Mystères, secret d’Etat et omerta, les raisons du silence autour du Polygone, centre d’expérimentation nucléaire

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Damien Girard, dans le rôle de David face au Goliath nucléaire d'État
Le Polygone, un site d'expérimentation nucléaire de CEA situé en plein cœur de la Champagne, dans un lieu désertique. ©France Télévisions / Talweg

Il y a des lieux comme ça. Des lieux marqués par l'histoire. Des lieux où les hommes sont les jouets d'enjeux qui les dépassent. Les gens de Pontfaverger-Moronvilliers, dans la plaine de Champagne, sont de ceux-là. Ils ont d'abord connu les combats de la Grande Guerre, puis les terres laissées pour mortes, minées par les obus. Et comme si ce drame ne suffisait pas, l'État décide d'implanter sur ces lieux désolés le Polygone, centre d'expérimentation du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) sur la mise à feu de la bombe nucléaire.

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Un bien étrange nom, le Polygone. Un nom de figure géométrique qui n'indique en rien le contenu de la boite. Un nom qui laisse planer le mystère sur ses activités. Une première manière peut-être, de la part de l'État, de créer une sorte de chape de plomb autour d'un lieu qui n'a pas besoin de publicité.

Un lieu, presque au milieu de nulle part, au milieu d'un océan de champs, un petit coin de collines dévastées par les combats de la Guerre 14-18. Un lieu où les promeneurs ne sont pas légion. Et où seuls quelques collectionneurs de vestiges de la guerre viennent déterrer des morceaux d'obus, restés figés dans les terres.

Peu d'habitants à des kilomètres à la ronde. Alors, rien de plus facile que de les associer au projet pour mieux les tenir à distance. Privilégiés, les employés y sont bien payés pour des tâches peu contraignantes.

Le Polygone s'installe en 1958. Il appartient au Commissariat à l'énergie atomique. Il est installé au milieu d'un vaste terrain militaire, interdit d'accès. Double prestige, celui de l'armée et celui de la recherche nucléaire qui garantit la sécurité de la France dans la période troublée d'après-guerre.

Il s'y déroule des expériences sur le système de mise à feu des bombes nucléaires, oui, mais lesquelles ? Y a-t-il des sources radioactives sur le site ?  Personne ne sait. Mais l'impression diffuse de participer à un enjeu plus grand que soi gagne les habitants, qui vouent une loyauté sans borne à leur employeur. Et se sentent investis d'un rôle honorable.

Pendant des années, les rares habitants du secteur entendent des explosions sans trop se poser de question. Ils ne mordront pas la main qui nourrit le village, surtout si elle est caressante et laisse croire que l'enjeu est vital pour la nation.

Les ingrédients du secret sont posés.

Mais un jour de 2013, le Polygone ferme ses portes. Il ne propose plus d'emplois, il ne nourrit plus la population locale, salariée ou sous-traitante. La loi du secret n'est alors plus de mise. Les langues peuvent se délier. Un homme, Damien Girard, ouvre les yeux et n'accepte pas que l'État laisse à l'abandon un tel lieu. Il va entrer en combat, tel le pot de terre contre le pot de fer.

Cédric Picaud, qui a travaillé en tant que journaliste pour l'antenne régionale de France 3, a gardé à l'esprit ce lieu étrange et l'ambiance de secret qui s'en dégageait. Il décide d'y retourner, dix ans après sa fermeture, pour mieux comprendre. Et pour rencontrer Damien, actuel maire du village, qui, avec son conseil municipal, a finalement porté plainte contre l'État. Sans chercher à dépolluer, sans le moindre intérêt pour les terres et les hommes qui l'habitent. 

Dans son documentaire "le Polygone, un secret d'État", le réalisateur Cédric Picaud donne la parole aux anciens salariés, aux témoins des explosions, à ces familles qui, sous le sceau du secret, ont probablement été sacrifiées pour un enjeu qui les dépassait. Il lève le voile sur cette période opaque. 

Le documentaire à voir dans son intégralité ici.

  • Comment avez-vous eu l'idée de réaliser ce documentaire ? 

La première fois que j'ai été en contact avec cette histoire, j'étais journaliste à Reims pour France 3 Champagne-Ardenne. J'ai été envoyé pour couvrir une histoire de pollution sur un site classé secret défense. C'était une situation unique, un endroit particulier, avec une protection exceptionnelle en termes de secret. C'était totalement hermétique. 

Cette histoire était restée dans un coin de ma tête. Je me posais beaucoup de questions. Puis, en 2021, j'ai quitté mon poste de journaliste pour devenir documentariste. Et cette histoire m'est revenue. Je voulais faire un traitement autre que journalistique. Je voulais m'intéresser au village, aux contours du centre, à ces histoires périphériques. J'ai choisi de déplacer le centre de gravité sur l'environnement du centre plutôt que sur le centre lui-même. C'est mon tout premier projet.

  • Vous évoquez le secret d'État et les secrets de familles. Comment expliquez-vous cette omerta ?

