Ouverte depuis 1965, la dernière droguerie indépendante du quartier va fermer ses portes : "c'est sûr qu'il n'y aura pas de repreneur"

La Droguerie de l'Éden, à Reims (Marne), a été ouverte en 1965 par les parents de Florence Sipili. Elle l'a reprise en 1990, et vient d'annoncer qu'elle prendra sa retraite le mardi 31 décembre 2024. C'était la dernière droguerie de la ville, voire du département.

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C'est l'une des plus grandes institutions de Reims (Marne). Renommée auprès des personnes qui vivent dans le quartier Jean Jaurès (et bien plus loin), et pour ces dernières, aussi iconique que la cathédrale Notre-Dame ou les plus illustres maisons de champagne. 

On parle bien sûr de Florence Sipili, toujours tirée à quatre épingles, et de sa Droguerie de l'Éden. Elle a repris le commerce de ses parents en 1990, auquel se superpose la demeure familiale de 200 m². La droguerie qu'ils avaient lancée avait ouvert en 1965, année de la construction de l'immeuble.

Mais voilà qu'une information a semé une certaine désolation dans ce quartier si animé. Cette droguerie, c'est bientôt fini. Et cette fois-ci, contrairement à ce que Cécile Banasik, journaliste de France 3 Champagne-Ardenne, annonçait en 2022, l'année 2024 sera la der des ders (revoir le reportage en vidéo ci-dessous).

Même la presse nationale en a parlé. Mais après l'avoir reportée à plusieurs reprises, Florence Sipili, 64 ans, a finalement décidé de faire valoir ses droits à la retraite. La nouvelle a été connue fortuitement le vendredi 04 septembre, en marge de l'achat d'un délicat objet vu en vitrine et d'un bidon d'eau déminéralisée : voilà qu'un reportage s'est improvisé.

Toujours rempli de monde

"Il y en a plein qui me disent qu'ils ne savent pas comment ils vont faire sans moi", explique Florence Sipili. Un seul être vous manque (même si c'est un chien) et tout est dépeuplé, comme on dit. Il aura fallu attendre qu'une dizaine de clientes et de clients fasse leurs emplettes avant de pouvoir échanger plus de cinq mots. En effet, ce commerce de proximité ne désemplit pas. Jamais. Et encore, on ne compte pas les coups de téléphone... "Attendez, je suis sur la commande de monsieur Robinet. - Le maire ?! - Non, un autre." 

Un autre monsieur avec une béquille demande une chaise le temps d'attendre et de passer commande. C'est un habitué. Et grande marque de confiance, il donne carrément son adresse pour que la gérante vienne le livrer en fin de journée, vu qu'il lui est difficile de se déplacer. "La porte sera ouverte, ne vous en faites pas." Bien sûr, France 3 n'indiquera pas la rue. 

Là voilà à nouveau disponible, profitons-en. "On est un vrai commerce de proximité. On donne beaucoup de conseils. Et la qualité des produits est au rendez-vous : c'est pour ça que les gens viennent." En plus, le choix est large. Il est difficile de ressortir du magasin sans avoir acheté quelque chose, tant il y en a dans tous les coins.

Si le passage à la droguerie peut sembler assez daté, il n'en est rien, même s'il y a moins de jeunes. "Les parents d'un étudiant qui s'installe, cet étudiant lui-même, un nouveau couple de 30 ou 40 ans avec des enfants, ça arrive." Et la clientèle est très fidèle. "Parfois, j'ai des clients qui deviennent des amis. C'est déjà arrivé."

Elle sait tout, elle fait tout

Parfois, la clientèle vient de Châlons ou Épernay, ou encore Aÿ. "Là-bas, il n'y a plus de droguerie. Ceux que je connaissais là-bas ne sont plus là. Ils n'avaient pas de famille pour reprendre, et en général, ils ont construit un appartement dans le local de leur ancien magasin."

On vient même des Ardennes. "Ces clients d'Épernay sont venus pour un nouveau paillasson."  Il arrive même qu'on l'appelle par son prénom au lieu de madame... comme cette fidèle consommatrice qui vient d'entrer et menace déjà d'interrompre l'interview qui avait enfin repris. Ouf, finalement non : c'est la sœur de Florence, Joëlle, venue de Toulon (Var), qui s'en occupe.

