l’Ecole d’Art et de Design".
La voix d'Anastasia alterne entre enthousiasme modéré, inquiétude et profonde tristesse. "Lorsque je me compare avant la guerre et aujourd’hui : je ne peux plus réaliser de projets. Quand mes amis me demandent que vas-tu faire pendant les vacances, je leur réponds : je ne sais pas. Ils me posent beaucoup de questions et je n’ai pas de réponses. Cela ne dépend pas que de moi, pas que de mes décisions".
"En liberté conditionnelle"
Natalia et Anastasia sont en liberté conditionnelle. Face à un destin totalement bouleversé dont elles ne maitrisent pas tous les contours, elles savent que l'exil leur permet, malgré tout, de continuer à avancer. Partir n'a pas été simple. Elles savent, aujourd'hui, que c'était la bonne décision.
Fn février 2022, la Russie a commencé à bombarder villes et campagnes ukrainiennes. "Partout à la radio, dans tous les médias, les journalistes disaient : il faut préparer vos valises", se souvient Natalia. Divorcée, vivant avec son fils et sa mère, Natalia se pose très vite la question de partir. Mais elle se heurte au refus de sa mère qui ne veut pas quitter sa maison et à celui de son fils. "J’avais peur comme tout le peuple. Je travaillais comme professeure de musique à l’école maternelle, mais toutes les écoles étaient fermées. L’armée russe a avancé sur ma ville et nous avons été bloqués pendant deux ou trois semaines. Je suis divorcée, j’habitais avec ma mère et mon fils. J’ai réfléchi beaucoup. Quoi faire ? Rester, partir ? J’ai perdu mon travail et donc je n'avais plus d’argent".
Maman, nous allons où ? Je ne sais pas. Tu n’as pas d’argent qu’est-ce que nous ferons, tu comprends ce que tu fais ? Non mon fils.
Natalia, réfugiée ukrainienne
Et puis, un jour un convoi s'organise pour rejoindre Lviv à l'ouest de l'Ukraine. 40 bus et voitures prennent la route. Natalia et son fils Pavlo montent dans l'un des véhicules. "Mon fils n’était pas d’accord. Il avait sa formation au lycée à distance. Il communiquait par internet avec ses amis. Mon ex-mari m’a dit : moi je ne suis pas d’accord, notre fils n’est pas d’accord et toi, toute seule, tu as décidé de partir. C’était une énorme pression. C’était dur", raconte-t-elle avec difficulté.
Natalia et Pavlo sont hébergés gratuitement à l'hôtel pendant cinq jours. Cinq jours pour décider de partir plus loin encore. "J’ai commencé à téléphoner à des volontaires et un jour j’ai obtenu la proposition de partir en France dans la région de Champagne, explique encore Natalia. La France c’était la meilleure solution. Nous avons quitté Lviv pour rejoindre la frontière pour ensuite prendre un grand bus pour aller en Pologne, puis nous avons pu monter dans le bus N°2 de Benoit Migneaux. Après un jour et demi, nous sommes arrivés à Reims. C'était le 7 avril 2022. Pendant notre voyage, mon fils m’a posé des questions. Maman, nous allons où ? Je ne sais pas. Tu n’as pas d’argent qu’est-ce que nous ferons, tu comprends ce que tu fais ? Non mon fils. Psychologiquement et émotionnellement c’était très difficile…"
Natalia pousse un "ouf" de soulagement comme si elle revivait la scène. Le même que celui d'Anastasia lorsqu'elle se souvient elle aussi de son départ. Fille unique, Anastasia est partie seule de son pays. Elle ne voulait pas, mais elle a écouté sa mère. "Ma mère ne voulait pas quitter le pays, explique la jeune fille. Elle voulait rester en Ukraine et attendre mon père. C’est elle qui m’a proposé de partir en me disant que ce serait mieux pour moi. Je ne voulais pas. J’avais peur."
Elle part en Pologne avec de nombreux autres réfugiés ukrainiens. "C’était très flou, nous ne savions pas ce qui nous attendait après le départ. On ne savait pas dans quelle ville nous allions, qu’est-ce que nous allions y faire. Nous avons eu l’information que nous allions arriver en France, dans des familles d’accueil. C’est tout ce que l’on savait. Je ne savais pas du tout où en France".
Une vie partagée
C'est le collectif rémois, aujourd'hui devenu association, Parrains Ukraine, qui envoie des bus à la frontière polonaise et permet à nombre de familles ukariniennes d'arriver en France. C'est ainsi qu'Anastasia et Natalia et son fils arrivent à Reims. "Ce sont les bus de Benoit Migneaux, rappellent-elles toutes les deux, C'est grâce à lui que nous sommes ici maintenant". Benoit Migneaux et les membres de son association mobilisent aussi des familles d'accueil où Natalia et Anastasia vivront plusieurs mois avant de pouvoir reprendre, un peu, leur vie en mains.
J’ai obtenu deux postes comme professeure de piano et parfois, je n’en reviens pas, explique Natalia. C’est incroyable. Il y a 1 an et 9 mois, je ne parlais pas français.
