Le 24 mai 2024, Frédéric Soulier, originaire de Metz, sera au tribunal judiciaire de Reims. C’est l’un des deux cordistes rescapés de l’accident dans un silo de Cristal Union à Bazancourt (Marne), le 13 mars 2012. Ce jour-là, deux de ses collègues sont morts. Devant le pôle social, pour enfin tourner la page, Frédéric espère que la faute inexcusable des trois sociétés concernées sera retenue.
Il est de toutes les audiences. À Reims récemment, au pôle social du tribunal judiciaire, pour soutenir Fanny Maquin, la compagne de Vincent, son collègue décédé en 2012. En 2019, puis en 2021 pour les procès au pénal des trois sociétés incriminées. Sa manière, à lui, d'être solidaire et de tenter de se réparer.
Le 24 mai 2024, Frédéric Soulier, rescapé, en 2012, de l'accident du silo de Cristal Union, sera aussi devant les juges du pôle social du tribunal judiciaire de Reims. Un jugement pour faute inexcusable est attendu et sera mis en délibéré ce jour-là. Si la justice donne raison à Frédéric, ce sont ses indemnisations qui seront aussi fixées au titre du préjudice moral et physique. Cette dernière étape judiciaire peut être encore longue avec des appels de part et d'autre en fonction du jugement rendu. Frédéric l'aborde avec "l'appréhension de savoir ce qu'ils vont dire. J'aimerais qu'ils acceptent leurs fautes. Je voudrais que cela se finisse, qu'ils acceptent leurs torts et puis voilà". Des mots, jamais prononcés par les responsables des sociétés concernées, ni par leurs avocats qui se renvoient la balle des responsabilités depuis 12 ans.
Ne pas pouvoir les sauver
Ce 13 mars 2012, Frédéric Soulier, Arthur Bertelli, Vincent Dequin, intérimaires, accompagnés d'un cordiste salarié de l'entreprise se retrouvent donc sur le site de Cristal Union à Bazancourt. Leur mission : entrer dans un silo pour le dégager de sa couche de sucre cristallisée au fond et sur les parois. "Je ne les connaissais pas particulièrement, se souvient Frédéric Soulier. On s'était appelés la veille pour savoir ce que l'on avait comme chantier. Arthur démarrait dans le métier, je lui ai dit… ça va aller. C'était une de ses premières missions. Il venait d'avoir sa formation. On a échangé pour savoir d'où l'on venait. Le métier de cordistes, vous savez, c'est un métier où il y a beaucoup de turn-over. On part de mission en mission. On va de ville en ville. C'est un petit monde où les gens se connaissent, se croisent. Ils ne se voient plus pendant un temps et se retrouvent. Vincent était un peu plus expérimenté. Il m'avait dit qu'il était dans un club de spéléologie. Il avait un peu plus d'expérience".
Vincent m'a dit : coupe ta corde, t'es pas dedans. J'ai coupé ma corde et je me suis repris sur une autre corde à côté. Je me suis retrouvé en suspension par rapport à eux qui étaient ensevelis.
Frédéric Soulier, cordiste
Peu de temps après leur entrée dans le silo, une manœuvre à l'extérieur leur fait perdre pied. Une trappe de vidange sous la couche de sucre est ouverte. Frédéric Soulier et ses collègues voient se dérober sous leurs pieds 10 mètres de sucre. "J'étais plus haut que les autres, reprend Frédéric, ils ont été ensevelis rapidement. Vincent un peu moins et il m'a dit : coupe ta corde, t'es pas dedans. J'ai coupé ma corde et je me suis repris sur une autre corde à côté. Je me suis retrouvé en suspension par rapport à eux qui étaient ensevelis. C'est comme des sables mouvants, c'est un trou qui s'ouvre et qui se ferme immédiatement." Vincent Dequin aura jusqu'au bout le réflexe d'un grand professionnel. Ses mots sauvent la vie de Frédéric qui, à ce moment-là, n'avait qu'une idée en tête : sortir ses collègues de cette mauvaise passe. "On ne peut pas y croire. Je me suis dit que j'allais réussir à faire quelque chose. Mais… ça a été impossible, impossible" répète-t-il encore. Arthur Bertelli et Vincent Dequin disparaissent sous des tonnes de sucre. "Il y avait un technicien, le seul embauché qui était avec nous, il était en dehors du trou qui s'est formé à nos pieds lorsqu'ils ont ouvert les trappes". Il a eu la vie sauve comme Frédéric.
Pendant très longtemps, Frédéric Soulier traîne comme un fardeau sa culpabilité. "Maintenant, c'est passé. J'étais survivant et je ne comprenais pas. Vous grattez le long d'une paroi. À un moment, je sais qu'Arthur voulait me remplacer, je lui ai dit non, ça ira encore. S'il m'avait remplacé, c'est moi qui partais et Arthur serait en vie. Oui, on se sent coupable par rapport à cela aussi. Et surtout de ne pas réussir à les sauver."
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Un devoir
Il faut sept ans à la justice pour instruire ce dossier. Sept longues et interminables années où Frédéric a fait face. Comme il a pu parfois. "J'ai eu une longue période où j'étais en arrêt sous traitement médicamenteux, reprend-il. Cela m'a aidé, puis le temps, l'évitement m'ont permis de me détacher peu à peu. Le fait d'en parler aussi. J'ai été soutenu par mes amis, l'association." L'association Cordistes en colère, cordistes solidaires est une aide précieuse, pour Frédéric et pour les familles des victimes. Puis, en 2019 et en 2021, pour le procès en appel, tous doivent revivre le drame dans les moindres détails. "J'ai assisté à toutes les audiences au pénal. Ce n'est pas agréable, vous savez. On est toujours baignés dedans. Ce que j'ai vécu, c'est un cauchemar et on brasse cela, à chaque audience, pendant des années."
