TRIBUNAL - "Vous comprenez, avec le confinement, on peut rouler plus vite, je n'ai pas le permis mais je sais conduire"

Depuis le début de l’épidémie, la justice tourne au ralenti. Magistrats, fonctionnaires et avocats fonctionnent en équipe réduite. Le tribunal de Nancy, comme tous les palais de justice, est fermé au public. Mercredi 7 mai, nous avons assisté aux comparutions immédiates.

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Le panneau covid19 est placardé sur l’entrée. "Aujourd’hui c’est la B" dit l'huissier. Mercredi 7 mai 2020, dans une salle presque vide du tribunal correctionnel de Nancy, sans vitre de protection, l’audience débute vers 14 heures. Ici, le temps semble s’être arrêté. La comparution immédiate est une procédure rapide. Le dispositif de visioconférence permet de faire comparaître certains accusés confinés, sans les extraire de prison. On juge principalement des affaires de stupéfiants et de violence.
L’huissier se lève et allume la télé. L'image et la voix. Il cherche la télécommande, "on commence à être rodé". Ça prend un peu de temps. "Allô, le 22 à Asnières ?" dit le président du tribunal. A Nancy, les comparutions immédiates ont résisté au virus. "Il faut essayer d'aller à l'essentiel, au plus urgent".

Messieurs, vous entrez en conférence maintenant. Vous êtes devant nous en comparution immédiate
Le président du tribunal correctionnel de Nancy

De l'autre côté, devant la caméra de la maison d'arrêt, ils sont deux dans la petite pièce. "Ça va ? Je ne suis pas trop proche de toi ? Ah ah ah ! Non je plaisante", dit le plus nerveux des deux, vêtu d'une parka, les cheveux attachés dans le dos et un masque autour du visage. "Fais gaffe moi je n’ai pas de masque", répond le plus petit, les cheveux frisés en tee shirt gris.

Puis l’huissier donne le coup d’envoi. Après quelques petites difficultés de connexion, le président prend la parole.
Messieurs, vous entrez en conférence maintenant. Vous êtes devant nous en comparution immédiate. Bonjour messieurs, vous m’entendez ?
- Oui.  


Dans une lecture monocorde, le président expose les faits. Lui et ses assesseurs ne portent pas de masque. Voici les faits.
Dans la journée du 10 avril, avec votre voisin, vous êtes arrêtés par la police, en plein confinement, dans les rues de Varangéville, au volant d'une voiture roulant à plus de 110 km/heures [sur une portion limitées à 30, ndlr]. Les officiers de police judiciaire démontraient que vous étiez sous l'emprise du cannabis. Oui ? Non ?
- Oui.

Écoutez-moi, vous parlez trop fort. Ce n’est déjà pas facile avec la télé, alors vous parlez quand c’est votre tour et moins fort.
Le président

Le plus grand aux cheveux longs se lève, se racle la gorge, et montre un paquet. Il porte des gants bleus, un masque qu’il enlève, qu’il remet sur sa tête, dans son cou, sur son nez.

"C’est du tabac". Puis, de l’autre main, il montre plusieurs courriers envoyés à son avocat.
Vous voyez : "retour à l’envoyeur". Mon avocat n'a jamais reçu mes lettres. Je n’ai pas le droit d’écrire à mon avocat.

Le président se cale dans sa chaise.
- Écoutez-moi, vous parlez trop fort. Ce n’est déjà pas facile avec la télé, alors vous parlez quand c’est votre tour et moins fort.
Monsieur le président, vous m’entendez ?
Oui. Monsieur, mais parlez moins fort, c’est inaudible.

Le président se retourne vers ses assesseurs pour partager ses premières sensations.
Il y a bien eu une course poursuite avec la police le 10 avril. Non ? Et rouler à 110 km/h dans les petites rues de Varangéville, c’est quand même remarquable.
Mais vous comprenez monsieur le président, avec le confinement on peut rouler plus vite. Y’a personne. Écoutez-moi, j’ai peur qu’ici on m'assassine. Je suis sous tension. Je ne dors pas, je suis confiné. C'est très difficile.

