La nation française se fracture ! C'est le constat édifiant posé par Jérôme Fourquet dans son ouvrage "L'archipel français, naissance d'une nation multiple et divisée". L'analyste politique était de passage à Nancy ce jeudi 6 février 2020. Décryptage de ces divisions en région Grand Est.
Imaginez la France comme un océan.
Et sur cet océan, une myriade d'îles. Des îlots de prospérité, d'autres de pauvreté. Des îlots de diplômés, d'autres de sans diplômes. Des îlots de plein emploi et d'autres de sans emploi.
Des îlots qui certes se côtoient, qui ont des traits de culture communs mais dont la tectonique des évolutions économiques, sociales, culturelles, religieuses creuseraient des bras de mers de plus en plus profonds, invisibles et de plus en plus difficile à franchir.
Bienvenue sur "l'archipel français", où comment est en train de naître une nation française multiple et divisée. C'est le constat scientifique, et souvent glaçant, que dresse Jérôme Fourquet, analyste politique, et directeur du département Opinion à l'IFOP, que nous avons rencontré en ce début février 2020.
Glaçant d'abord par la force de la démonstration. Statistiques et données scientifiques à l'appui, le spécialiste démonte la mécanique qui a conduit depuis l'après-guerre à l'éclatement de la société française, et son accélération du phénomène depuis une vingtaine d'année.
"Plus de tatoueurs que de curés"
Où allons-nous ? La question est posée dès le sous-titre. Finie la matrice républicaine commune et sa puissance intégratrice. Finie même la traditionnelle et rassurante confrontation entre les valeurs catholique et celles de ses contre-sociétés laïque et communiste. Ces mondes n'existent plus.La république une et indivisible a du plomb dans l'aile. Les fractures ne sont pas que sociales ou territoriales. Elles sont aussi culturelles et cultuelles comme le prouve l’édifiant travail anthroponymique effectué par l’auteur. Car le prénom est un marqueur social. Donné à plus de 20% des petites filles vosgiennes au début du XXe siècle, le prénom Marie est devenu marginal. L’explosion dans la variété et le nombre des prénoms donnés démontre à l’évidence l’hétérogénéité et "le narcissisme de masse" de la France du XXIe siècle. Terre d’accueil depuis les 30 glorieuses, l’empreinte des vagues migratoires depuis y est patente. En Alsace et en Moselle, plus de 20% des prénoms donnés en 2016 étaient d’origine arabo-musulmane.
Et l’auteur de pointer la multitude de groupe ethnoculturelle en train de se créer.
Ainsi, "la montée en puissances de phénomènes comme la crémation, le tatouage ou l’animalisme et le véganisme ne doivent pas être analysés comme de simples phénomènes de mode, mais comme les symptômes d’un basculement civilisationnel et anthropologique majeur". Bien que le tatouage soit réprouvé dans la bible, il y a aujourd’hui "plus de tatoueurs que de curés dans les cantons français" ironise l’auteur...
Les français ont la perception de ces bouleversements. En 2018, 35% d'entre-eux estimaient que "les différentes catégories sociales vivent les unes à côtés des autres sans trop de tensions mais sans véritablement se côtoyer". Pire... Plus de la moitié d'entre-eux (57%) estime que "des tensions existent entre les différentes catégories sociales et communautés qui vivent de manière séparée"*. Le vivre ensemble n'est qu'un mantra, pas une réalité selon le politologue.
Dans les urnes, le clivage gauche/droite a fini par exploser, remplacé par un nouveau paradigme où s'affrontent gagnants/ouverts et perdants/fermés. Gagnants de la mondialisation contre perdants du nouvel ordre mondial. Elites diplômés, progressistes, cultivées, pro-européennes contre populistes/nationalistes/souverainistes sous éduqués et sans emplois. Une France des métropoles vivant dans des centres villes "gentryfiés" face à une France périurbaine et rurale, paupérisée, parfois ghettoïsée, vivant un sentiment de déclassement social couplé à celui d’un abandon de l’Etat et de ses services publics. La France des gilets jaunes contre la start-up nation….
