Témoignage. Son magasin caché cinq ans par un échafaudage : "je ne souhaite ça à personne"

Publié le Écrit par Vincent Ballester
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Le lundi 27 mars, à Reims, Abdelilah Dinar a été soulagé de constater que les échafaudages voilant l'entrée et les vitrines de sa supérette avaient disparu. Ils avaient été installés en 2018, après l'incendie de la toiture de l'immeuble. Sa devanture n'était plus visible; la clientèle s'en ressentait.

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Une façade Art nouveau. Des portes glissantes automatiques révélant l'intérieur d'un magasin lumineux. Une vitrine étincelante. Au rez-de-chaussée d'un immeuble de trois étages (sans compter les combles).
Depuis le lundi 27 mars 2023, le public peut voir tous ces éléments au coin des rues du Barbâtre (à son début) et de Contrai, à Reims (Marne). Auparavant, et depuis le mois de mars 2018, il n'y avait là qu'un assemblage d'échafaudages sur lequel poser les yeux. Il en reste encore un bout jusqu'au mois d'avril, mais celui-ci gêne beaucoup moins.
Difficile de faire son beurre quand sa devanture est ainsi masquée. Pour Abdelilah Dinar, le gérant de 52 ans ("encore loin de la retraite", s'amuse-t-il), c'est le soulagement qui prime enfin. Il a l'air heureux; on ne dirait pas qu'il a eu du mal à trouver le sommeil cinq années durant.
Sur place, dans ce Sitis Market, le voilà en train de discuter avec une cliente achetant un petit quelque chose. Rien à ranger, les rayonnages sont impeccables. France 3 Champagne-Ardenne a profité du fait que son échoppe soit maintenant plus facilement observable et accessible pour aller le rencontrer (voir la transformation avant-après via l'outil interactif ci-dessous).

"Heureusement que pendant cinq ans, j'ai toujours été ouvert." Du lundi au dimanche, de 08h00 à 23h00. Des horaires difficilement égalables ailleurs dans la Cité des sacres. Alimentation générale, fruits et légumes frais, produits d'entretien et tout ce qu'il faut pour les bébés, on trouve à peu près tout ici.

Un impact, oui, mais difficile à mesurer

"C'était dur. D'ici un ou deux mois, on va voir la différence sans les échafaudages. On verra l'impact sur le chiffre [d'affaires; ndlr]. Le magasin était vraiment caché." 
"Plein de gens, plein de touristes n'avaient pas envie de s'arrêter. Ils n'avaient pas envie de rentrer : c'était moche, pas présentable. Moi le premier, quand je vois une chose pareille quelque part, je n'ai pas envie."
Le dossier, qui a pris cinq ans, devait être réglé par le propriétaire de l'immeuble. Tout a commencé le 24 mars 2018, lorsqu'un incendie a détruit la toiture. "Les pompiers sont restés de 17h00 à 06h00 pour éteindre le feu, sauver l'immeuble. On avait une cheminée mal positionnée qui a failli tomber." Si le magasin était (à peu près) intact, deux mois de fermeture ont néanmoins suivi : prise d'un arrêté de péril, installation de l'échafaudage, mise en place d'un parapluie pour protéger les éléments se retrouvant à ciel ouvert...

"Ça a été le début de la galère." Il a fallu régler le prix des marchandises perdues (péremption du sec, pourrissement du frais présent sur les étals et dans les réfrigérateurs-congélateurs privés d'électricité). "Tout a fini à la poubelle. J'avais une assurance, mais malheureusement, il faut toujours lire entre les lignes. Et je n'avais pas un assez bon contrat pour les garanties en termes de perte d'exploitation."
Il n'a pas subi de dégâts outre-mesure, si ce n'est "quelques fuites d'eau" lorsque les pompiers ont fait usage de leurs lances à incendie sur la toiture. Après avoir nettoyé et regarni les rayons, l'arrivée de la Coupe du monde de football de 2018 lui a permis de sortir la tête de l'eau. "Heureusement que la France gagnait des matches. Les jeunes venaient le soir, ils faisaient la fête." Mais pas de quoi suffire à garantir assez de rentrées d'argent. 

