TEMOIGNAGE. Sa tête est mise à prix par les Russes, le procureur de la Cour d’appel de Marioupol réfugié en Lorraine

Haut magistrat en Ukraine, Vadim Redko a tout perdu depuis le début de la guerre. Réfugié en Meurthe-et-Moselle, il ne pourra jamais rentrer dans sa ville natale, Marioupol, qui est désormais entièrement sous le contrôle de la Russie.

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La famille Redko parait inquiète sur la photo. Avec sa femme Victoriia et ses deux plus jeunes enfants Micha et Sacha, le procureur de la Cour d’appel de Marioupol s’apprête à prendre l’avion pour rejoindre leur fille ainée Olga. Depuis quelques mois, elle effectue ses études en Pologne dans l’hôtellerie. Ils n’emportent avec eux qu’une petite valise rose, suffisante pour la semaine. "Nous n’avions pas prévu de faire ce voyage. D’habitude on planifie tout sur une année, on n’improvise jamais. Mais notre fille a insisté pour qu’on vienne la voir pendant ses vacances. Nous avons cédé" raconte Vadim.

Au premier abord, le magistrat paraît rigide. Son ton est doux, mais ferme. Ses mots tombent comme des lames. Sous son casque brun sans un cheveu gris, le regard bleu acier ne cherche pas à convaincre. Vadim Redko est né en URSS. Ses manières le trahissent encore un peu. Mais l’ironie le dispute rapidement à l’humour.

Les Redko atterrissent en Pologne le 18 février 2022, pour dix jours, pas plus. A quatre heures du matin le 24 février, son frère Bogdan l’appelle : "la guerre a commencé". Vadim lui répond : "frère, elle a commencé il y a longtemps déjà".

C’est un miracle si je suis encore en vie

Vadim Redko, procureur de la Cour d'appel de Marioupol en Ukraine

Le procureur de la Cour d’appel de Marioupol a commencé ses études de droit à un millier de kilomètres de là. A Saratov en Russie, mais "en 1991, c’était l’URSS" corrige-t-il immédiatement. Au bord de la Volga, il achève son cursus universitaire en 1995 : "j’ai reçu un diplôme russe, que j’ai fait confirmer en Ukraine".

Nommé procureur dans sa ville natale de Marioupol, sidérurgique et portuaire, il traite de toutes les affaires criminelles. Il rejoint ensuite la Cour d’appel, en compagnie de deux autres procureurs. La famille Redko s’installe à Vostok, un quartier résidentiel à l’est de la ville, dans une belle maison.

Aujourd’hui, il n’en reste presque rien. "Elle a sans doute été frappée par un tir de missile direct" affirme le magistrat. Il nous montre une photo, envoyée par son père resté sur place. La bâtisse, forte de murs de cinquante centimètres d’épaisseur est éventrée. Le coffre-fort encastré dans le béton, et censé résister aux flammes, a explosé. Les diplômes, les papiers, les dollars ont brûlé. "Mon père a retrouvé la croix en or de nos enfants, et le mixeur de la cuisine, quasi intact, c’est tout" témoigne Vadim, "nous sommes tous baptisés, et tous croyants, voilà pourquoi je crois que c’est un miracle si nous sommes encore en vie. Si nous étions restés sur à Marioupol, nous serions morts".

Le portable d’un soldat russe

Vadim Redko sourit souvent. Il rit aussi, sans se départir de sa retenue. Même lorsqu’il évoque les pires moments du périple familial. Dès les premières bombes, le procureur sait qu’il ne retournera jamais chez lui. Il s’inquiète d’abord pour ses parents restés à Marioupol, Ivan et Lioubov.

Deux jours après le début de l’invasion, les communications deviennent impossibles. Plus de réseau. Un dernier message d’un neveu le 3 mars, et puis plus rien jusqu’à l’appel d’une cousine de Russie fin avril, "après Pâques". Ses parents ont réussi à lui téléphoner et c’est elle qui lui annonce que ses parents sont en vie. "Un soldat russe de Marioupol leur a prêté son téléphone" explique Vadim, "il faut le dire, c’est la vérité".