On en profite pour apprendre une belle anecdote. "On m'a déjà demandé de l'huile de coude. Vous savez ce que c'est ?" Oui, quand même, heureusement : ce serait dommage de faire passer les journalistes pour des andouilles. "J'ai un garagiste qui habite sur le boulevard Jamin. Quand il a des stagiaires ou apprentis qui, le premier jour, ne se remuent pas assez, il les envoie à la droguerie pour aller chercher un bidon d'huile de coude." Et c'est donc à elle de faire l'explication, toujours avec bonne humeur.

Quand il a des stagiaires ou apprentis qui ne se remuent pas assez, il les envoie à la droguerie pour aller chercher un bidon d'huile de coude.

Florence Sipili, gérante de droguerie et complice d'un garagiste facétieux

Florence Sipili est d'ailleurs une véritable encyclopédie. "Des laques aux anti-mites, je connais beaucoup de choses." Y compris les prix des produits les plus vendus, et par cœur, s'il vous plaît (elle vend son bidon d'eau déminéralisée, 2,90 euros, sans même scanner de code-barres ou vérifier l'étiquette).

Sans oublier les services de livraison qu'elle peut rendre à l'occasion. En 2025, les gens du quartier n'auront plus accès à tout ça, et devront aller faire les emplettes bien plus loin, en périphérie. Tout est bien moins cher chez Action, par exemple, mais les marques ne seront "pas les mêmes", leur qualité non plus, et le service sera bien moindre. 

Une affaire de famille 

Pendant ce temps, sa sœur Joëlle, qui passe la visiter de temps en temps, lui donne un solide coup de main avec la vitrine. Elle est très pointilleuse. Tout est épousseté et nettoyé soigneusement, avant de regagner sa place : il faut une journée entière pour tout faire. "Vous ne pouvez pas attendre demain pour photographier pour votre article ?" 

On l'a dit, les parents de Florence Sipili ont fondé et géré la droguerie depuis son ouverture. "Mais quand ils partaient en vacances, c'était moi qui tenais la boutique. J'ai toujours aimé le commerce", raconte celle qui fut aussi secrétaire d'accueil et standardiste chez Havas Voyages (pendant huit ans) ou au garage Renault du pont de Vesle. 

Elle a connu tant de générations de clientes et de clients qu'elle voit parfois leurs enfants se mettre à lui acheter des produits à leur tour. "J'en ai vu pas mal grandir." C'est ça quand on est "la plus ancienne commerçante du quartier" encore en activité... pour le moment.

Allez viens, c'est bientôt la fin...

Quoi qu'il en soit, sa sœur Joëlle aura décoré la dernière vitrine de l'histoire de la Droguerie de l'Éden. Car il n'y aura personne pour reprendre passé le mardi 31 décembre 2024. 

"C'est sûr qu'il n'y aura pas de repreneur", explique Florence Sipili. "Je ne sais pas qui rachètera, ça peut rester un local commercial, mais ils peuvent aussi construire des appartements." 

Elle n'a pas trop de mal à tourner la page. "Je sais que ce n'est pas possible de trouver un repreneur, ou alors je dois continuer. Et continuer, ça risque de durer encore des années. Ce n'est pas possible de reprendre un magasin comme ça : il faut racheter le fonds de commerce, les murs, l'étage qui fait 200 m²..." 

La future ex-commerçante compte bien profiter de cette future vente. "Je vais aller habiter à Tinqueux, où mon frère et ma sœur vivent déjà. Ensuite, je vais voyager." En attendant, elle ne renouvelle plus ses stocks de gros objets ou de toile cirée, mais assure encore quelques commandes de produits ménagers, toujours très demandés. Le jour de l'interview coïncidait justement avec le passage d'un représentant. 

L'institution centrale du quartier

Une droguerie n'est évidemment pas l'endroit où l'on achète de la drogue. Comme pour sa contrepartie anglophone drugstore, cela vient d'un terme néerlandais renvoyant aux herbes médicinales séchées. Les drogueries vendaient des préparations tirées de végétaux, mais aussi des choses pour le ménage. Outre-Atlantique, elles vendent parfois des médicaments. On y trouve aussi pas mal de quincaillerie, et beaucoup d'ustensiles. Sans oublier, ici, "les pantoufles des Ardennes qui se vendent très bien". 

Son nom, Éden, renvoie à l'ancien cinéma voisin, devenu une boîte de nuit et désormais démoli en vue d'y construire un immeuble d'habitation. "Ils l'ont démoli il y a un an. Mais il y a eu le bar-karaoké, encore avant la boîte de nuit de l'Échiquier où l'on a passé notre jeunesse, et le théâtre À l'affiche... Et encore avant, le fameux cinéma qui a fermé dans les années 70." La mémoire vivante du quartier (voir sur la carte ci-dessous).