Le propriétaire n'a pas tenu 

Abdelilah Dinar dit s'être "battu", avoir "résisté". Et si ce "combat" a duré cinq années, c'est parce qu'il y avait "un flou total sur un grand chantier. Les assurances avaient proposé une certaine somme", qui n'allait pas au propriétaire. Après trois ans de bataille où les choses n'avançaient pas, l'état de santé dudit propriétaire s'est dégradé ("il était hospitalisé, tout a été bloqué un an de plus"). Ce dernier est mort en 2022, et c'est son fils qui a repris la succession... et le bourbier constitué par les sempiternels échafaudages.
"C'était un cadeau empoisonné, qu'il m'a dit. Il devait se battre avec l'État, les assurances, ouvriers, les entreprises." Mais le dossier a alors pu enfin avancer avec ce passage de main. "Il a tout remis en marche. Les entreprises étaient parties sur d'autres chantiers, il a fallu refaire de nouveaux devis, coordonner à nouveau tout le monde avec l'architecte." Tout ça pour un "très grand chantier", il insiste. 

Réussir à trouver le sommeil

Depuis le jour de l'incendie, jusqu'à celui de l'enlèvement des échafaudages, le gérant pointe "un stress total". Il ne savait pas "à quelle sauce" il allait se "faire manger : les travaux vont-ils démarrer un jour ? Quand vont-ils se finir ? À quelles surprises il fallait encore s'attendre ? On était en plein doute."
Il confie aussi avoir craint pour la stabilité des échafaudages lors des nombreux épisodes de tempête, et que tout l'assemblage finisse par s'effondrer. "Ça aurait été encore pire. J'avais vraiment peur pour mon magasin. Mais ça va, l'échafaudage était bien installé."
Abdelilah Dinar a longtemps craint pour commerce, son "seul moyen de vivre. J'ai une famille, des crédits sur le dos. Sans travail, comment j'aurais pu tenir tout ça ? Je ne souhaite ça à personne, franchement. Ce n'était pas facile." 
Pendant les deux mois de fermeture qui ont suivi l'incendie, il confie pudiquement avoir craint "de partir." Des jours synonymes de froid, de peur, et d'angoisse. "J'avais ma famille et mon crédit à assumer, toutes les factures à régler et l'Urssaf qui tournait toujours. Je n'avais plus de trésorerie et rien ne rentrait, mais les charges restaient en attente." 

Le soutien d'un quartier

Mais toute histoire, aussi sombre soit-elle, a sa part de rayons de soleil. Et le gérant a pu bénéficier de la chaleur du quartier Barbâtre, et des personnes qui y habitent. Friandes de ce commerce de proximité, situé en face d'une pizzéria, d'un bar, et d'une pâtisserie (voir la carte ci-dessous).

L'un de ces rayons fait d'ailleurs son entrée dans la supérette, juste après qu'on entende le "ding" des portes automatiques. Cette dame est venue chercher sa baguette, qui l'attend dans un bac situé juste à côté de la caisse. 
"Pendant cinq ans, cette dame a toujours été avec nous. Elle a été solidaire." Laquelle confirme. "Moi, je savais que c'était ouvert malgré les échafaudages. Parce que je suis habituée. Mais plein d'autres gens qui passaient devant ne devaient pas le voir... C'est vrai que c'est un sacré manque à gagner pour monsieur. J'espère que vous serez dédommagé." Il acquiesce. "C'est pas fini. J'ai vu l'avocat." 
Et le voilà qui se fait sermonner par sa cliente. "Il travaille tous les jours. Je lui ai déjà dit que je n'étais pas contente après lui, car il ne se repose jamais. Je lui remonte les bretelles de temps en temps : ce n'est pas raisonnable. Il faut penser un peu à vous, monsieur." Il évoque avec un sourire coupable les études de ses enfants et son crédit. "Il n'y a pas le choix, madame." Et elle de répondre, touchée, qu'elle "sait bien". La voilà qui sort avec son pain.

Malgré les galères, mes clients étaient là.