Natalia, réfugiée ukrainenne à Reims
"Quand je suis arrivée à Reims, je pensais que la guerre allait vite finir, explique Anastasia. J’ai commencé à travailler. J’ai travaillé comme serveuse dans la restauration et grâce à Benoit Migneaux on a eu des cours de français à l’université. L’été a commencé et j’ai travaillé, travaillé et j’ai compris que je ne verrai pas la fin tout de suite. Je ne voulais pas rester à faire ce métier de serveuse car ça n’était pas mon projet de vie. Je m’intéressais, même quand j’étais à Kiev, à l’art, au design. J’ai trouvé l’ESAD et l’association, Parrains Ukraine, m’a beaucoup aidé avec les papiers d’inscription".
Natalia avait, elle, un objectif principal : parler français. Elle fait une première formation, une seconde, puis une troisième et continue encore aujourd'hui à se former à distance. Professeure de piano en Ukraine, elle n'osait imaginer retrouver ce métier qu'elle aime tant. "J’ai obtenu deux postes comme professeure de piano et parfois, je n’en reviens pas, explique Natalia. C’est incroyable. Il y a 1 an et 9 mois, je ne parlais pas français". A l'école de musique Capricioso en juin 2023, puis à l'Ecole nouvelle de musique en janvier de cette année, Natalia retrouve un rythme de vie professionnelle. "Je pensais qu’il fallait que je continue à apprendre le français, à bien le parler, le lire, l’écrire. Mais la vie en France m’a proposé d’autres solutions, d’autres propositions. C’est ma première expérience en France. J’hésite, je ne suis pas sûre. J’ai peur. Mais partout, je vois un grand soutien, dit-elle avec beaucoup d’émotion. C’est très très important. Je suis très reconnaissante".
Natalia a tissé beaucoup de liens d'amitié. Elle est aussi bénévole musicienne dans une compagnie de théâtre à Cormontreuil et fait partie du Choeur Nicolas de Grigny à Reims. "J’ai fait déjà trois spectacles avec ma troupe théâtrale comme accompagnatrice au piano. J’ai eu deux concerts avec mes collègues choristes. Ça me plait. Je n’obtiens pas d’argent ni au théâtre ni à la chorale. Je suis musicienne et c’est très important pour moi. J’adore".
Mes amis de deux pays m’ont dit : Natalia nous t’attendons. Reviens plus vite. Je suis très touchée.
Natalia, réfugiée ukrainienne en France
Anastasia, elle, a redoublé sa première année à l'Esad de Reims. La barrière de la langue, l'intégration lui ont demandé du temps. Aujourd'hui elle se sent prête. "Le prof m’a dit que ce serait mieux de redoubler pour que je m’adapte mieux. C’était un bon choix. J’ai trouvé des amis cette année. Je suis plus ouverte. L’année prochaine ce sera l’art numérique et le graphisme".
Repartir
A leur rythme, elles ont bâti de toutes pièces une nouvelle vie. Natalia a vu avec bonheur son fils retrouver une certaine sérénité. C'était sa crainte. Elle se sentait tellement coupable de l'avoir entrainé contre son gré. En novembre dernier, elle est repartie au pays, retrouvé sa mère, ses amis, sa ville. Un moment hors du temps, important. "Mais je suis revenue car je devais reprendre le travail. Mes amis en Ukraine m’ont posé beaucoup de questions. Est-ce que tu veux rester en France ? J’ai répondu : pendant la guerre je préfère rester en France. Mais après on verra. Ce n’est pas moi qui décide. C’est la France, les autorités. Mes amis de deux pays m’ont dit : Natalia nous t’attendons. Reviens plus vite. Je suis très touchée".
Ma mère est l’image de ces femmes ukrainiennes. Elle sent la solitude, que son amour est loin et qu’il peut mourir à chaque moment. Les femmes ukrainiennes sont super fortes.
Anastasia, réfugiée ukrainienne à Reims
Natalia ne repartira pas en Ukraine avant la fin de la guerre pour une autre raison essentielle : son fils a aujourd'hui 18 ans et est mobilisable. Elle ne veut pas qu'il rejoigne le front. Elle aussi dit avoir le coeur séparé en deux. "Je voudrais rester ici, essayer de rester ici. Parce que j’ai une vie intéressante, ici, à Reims. Je rêve qu’un jour je pourrai aller en Ukraine, revenir en France sans les frontières, librement".
A l'été 2023, lorsqu'Anastasia se rend en Ukraine visiter sa mère, elle voit, "des gens fatigués. Les yeux ne brillent plus. Ils sont fatigués d’entendre les sirènes, des bombardements. Fatigués de cette vie. Ma mère est l’image de ces femmes ukrainiennes qui ont parfois perdu leur mari, leur fils, leur enfant au front. C’est incroyablement compliqué. Chaque femme, dans cette situation, sent la solitude, que son amour est loin et qu’il peut mourir à chaque moment. Les femmes ukrainiennes sont super fortes".
Anastasia, cette jeune femme qui voulait voir le monde, ne se sent pas capable, légitime même, de dire de quoi demain sera fait. Elle profite de chaque instant en Ukraine puis reviendra, elle aussi à Reims poursuivre ses études et sa vie. "Le plus important n'est pas de parler de ma vie ici en France, mais de comment on peut aider l’Ukraine, les gens, les enfants qui meurent dans les bombardements. Chaque jour est plus compliqué que la veille. Il ne faut pas que l’on oublie. Si l’Ukraine tombe, c’est toute l’Europe qui sera impactée. C’est important que l’on parle de ce qui se passe ici".