Depuis le début de l'invasion, le magistrat scrute quotidiennement les photos satellites de son quartier. Un jour, il ne retrouve plus sa maison. Il guette les informations russes, et grâce aux images qu’il visionne, il comprend que la maison n’existe plus. Il apprend ensuite que ses parents ont passé trois semaines dans une cave de deux mètres sur deux, sans eau, ni électricité, ni chauffage. Lorsque Vadim zoome sur ce qui fut sa demeure, il comprend que sa vie passée n'est plus qu'un tas de ruines. "Le second miracle est arrivé, j’ai vu que l’Eglise au bout de notre quartier était intacte" souffle le haut fonctionnaire ukrainien.

Après un siège de presque trois mois, la ville d’un demi-million d’habitants est entièrement sous le contrôle des forces armées russes et séparatistes le 20 mai 2022. Le gouvernement ukrainien estime que 25.000 personnes sont mortes pendant les combats.

Départ pour la France

En Pologne, les Redko saisissent la chance de quitter le pays grâce à deux bus affrétés par la ville de Pont-à-Mousson. En compagnie d’une trentaine d’autres réfugiés, ils arrivent en Meurthe-et-Moselle sains et saufs. Vadim Redko se met immédiatement au travail. Il suit tous les cours de langue disponibles dans la ville, "quatre par semaine, et je travaille ensuite tous les soirs sur les cours, tout seul". Son français, déjà plein d’assurance, lui permet de trouver un poste de manutentionnaire au sein d’une association, quatre heures par jour, cinq jours par semaine.

La famille est installée dans un bloc de petits immeubles très modestes, à la sortie de la ville. Le magistrat regarde droit devant lui, mais il accepte de témoigner à visage découvert. Certaines questions récoltent un silence poli. Il livre néanmoins des informations précieuses sur la drôle de guerre qu’a vécu Marioupol depuis 2014.

Les inquiétudes de Maïdan

"Quand le Maïdan a éclaté, nous nous sommes immédiatement inquiétés" explique le père de famille, "on a compris que nous allions entrer dans une période de grande instabilité". De ces évènements, qui débutent le 13 novembre 2013 et chassent le président Viktor Ianoukovytch du pouvoir, le magistrat retient "le degré de violence inouï… Mais aujourd’hui, c’est un événement sacralisé en Ukraine, il n’y a qu’un seul point de vue admis".

Si la perception du haut fonctionnaire ukrainien diverge de la vérité officielle, c’est parce que rapidement après Maïdan le Donbass s’enflamme. Donetsk, la capitale régionale, où siègent l’administration et la hiérarchie de Vadim, tombe aux mains des séparatistes russophones. Marioupol subit également leurs assauts. Le 9 mai 2014, les forces ukrainiennes affrontent des séparatistes retranchés au commissariat de la ville. Le déroulé des opérations diverge selon les sources, mais l’événement marque Vadim, qui le compare à celui d’Odessa le 1er mai, où des séparatistes retranchés dans la maison des syndicats meurent dans l’incendie du bâtiment.

Depuis 2014, on finissait par parler de la guerre comme de la météo !

Vadim Redko, procureur de la Cour d'appel de Marioupol en Ukraine

"Ce qui s’est passé ensuite, est un processus lent et non linéaire, beaucoup d’événements ont eu lieu, et ont contribué à faire de la guerre une partie du paysage de Marioupol" explique le procureur, "on finissait par parler de la guerre comme de la météo". Le soir, les tirs de barrage, qu’on commente le lendemain matin au bureau : "à la fin de l’été 2014, j’ai remarqué que je sentais les déflagrations des obus d’artillerie sur ma peau, qui vibrait à la fréquence des impacts". Les enfants passent maitre dans l’art de distinguer les différents types de munitions utilisées.

