C'est une audience inédite, voire historique, qui se déroulera devant le tribunal administratif de Paris. Le 24 octobre prochain, ce dernier examinera la requête portant sur la responsabilité de l'État français dans le génocide des Tutsi du Rwanda. Le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda, fondé par les Rémois Dafroza et Alain Gauthier, a déposé, avec d'autres associations et rescapés, cette requête.
Ils se battent depuis plus de 20 ans pour faire juger les présumés génocidaires Rwandais habitant en France. Dafroza et Alain Gauthier sont aux Assises de Paris depuis le 1er octobre. Ils assistent aux procès d'Eugene Rwamucyo, médecin rwandais, soupçonné notamment de génocide et de crimes contre l’humanité.
Au milieu de ces combats, Philippe Raphaël, magistrat administratif, les contacte pour déposer une requête contre l'État français au tribunal administratif. Les époux Gauthier n'ont pas l'habitude de ce genre de démarche et entament une longue réflexion. "C'est une réflexion qui s'est accélérée après le rapport Duclert (paru en mars 2021), explique Dafroza Gauthier en charge de ce dossier au sein du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR). Ce rapport a sonné la fin du négationnisme de l'Etat Français dans lequel on baignait depuis 1994. Il marque la faillite de l'Etat, de l'armée. Tout cela n'est pas anodin dans un rapport demandé par un président de la République, Emmanuel Macron".
Trois associations : le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda, Rwanda Avenir, l'association GAERG associées à plus d'une vingtaine de rescapés, se laissent convaincre de l'utilité de cette procédure.
"Nous avons aujourd'hui des procédures pénales qui n'aboutissent pas, sur lesquelles nous sommes en difficulté, voire qui se sont soldées par un non-lieu", reprend Dafroza Gauthier. Tous ces dossiers incriminent l'Etat français. La plainte des rescapés de Bisesero, dans l'ouest du Rwanda, qui accusent l'armée française de les avoir abandonnés, s'est soldée par un non-lieu. "Mais il y a aussi la plainte des femmes violées qui accusent les soldats français, celle concernant les ventes d'armes, les agissements de mercenaires, la plainte contre la BNP ou encore contre Paul Barril, précise encore la cofondatrice du CPCR. Face à ces difficultés, il fallait tenter quelque chose".
L'Etat français pouvait éviter ce génocide : non seulement il n'en a rien fait, mais son soutien politique, diplomatique, militaire aux extrémistes hutus a été continu.
Philippe Raphaël, rédacteur de la requête
24 octobre 2024 : une audience historique
Au Rwanda, Alain et Dafroza Gauthier, ont rencontré de nombreux rescapés qui témoignent de l'inaction de l'armée française à leur venir en aide. C'est d'ailleurs Dafroza Gauthier qui, en mars 2023, recueille et traduit tous ces témoignages. Ceux, des habitants de Bisesero, des employés Tutsi de l'ambassade et du centre culturel français, abandonnés par leur employeur, mais aussi des femmes violées. "Il y a six infractions recensées, précise-t-elle, avec aussi le contrôle des cartes d'identité par les soldats français aux barrières érigées pendant le massacre. Lors de l'opération Turquoise menée par l'armée française, un camp a accueilli victimes et bourreaux et les tueries ont continué".
"Le Rwanda appartient à l'histoire de France à beaucoup d'égards", explique, de son côté, Philippe Raphaël, mandataire des requérants et rédacteur de la requête.
Ce contentieux contre l'État français est engagé en 2023. Pour qu'il soit instruit, il fallait absolument que la requête soit déposée par des associations et par des rescapés rwandais. "Une fois que j'ai réussi à convaincre les époux Gauthier, cheville ouvrière des contentieux en matière de justice pénale, précise encore Philippe Raphaël, et des rescapés, j'ai déposé en 2023 la requête avec trois mémoires. L'instruction a été clôturée en mai juin 2024 et l'audience est prévue le 24 octobre prochain. La justice administrative est beaucoup plus rapide".
Cette audience inédite est décrite comme "historique" par Philippe Raphaël. Elle examinera la "responsabilité de l'État français dans le génocide Tutsi, et son action de 1990 à 1994.
Il s'agit de faire reconnaître le caractère gravement fautif et systémique d'une série d'actes manifestement illégaux, explique encore le rédacteur de la requête. De faire reconnaître que par son imbrication dans les instances décisionnelles de l'État rwandais, l'Etat français ne pouvait méconnaître ni le projet génocidaire, ni le coup d'État effectué pour l'accomplir, ni l'attentat constitutif de ce coup d'État. Il pouvait éviter ce génocide : non seulement il n'en a rien fait, mais son soutien politique, diplomatique, militaire aux extrémistes hutus a été continu avant, pendant et après le génocide qu'ils ont commis".
Nous aurions dû saisir deux juridictions dans ces dossiers. La Cour Internationale de Justice ou la Cour Pénale Internationale. Mais cette voie-là n'a plus été possible, à partir du moment où il y a eu réconciliation diplomatique en 2021.