Caricatural? Oui, quand on tente de résumer 380 pages d'une probante démonstration scientifique en un article de 3600 signes où les raccourcis sont inévitables. "L’archipel français" est donc un ouvrage à lire pour qui veut comprendre les bouleversements qui agitent notre République.
L’archipel français et ses îles du Grand Est, entretien avec Jérôme Fourquet
Quelles sont les fractures spécifiques au Grand Est ? Sont-elles différentes de celle de la France ?Le Grand Est n’échappe pas à l’archipelisation française. Première ligne de fracture, le Grand Est périphérique contre le Grand Est des métropoles. On a quelques métropoles dynamiques comme Nancy, Metz, Strasbourg et Reims face à des territoires beaucoup plus en souffrance avec des problématiques de désertification médicales etc...
Les métropoles étaient censées servir de locomotives. On avait appliqué à l’aménagement du territoire la thématique du ruissellement. Et on voit que ces effets ne retombent guère plus loin que 15 ou 20 km maximum au-delà de celles-ci. Et puis il y a les autres… Des territoires anciennement industrialisés qui souffrent encore davantage.
A l’inverse, certaines zones périphériques s’en sortent plutôt bien. Les zones frontalières du Luxembourg, le nord de l’Alsace près de l’Allemagne ou au sud près de la Suisse.
Sur le plan électoral, quel est l'impact de cette archipelisation ?
On a montré dans le livre que le vote Macron/Le Pen au 2e tour de la présidentielle, en fonction de l’éloignement de la frontière luxembourgeoise varie de manière très, très spectaculaire.
On voit bien qu’y compris au sein de ces territoires périphériques, il y a des disparités.
Le cas alsacien est assez emblématique. Des vallées vosgiennes avec le douloureux épisode de la filière textile dans la vallée de la Thur ou la vallée de la Bruche où on a un vote FN qui est assez élevé, et puis à seulement quelques kilomètres, on a cette fameuse route des vins ou, bien qu’on soit dans des territoires très périphériques, très ruraux, certains ont su tirer les profits des évolutions de l’économie quand d’autres ont été durement frappé. Sur le plan électoral, on (le) voit apparaître très clairement sur la carte des résultats !
Le Grand Est d'aujourd'hui est donc un territoire très morcelé, très atomisé ?
Le Grand Est, comme d’autres régions, est une mosaïque, une marqueterie. Lorsque l’on regarde seulement à quelques kilomètres d’écart, selon que l’on soit dans une zone touristique, métropolisé, à proximité des flux de circulation, la situation est relativement prospère, voire très bonne. Dès que l’on quitte ces zones « de chaleur », on a des situations plus difficiles. On voit bien qu’au plan géographique, territoriale, on a déjà des lignes de fractures.
On a d’autres lignes de fracture, sociales, au sein même des grandes métropoles. On les présente souvent en disant, "là réside les gagnants", mais quand on zoome dedans, on s’aperçoit qu’il y a des lignes de faille qui sont très fortes. Dans la métropole strasbourgeoise, les épisodes de voitures brûlées le 31 décembre sont très spectaculaires. On voit là aussi, entre le cœur de l’agglomération, très touristique, très préservé avec son marché de noël, et puis les faubourgs et les périphéries, des failles qui sont totalement béantes.
Sur le plan idéologique, en termes de sentiment d’appartenance, on a aussi des territoires où l’on sent une forte fibre européenne alors que dans d’autres territoires, qui sont souvent majoritaires, la communauté d’appartenance 1ère demeure la communauté nationale, voire régionale dans certaines parties de la grande région.
On a ainsi des lignes de fracture propre à la région Grand Est avec un tropisme régionaliste très marqué en Alsace et une volonté de retourner à une entité alsacienne propre. Il y a une espèce d’irrédentisme régional, que l’on retrouve en Corse, en Bretagne.