Autre signe de la présente concrète de la guerre dans la ville fondée par les Grecs : la frontière n’est plus qu’à sept kilomètres au nord. Le Donbass est fracassé, "comme un bloc de pierre qu’on aurait brisé en deux morceaux". Parfois, les tirs visent directement la ville : "en janvier 2015, notre quartier résidentiel a reçu un tir de missile direct. En trente secondes, nous avons compris que la vie avait changé, que la guerre était à côté. Et le pire, que nos enfants allaient devoir vivre avec". Le procureur parle de plusieurs attentats, sur le port et en ville. Il évoque des actes de terrorisme. Il assure que des enquêtes sont menées mais reste évasif sur leurs suites. Il ne pointe aucun camp.

Une étrange stabilité

Les accords de Minsk II signés le 11 février 2015 entre les séparatistes, la Russie et et l'Ukraine plongent la ville dans une période étrange, dont le magistrat se souvient très bien : "l’administration continue de faire son travail, parfois avec des situations absurdes, mais c’est comme ça, on est habitué à obéir". Les gens vont au travail, l’acier est forgé, les navires entrent et sortent du port, les agriculteurs sèment et récoltent. "L’économie fonctionne, et même très bien. Il y a un afflux de population du nord de la région. La ville s’embellit, un programme de rénovation urbaine est mené à bien. Nous connaissons une période de croissance inédite" soupire Vadim. Seule différence, la frontière, d’abord ouverte dans les deux sens vers le nord, Donetsk et Lougansk, se ferme progressivement. Les visites familiales deviennent difficiles, puis impossibles. Des familles sont séparées, une partie à Marioupol, et l’autre dans les territoires contrôlés par les séparatistes.

Retourner en Ukraine un jour ?

Le procureur sourit : "il y un proverbe en russe qui dit : si tu veux faire rire Dieu, parle lui de tes projets". Il redevient grave : "aujourd’hui, notre avenir dépend de l’administration française et européenne. Nous n’avons nulle part où rentrer en Ukraine. Nous n’avons plus de maison, ni de situation professionnelle".

Vadim pense surtout à ses enfants : "Micha entre en CP. En Ukraine, on devait l’emmener chez l’orthophoniste, parce qu’il avait du mal à prononcer les "r". Ici, on n’en a plus besoin, il les prononce parfaitement en français !". Et après le trait d’humour, immédiatement l'inquiétude : "à Pont-à-Mousson, il est alphabétisé en français, nous lui apprenons aussi le russe, notre langue maternelle. Si nous rentrions en Ukraine, il devrait changer pour l’ukrainien. Nous avions anticipé sa scolarisation dans cette langue, il avait commencé à prendre des cours, mais ici, c’est impossible". Haut fonctionnaire, pourtant resté loyal au gouvernement en place, Vadim craint un futur incertain dans son pays. Il s’inquiète de la façon dont lui, le russophone, pourrait être accueilli dans le reste de l’Ukraine, dans l'Ouest notamment.

Les autorités russes traquent les membres de l’ancienne administration sur l’ensemble des territoires ukrainiens dont ils ont pris le contrôle depuis le début de l’invasion le 24 février 2022. A Marioupol, la tête de Vadim est mise à prix. Dans l’Ukraine encore libre, il n’y a plus de place pour le magistrat russophone. Contrairement à l’immense majorité des 100.000 Ukrainiens réfugiés à ce jour dans l'hexagone, le l’ancien haut fonctionnaire veut donc rester dans notre pays. Il cravache pour apprendre le français. Pendant deux ans, sa famille et lui disposent de la protection temporaire. Mais ensuite ?

Il doit passer deux entretiens pour des postes d’ouvrier, dans une entreprise sidérurgique et une autre de métallerie industrielle des environs de Pont-à-Mousson : "je veux un CDI, c’est ma priorité".

La mère et le frère de Vadim ont récemment fui à Vilnius en Lituanie. Il ne reste à Marioupol que son père âgé, et les Russes "qui viennent de changer les compteurs électriques".

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