Abdelilah Dinar, gérant de la supérette Sitis Market du quartier Barbâtre

"Mes clients, je veux les remercier", témoigne le gérant. "Malgré les galères, ils étaient là. Et moi, j'ai fait le maximum de mon côté. Toujours ouvert, malgré les difficultés. J'ai tout fait pour que tout le monde soit content. C'est le cas quand on peut être dépanné par ce magasin le dimanche, les jours fériés. Ce n'est pas des horaires faciles, mais j'aime bien mon métier, le contact, les gens. Et mes clients ont joué le jeu. J'espère qu'on va avoir plus de monde." 
Il souligne aussi l'impact positif qu'il a pour son quartier. "C'est plus vivant, c'est plus joli maintenant. J'ai des gens qui passent et qui, maintenant, prennent des photos de la façade. Car pendant cinq ans, on ne savait pas ce qu'il y avait derrière. Et le résultat est magnifique." Sans compter les gens de passage qui rentrent en demandant si c'est un nouveau magasin, alors qu'ils sont passés devant pendant tant de temps sans soupçonner son existence... Pourtant, "moi, je suis là depuis 22 ans. Et le magasin existe depuis 60 ans."
Une anecdote au passage, celle du touriste belge. "Il rentre un jour et me dit bonjour, qu'il a vu l'échafaudage, et qu'il se demande si on manque de main-d'oeuvre en France. Je n'ai pas capté. Et là, il me dit que ça fait trois ans qu'il passe dans cette rue, qu'il vient souvent, et qu'il y a toujours cet échafaudage... J'ai dû lui expliquer la situation, que ce n'était pas à cause du chômage ou d'une grève. Il était surpris. Et peut-être qu'un jour, il va repasser, et qu'il ne le verra enfin plus, cet échafaudage."

Le dossier n'est pas enterré  

Des espoirs demeurent, le recours à un conseil juridique a été évoqué pendant la conversation avec la cliente. "J'ai pris un avocat pour qu'il me défende par rapport à tout ce que j'ai perdu." Les assurances n'ont pas beaucoup aidé. "Il y a la mienne, il y a celle du propriétaire, il y a celle de la dame qui vivait au troisième..." Il avait du mal à s'y retrouver.
"On m'a dit que j'étais victime, dans cette histoire. Deux mois de fermeture, les pertes, l'échafaudage pendant cinq ans..." Tout ça doit être pris en compte. Le montage du dossier prend du temps (là aussi). "J'ai souvent des contacts avec l'avocat. Il m'a dit qu'il faudrait attendre encore un an, un an-et-demi, pour avoir une décision de justice. On a réuni toute la paperasse. Et on attend." 
"J'ai perdu beaucoup. Impossible de dormir. J'ai été touché dans ma santé. J'ai failli perdre ma vie." Et tout ceci exige réparation. Une bataille a donc été gagnée. Mais il en reste une autre à remporter. 

Mise en lumière

Pas d'enseigne. Pas de visibilité. Pas d'endroit où se garer. Des "embêtements" (le gérant est très  poli) cinq années durant. Mais ça, c'était avant. La clientèle va pouvoir revenir. Des mesures ont été prises pour installer, "d'ici un mois", une grande enseigne lumineuse. Un investissement pris en charge par Sitis, le groupe dont dépend cette supérette. 
Les stores aussi vont être changés, "car ils ont été abîmés lors de l'incendie : ils étaient ouverts. Tout est tombé dessus, ils ont été déchirés. Je suis obligé de tout changer." Mais là, c'est pour sa pomme. "Ça fait des frais en plus. La facture pour les stores, c'est presque 8.000 euros. Quand j'ai fait la demande aux assurances, ils ont dit 1.800 euros. Soit disant que les stores étaient déjà vieux. Mais il faut réparer quand même... J'ai quand même accepté, j'ai besoin de cet argent..."  
Les lendemains seront plus tranquilles. Et désormais, même si Abdelilah Dinar pensera toujours à sa journée de travail du lendemain au moment de se coucher, sa conscience sera "tranquille". Il était temps. 

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