Il faut dire qu'elle est aussi "un peu une encyclopédie du quartier". Elle a quasiment vécu toute sa vie dans cet immeuble. "Je suis allée à l'école Carteret", qui se trouve juste derrière, "et j'ai toujours des amies d'écoles qui reviennent me voir, me demandent des renseignements sur untel". Annuaire et trombinoscope aussi, donc. 

Mais pas seulement. Elle a aussi une casquette de postière, puisqu'elle reçoit de nombreux colis. Et même pour ça, elle a une énième anecdote. "J'ai été une des premières à assurer le relais des colis. C'était il y a 30 ans. Aujourd'hui, il y en a partout, mais à l'époque, on devait être trois dans Reims : ça commençait. Cela nous amène des clients."

Eu égard à son ancienneté, elle est rémunérée "30 centimes par colis pour les plus gros. Mais ce n'est pas ça qui nous ramène beaucoup d'argent." Elle pense plutôt aux bénéfices dus aux gens venant juste pour leur colis, et achetant une bricole au passage alors qu'ils ne seraient même pas entrés à la base. "Il y a une année, en décembre, j'ai donné 3 000 colis à moi toute seule." Heureusement qu'on n'a pas fait ce reportage avant Noël, alors. Il faut dire que sur la dizaine de personnes qui est entrée, la moitié venait chercher un colis.

Fermée pendant le covid... sans savoir qu'elle pouvait rester ouverte

Interrogée sur son temps libre (assez peu au demeurant), Florence Sipili a presque failli oublier toutes les heures non-travaillées que la crise du coronavirus a fait pleuvoir sur elle. "Pendant le covid, la première fois, j'ai été obligée de fermer pendant sept semaines. Le covid était un peu la terreur de tout le monde, on faisait attention."

"Au bout de ces sept semaines, j'ai rouvert, comme tout le monde. Les assurances ont pris en compte ma perte d'exploitation. Mais en fait... J'aurais pu rester ouvert. Quand tout a refermé quelques mois après, mon comptable, qui n'était pas trop au courant pour la première fois, m'a informé que j'aurais pu rester ouvert. Donc cette fois, je n'ai pas fermé."

Ainsi, le premier confinement, "c'était vraiment sept semaines de vacances. En plus, il faisait beau... J'ai eu de quoi m'occuper : j'avais tout ce qu'il me fallait pour refaire ma maison, à l'étage. J'ai pu faire la peinture..." 

Vacances et voyages, enfin

"Je prends donc ma retraite avec trois ans de retard. J'ai prolongé... J'y pensais quand j'ai eu 62 ans, mais j'ai reculé d'un an, deux ans... Mais je m'étais dit que je n'irais pas au-delà de trois ans. Il faut quand même que je profite un peu, j'ai des enfants, des petits-enfants... Et ma plus jeune sœur, plus jeune que moi, prend aussi sa retraite cette année."

Il faut quand même que je profite un peu, j'ai des enfants, des petits-enfants...

Florence Sipili, commerçante dévouée et peu pressée de prendre sa retraite

Des vacances au programme ? "Je suis très rarement partie. Je crois que le maximum, c'était une semaine pour le mariage de ma nièce." Et aussi, à l'occasion, pour aller voir l'un de ses enfants qui s'est établi à La Réunion. Maintenant, elle va pouvoir s'y rendre plus souvent. "Mes mois de mai et d'octobre sont déjà réservés là-haut." 

"Grande passionnée de tarot, elle aura du temps à consacrer à son loisir préféré. Ce n'est pas la peine de me demander d'aller à un mariage les week-ends de Pâques. Je suis au championnat de tarot." Elle a déjà remporté des tournois, notamment celui du casino d'Amnéville (Moselle) et son gros lot. 

La sexagénaire reste évidemment très proche de sa famille. Voilà justement l'une de ses sœurs, celle qui vit à Isles-sur-Suippes (Marne), qui rentre dans le magasin et s'entretient avec Joëlle, l'autre sœur du Midi. Il ne manquerait plus que la fratrie qui vit à Tinqueux passe aussi par là. Il est temps de les laisser échanger en famille... en attendant une nouvelle ruée de la clientèle.

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