Chez moi, je ne n'ai pas de sucre en poudre, même une machine à café, je l'ai évitée parce que le filtre à café me fait penser au silo.
Frédéric Soulier, cordiste, rescapé de l'accident de 2012 à Bazancourt
Aujourd'hui, Frédéric Soulier a repris le cours de sa vie, différemment, mais il est là et avance. "Je suis en position d'évitement. Mon métier a un peu changé. Je fais de la formation. J'effectue encore des travaux en hauteur, mais je ne fais plus du tout de silo. Je ne pourrai plus jamais en faire. L'ambiance, l'odeur, le bruit, j'évite tout ce qui me fait penser au silo". Un évitement tout relatif, puisqu'il passe sa vie professionnelle à former les cordistes. "C'est un devoir de prendre la parole, pour que ce genre d'accident n'arrive plus. Quand je fais de la formation, je suis obligé de parler de tout cela. C'est un devoir de sensibiliser les gens. C'est très compliqué, il y a un avant et un après. Tout s'est transformé. Il y a quelque chose de cassé, on peut le réparer mais ce ne sera plus comme avant. C'est l'évitement de toutes ces sensations que j'ai pu vivre là-bas. Chez moi, je n'ai pas de sucre en poudre, même une machine à café, je l'ai évité parce que le filtre à café me fait penser au silo. Ce sont des symboles, des choses... je ne sais pas si vous imaginez. J'ai perdu confiance aux gens. Tout s'est transformé".
C'est de l'irresponsabilité. J'avais déjà une expérience du travail en silo, et pour moi, on n'ouvre pas les trappes là où il y a des techniciens.
Frédéric Soulier, cordiste rescapé de l'accident de 2012 dans un silo à Bazancourt
Cette vie professionnelle au service du métier de cordiste, Frédéric la vit presque comme un passage obligé. "Dans mes cours, on parle de travaux en hauteur, d'espace confiné, ça me met mal à l'aise. C'est comme une obligation et en même temps, ça me dérange. Mais je pense faire autre chose. Je cherche le calme."
Un mode opératoire catastrophique
Pour que ces accidents n'arrivent plus. Pour que chaque cordiste prenne conscience de tous les dangers, des précautions à prendre, Frédéric continue à dépasser ce drame. Il regarde maintenant ce métier avec un autre œil. "Je parle beaucoup de prévention. On est tout de même encadrés par des plans de prévention, que peut-être, avant, j'écoutais d'une oreille. Là, maintenant, j'approfondis le sujet, je passe beaucoup de temps là-dessus. D'abord, même s'il y a un plan de prévention, on ne peut pas faire confiance aux gens. Il faut voir si tout a été éprouvé, s'il y a des moyens de communication, un moyen d'évacuation. Tout cela aurait dû être prévu lors de l'intervention à l'époque. Mais, il n'y avait pas de moyen de communication, pas de moyen d'évacuation prévu. J'étais naïf, crédule. Aujourd'hui, je me méfie de tout. Et puis, je me rends compte que les règles ne sont pas toujours appliquées dans ce métier. C'est l'accident qui m'a fait voir les choses autrement."
Ils essayent de se défendre par tous les moyens, de s'en sortir comme ils peuvent. Mais c'est insupportable.
Frédéric Soulier, cordiste, rescapé en 2012 de l'accident dans le silo de Cristal Union
Frédéric met aujourd'hui des mots sur le protocole mis en place ce 13 mars 2012. "C'est de l'irresponsabilité. J'avais déjà une expérience du travail en silo, et pour moi, on n'ouvre pas les trappes là où il y a des techniciens. Ce sont eux qui doivent donner l'ordre de les ouvrir une fois que le travail est fini. Eux, disaient qu'ils travaillaient toujours comme ça. On peut ouvrir les trappes aux alentours, mais pas celles sous nos pieds. Il y avait une élasticité de corde, il y avait près de 40 mètres avant d'atteindre la croûte de sucre. Même si nous étions attachés, on a été aspirés. Le temps que la corde se remette en tension totale, il y a bien 4 mètres d'allongement. Le mode opératoire n'était vraiment pas bon. Pas de moyen de communication, pas de moyen de sauvetage".
C'est pour Frédéric Soulier ce qui définit la faute inexcusable des sociétés concernées. L'agence SETT intérim, la société Carrard Services et Cristal Union devront répondre une nouvelle fois de ces incohérences. Déjà condamnées au pénal pour deux d'entre elles, leurs avocats mettront tout en œuvre pour éviter une nouvelle condamnation. "Ils essayent de se défendre par tous les moyens, de s'en sortir comme ils peuvent. Mais c'est insupportable. Il y a des règles et il faut s'y tenir et ça n'a pas été le cas. C'est une obligation légale. Il y a eu quand même deux morts, il aurait pu y en avoir plus. Je suis même étonné qu'il n'y en ait pas eu davantage à force de travailler comme cela. On parle de la vie des gens. On ne peut perdre sa vie à essayer de la gagner".
Même symboliques, les indemnités, que recevra Frédéric Soulier, si le pôle social le décide, seront une reconnaissance. Celle d'être une victime de l'accident du 13 mars 2012 où deux cordistes sont morts en service.