Ce sont des mots bien de chez nous. Ils sont des marqueurs du territoire, au même titre que peut l'être par exemple la "chocolatine", dans le sud-ouest. Mais savez-vous vraiment pourquoi nous employons ces mots et l'importance de ces marqueurs régionaux ? Les explications avec un chercheur universitaire spécialisé.
Les Bordelais mangent leur "chocolatine", emballée dans des "poches". Les Parisiens attrapent leur "grec" pendant leur "heure du midi". Et à Reims (Marne), on peut prendre soin de ne pas "s'empierger" les "doyes" en allant chercher ses biscuits roses. Autant de mots régionaux qui reprennent de plus en plus de place dans les conversations.
Au fait, connaissez-vous l'origine de ces mots si importants pour les territoires dont ils viennent ? Certains ont des racines latines, voire germaniques. Ils remontent à des époques lointaines, pour quelques-uns.
France 3 Champagne-Ardenne a interviewé Mathieu Avazi. Ce chercheur de 42 ans, à l'université de Neuchâtel (Suisse), s'est spécialisé depuis 2004 sur la "dialectologie" et l'étude du français régional. Histoire d'en connaître davantage sur le passé de ces mots régionaux et sur les raisons de ce retour en force.
Des origines hétéroclites
Dans un futur pas si lointain, nous voilà arrivés au 21 juin : belle journée pour un pique-nique. Catastrophe ! L'un des convives a l'idée ingénieuse de se saisir d'une des bouteilles de champagne, et de la boire directement au goulot. Vous êtes dégoûté. On peut alors dire de vous que vous êtes "nareux", ou "néreux". "Il s'agit d'une personne très pointilleuse sur l'hygiène", éclaire Mathieu Avazi. "Ce mot est entré dans l'édition 2020 du dictionnaire Le Robert. Il vient du latin 'naris', qui désigne le nez. 'Nareux' se dit en Lorraine, en Belgique et en Champagne-Ardenne, quand 'nereux' est vraiment juste en Champagne-Ardenne", ajoute-t-il.
Après ce pique-nique décidément chaotique, vous enchaînez sur les visites pour trouver votre futur cocon familial. Pas de chance, il n'y a pas beaucoup de logements très éclairés par la lumière naturelle. Finalement, la pêche est bonne : vous mettez la main sur cet appartement "clarteux", ou "clartif" ! Encore un mot vraiment issu de la Champagne-Ardenne : "Il vient du verbe 'clairer', qui est aussi un régionalisme'. C'est l'idée de mettre du jour, de qualifier une chose qui est lumineuse. Il est d'origine latine, et date du 17e ou du 18e siècle, lorsqu'on parlait les langues régionales et non le français", détaille le chercheur de Neuchâtel.
Un jour plus tard, vous signez le bail. Il faut maintenant franchir la porte de votre appartement. Encore faut-il appuyer sur la poignée. Pardon : sur la "cliche". Pour une fois, il n'y a pas que la Champagne-Ardenne qui est impliquée selon Mathieu Avazi : "Il est surtout employé dans les Ardennes. C'est un mot d'origine germanique, qui est une variante locale d'un autre régionalisme plus étendu : 'clanche'. Mot qui vient lui-même de 'clancher' : l'action de fermer la porte. Pour être précis, on dit 'cliche' dans les Ardennes, quand on dit 'clinche' en Belgique et même 'clanche' chez les Normands."
Remis de vos émotions, il faut pendre la crémaillère. Prenez soin de vos invités : ce serait tellement triste de les voir "s'empierger" les "doyes". Et faites en sorte qu'un intrus ne s'invite pas, après avoir installé de quoi vous "beuquer". "Les doyes sont en fait une prononciation un peu différente du mot 'doigts'. Ici encore, c'est une des nombreuses déclinaisons du latin. Il est utilisé principalement en Champagne-Ardenne, mais il déborde aussi sur les Ardennes belges. 'Beuquer', qui veut dire observer quelqu'un en faisant en sorte de ne pas être vu, vient quant à lui du latin 'batare'. Ce qui signifie être ouvert", complète l'universitaire.
Les marqueurs régionaux sur le devant de la scène
En Champagne-Ardenne comme ailleurs, la tendance à utiliser ces mots régionaux est importante. "Pendant des années, utiliser ces mots était considéré comme une faute. Leurs utilisateurs se voyaient dire qu'ils parlent mal le français. Depuis un moment, il y a un changement, un recul, et les réseaux sociaux y ont contribué. Il y a une remise en avant de ces régionalismes. L'idée, c'est une décomplexification par rapport au français parlé à Paris, qu'il n'y ait pas de hiérarchie entre Paris et la province. Les particularismes de la province sont aussi légitimes que ceux de Paris", décrit le spécialiste du français.
Le chercheur de Neuchâtel pointe aussi une facilité et une façon d'afficher son identité : "Utiliser les régionalismes aujourd'hui, c'est très à la mode. C'est un des derniers remparts pour maintenir et mettre en avant le patrimoine et l'identité. Il y a un refus de la standardisation : on est à l'opposé de la conformisation des années 70. Certains de ces termes sont employés depuis toujours, et permettent d'exprimer des choses en un mot, là où le Français en exige plusieurs. 'Clarteux' plutôt que de dire 'faire entrer du jour', par exemple."
Certaines expressions comme la phrase pour désigner la période de la journée aux alentours de midi, sont bien différentes d'une région à l'autre, voire dans une même région. Dans le Grand Est, si les Alsaciens et les Lorrains déjeunent entre midi, les champardennais eux font leur pause pendant midi. Tandis que la majorité des Français déjeunnent entre midi et deux.
Sans compter que le contexte actuel accélère ce retour en force. "Les gens se sentent encouragés avec les pages Facebook, les porte-clés, les coques de téléphone ou les tee-shirts vendus avec ces mots régionaux, les articles de presse. Il faut penser aussi au rôle des journalistes, des politiques ou des universitaires : la population va être légitimée dans l'emploi de ces mots, puisque ceux qui détiennent la norme les utilisent aussi. Aujourd'hui, le régionalisme se défend autant qu'on défendait autrefois son équipe régionale de foot", justifie Mathieu Avazi.
Des raisons qui ne sont pas près de clore la guerre entre "pain au chocolat" et "chocolatine" pour nos amis du sud-ouest, ou les "nareux" (coucou à nos amis Lorrains) et les "néreux", plus près de nous.