C'est vrai, c'est un endroit qui est resté secret pendant 50 ans. Il ne fallait pas en parler. Même la presse n'en parlait qu'à de rares occasions, lors de faits-divers. 

Quant aux employés, il y avait des règles très strictes, très encadrées. Ces employés appartenaient à deux "catégories".

D'une part ceux qui travaillaient directement pour le Commissariat à l'énergie atomique. Ils venaient de milieux élitistes. Ils étaient tous assermentés, soudés. Leur loyauté à l'État était absolue. Aucun d'entre eux n'a voulu témoigner pour le documentaire.

D'autre part, il y avait les gens du village, ceux qui ont construit le site, qui ont assuré son entretien puis l'ont nettoyé. Pour obtenir leurs emplois, ils ont fait l'objet d'enquêtes sur eux et sur leurs familles. Ils ont dû signer des clauses de confidentialité. À l'époque, trahir un secret d'État, c'est encore encourir la peine de mort. Eux aussi conservent un forte loyauté, ils sont très attachés au site. Ils bénéficiaient d'une sorte de filage par rapport à leurs familles : les emplois se transmettaient dans le cercle familial, ce qui explique cette grande loyauté.

Tous ces gens qui travaillaient sur le site, même entre eux, savaient qu'il y avait des mots interdits. Ils ne prononçaient jamais "bombe" ou "détonateur", ils parlaient de "gugusse", d'"engin". Jamais le mot "uranium" n'était prononcé. Juste "ura". C'était très tabou. Quant aux étranges petits morceaux verts et jaunes qu'ils nettoyaient après les explosions, ils appelaient ça les "petits cailloux". "Des petits cailloux qui provoquaient des étincelles quand on shootait dedans" se remémorent-ils. 

Je ne m'explique pas trop le mystère de ce silence. Si ce n'est que ce sont deux France qui se sont rencontrées. L'élite du cœur de l'État et cette campagne isolée. Ça a très bien fonctionné pendant 50 ans.

  • Avez-vous plus de détails sur le choix de l'emplacement du site. Pourquoi à Moronvilliers ?

On m'a rapporté des propos tenus par des membres du Commissariat à l'énergie atomique : l'endroit aurait été choisi parce qu'il n'y avait que 8 000 personnes dans les environs. Aussi puisqu'il était bien placé en fonction des vents dominants qui allaient d'est en ouest en direction de cette grande plaine désertique. C'est l'isolement de cette zone qui a déterminé le choix.

  • Vous évoquez les vestiges de la guerre 14-18. Cette présence d'obus, préalable à la construction du centre, a-t-elle joué un rôle ? 

On peut parler d'un "fond culturel" sur les explosifs. C'était une zone de champ de bataille. Ces collines ont été disputées aux Allemands pendant trois ans. Il pouvait y tomber 200 000 obus en trois jours. La terre a été gorgée d'obus et de fragments d'obus et de grenades. 

La population locale a participé à la dépollution du sol. C'était même une sorte de passe-temps. Notamment dans le champ des clochettes. Les gens n'avaient pas peur. Avant l'arrivée du CEA, il y avait sur le site un terrain de déminage, un lieu où on faisait exploser les obus retrouvés. Ce site de déminage a fermé dans les années 2000. Les explosions, les détonations, c'étaient des bruits intégrés par la population. 

Après l'installation du site de recherche, en 1958, les nouvelles détonations n'ont pas étonné la population. Il a pu y avoir confusion entre les différents types d'explosions. 

  • Savez-vous si ces employés étaient suivis médicalement ? 

Les employés du CEA bénéficiaient d'un suivi médical. Ils portaient des protections et ne devaient pas être exposés aux substances plus de deux heures par jour. On leur faisait des frottis et des analyses régulières. Ils avaient tous un dossier médical. Certains les ont demandés plus tard. Ils confirment qu'ils ont été exposés à de l'uranium. 

Mais rappelons que c'était la guerre froide. La santé, la sécurité au travail n'était pas les priorités. Aujourd'hui, à chaque malade, ils y pensent, ils vivent dans le doute, mais tous les témoignages convergent. Ils disent tous : "c'était bien, c'était vraiment bien".

  • Pour finir, quelle a été votre intention en vous lançant dans la réalisation de ce documentaire ? 

Tout ce qui touchait directement au secret défense ne m'intéressait pas. Tout était très cloisonné et personne n'a jamais rien vu du cœur du secret. Chaque sous-traitant avait son secteur et ne passait pas dans les autres. Aucun croisement possible, c'était impossible de comprendre le lieu dans sa globalité. C'était une machinerie du secret très bien conçue. Il leur était impossible de trahir, puisqu'ils ne connaissaient que quelques bribes. 

Alors, je me suis concentré sur le village. Les habitants de Pontfaverger-Moronvilliers avaient besoin d'en parler, de reconstituer leur histoire. Ils voulaient qu'on sache la malédiction de leur histoire. C'est un village qui mérite qu'on s'intéresse à eux. 

"Le polygone, un secret d'État", à voir ici

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