Dafroza Gauthier, rémoise, co-fondatrice du CPCR
Le Collectif des Parties Civiles de Reims, l'association Rwanda Avenir, GAERG et les rescapés, dans trois mémoires adressés au tribunal judiciaire, veulent que le droit soit respecté au sujet des interventions militaires françaises. Ces mémoires visent, "l'opération Noroît (octobre 1990 - décembre 1993), en détournement d'un traité d'assistance de 1975, devenue une cobelligérance de fait au motif fallacieux d'une agression étrangère. L'opération Amaryllis (avril 1994), constitutive de non-assistance à personne en danger. L'opération Turquoise (juin - août 1994), déclenchée pour soutenir un gouvernement génocidaire sous couvert du détournement d'un mandat humanitaire de l'ONU".
"L'un des mémoires pointe les six infractions, explique Dafroza Gauthier. Le deuxième, le rôle des "commis" de l'Etat français à l'époque, chef d'état-major des armées ou encore secrétaire de l'Elysée. Le 3e mémoire, déposé il y a peu de temps concerne le meurtre des gendarmes français Maïer et Didot. Leurs familles se sont jointes à nous dans cette plainte."
Contre l'immunité juridictionnelle des actes de gouvernement
"Ce qui a prévalu, c'est une volonté de ne pas faire et de laisser faire, dit encore Philippe Raphaël, concernant l'armée française sur place et les décisions de l'État français durant toute cette période. Seul le juge administratif est compétent pour reconnaître les responsabilités de l'État français au Rwanda. Ce sont des fautes continuent, systématiques. C'est une pathologie grave en termes de dysfonctionnement".
Ce sera une longue quête pour établir la complicité juridique passive : nous étions informés mais nous n'avons rien fait. Mais aussi active, prouver une aide active directe et indirecte de l'Etat français au gouvernement génocidaire rwandais.
Dafroza Gauthier, rémoise, co-fondatrice du CPCR
L'enjeu de ce contentieux, selon Philippe Raphaël, repose sur les actes de gouvernement. "Tant que nous n'aurons pas réussi à les faire reformuler, l'État français aura tous les pouvoirs". Les actes de gouvernements bénéficient d'une totale immunité juridictionnelle, souvent pour des raisons de diplomatie, de sûreté intérieure ou extérieure ou encore de faits de guerre. Entre 1990 et 1994, les actes de gouvernement émis par l'État français concernant le Rwanda sont nombreux. "Il s'agit maintenant, que le tribunal administratif reconnaisse l'illégalité de ces derniers qui ont, de fait, abouti à de multiples fautes aux conséquences énormes pour les rescapés, explique encore Philippe Raphaël. Nous sommes dans un déni qui consiste à dire que la France n'a pas aidé les génocidaires Rwandais et que tout le reste est faux. Et cela dure depuis 30 ans".
"Nous aurions dû saisir deux juridictions dans ces dossiers, reprend Dafroza Gauthier. La Cour Internationale de Justice ou la Cour Pénale Internationale. Mais cette voie-là n'a plus été possible, à partir du moment où il y a eu réconciliation diplomatique en 2021. Donc, c'est à nous citoyen de faire le boulot en saisissant le Tribunal Administratif. "
Jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme
À Bisesero, les rescapés ne cessent de témoigner de cette non-assistance à personne en danger. L'opération turquoise de l'armée française avait un mandat humanitaire. "Elle était obligée de venir en aide aux Tutsis, obligée de désarmer les génocidaires", dit encore Philippe Raphaël. Finalement, la population de ses collines de Bisesero verra passer les militaires français. Prendra le risque de sortir des cachettes pour venir les interpeller et leur demander de l'aide. En vain. Beaucoup se feront assassiner quelques heures plus tard. 50 000 Tutsis périront sur ces collines de l'ouest rwandais.
"L'histoire continuera jusqu'à ce que le droit soit reconnu, précise encore le rédacteur de la requête. Concernant l'audience au tribunal administratif, tout est écrit. Il n'y aura pas la place aux débats et aux effets de manches. Le juge devra prendre une position sur les actes de gouvernement. Dira-t-il le droit ou l'aménagera-t-il ? Je nourris des espoirs".
"Nous cherchons à décrocher la complicité de l'Etat français pour fautes lourdes et fautes de service, explique encore Dafroza Gauthier. Ce sera une longue quête pour établir la complicité juridique passive : nous étions informés mais nous n'avons rien fait. Mais aussi active, prouver une aide active directe et indirecte de l'Etat français au gouvernement génocidaire rwandais.
Si la décision du tribunal administratif n'est pas à la hauteur, le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda et les autres requérants pourront faire en appel, puis aller devant le conseil d'État ou encore la Cour européenne des droits de l'homme.
Pour tous, il est temps, 30 ans après le génocide des Tutsis du Rwanda, que l'État français soit face à ses responsabilités.