Dans la salle, nous sommes quatre. Parfois cinq. On toussote. On chuchote. Sinon rien. On regarde la télé. On tourne parfois la tête pour regarder la cour d'audience. Une des assesseures regarde à son tour l'écran en prenant des notes.

Ce n’est pas une vie en prison, j’ai peur
Un des deux détenus 

Le calme revenu, l'interrogatoire peut reprendre. 
Cela  fait longtemps que vous consommez de l’héroïne et du cannabis ? Et votre camarade aussi ?
Ouais. Moi, c’est ma consommation personnelle, cinq grammes par semaine. Je n’arrêterai jamais le cannabis sauf si je tombe amoureux d’une femme. Je peux arrêter pour elle.
- Moi, je fume moins, mais je suis très angoissé. J'ai peur.

Vous gagnez combien par mois ?
1.000 euros.
- Et vous ?
- 500 euros. 

Vous avez six enfants ?
Oui.
Vous n’êtes toujours pas obligé de hurler.

Depuis 1990, vous avez déjà été très souvent condamné. Au moins 52 mentions au casier judiciaire et pas mal d'années de prison au compteur
La procureure adjointe

A ce moment-là, la procureure adjointe balaye d’un regard la salle d’audience quasiment vide.
-Depuis 1990, vous avez déjà été très souvent condamné. Au moins 52 mentions au casier judiciaire et pas mal d'années de prison au compteur.
-Oui, si vous le dites. 

Il se lève, se place devant la caméra et il hurle. Encore.
-Je suis toujours vivant. J’ai des blessures qui me tourmentent toute la nuit.

Alors le président s'adresse à l'autre accusé.
Vous, vous êtes plus calme. Mais vous aussi vous étiez dans la voiture ? Avec du cannabis.
Oui.
Au volant ?
Oui.
Mais vous n'avez pas le permis ?
- Non.
Alors ?
Rien. Je sais quand même conduire. Ce n'est pas la première fois.
- Moi je suis calme, mais il faut que je sois tout seul en cellule parce qu’il y a le Corona. 

Vous gagnez le RSA ?
Oui. Je n’ai pas travaillé depuis ma sortie de prison au mois d'octobre. Bon, je ne trouve plus les mots. 
Mais monsieur, vous auriez pu par exemple cueillir des pommes, des asperges, des fraises à la campagne pour aider les gens pendant les récoltes cet automne. Pourquoi ne pas l'avoir fait ?
Ah oui. Je n’y ai pas pensé. 

Les questions se suivent. S'enchaînent. Souvent sans les bonnes réponses. Puis le plus nerveux revient devant la caméra.
- Ce n’est pas une vie en prison, j’ai peur. 

Le psychiatre présente mon client comme un psychotique, un paranoïaque dangereux pour lui et pour autrui. Il faut en tenir compte.
Une des deux avocates

Avec un masque en forme de bec de canard, offert par la mairie de Nancy, son avocate s'applique à défendre son client."Vous comprenez, il se sent isolé. Il faut tenir compte de la situation."

De l’autre côté de la caméra, il se relèvera plusieurs fois. Il enlève sa veste, la remet, et ainsi de suite pendant de longues minutes. 
On est tous assigné à résidence. Si jamais la police avait une caméra, il n’y aurait jamais eu de procès ! Ouais c'est sûr.
Parlez moins fort. Pourquoi pas de procès ?
- Parce que. 

Le son coupe. L'image se brouille. L'huissier arrive au pas de course. Répare, et ça redémarre. Pendant sa réquisition la procureure adjointe tourne le dos à la télé et donc au deux prévenus. Dans une courte intervention, elle expliquera que finalement tous les deux sont des drogués. L'excès de vitesse n'est que l'aboutissement des basses combines des deux détenus. Et qu’il faut adapter une peine à la personnalité des deux hommes. Une sanction humaine. 

Ensuite, les deux avocates se succèdent à la barre de cette audience en comparution immédiate.
- Le psychiatre présente mon client comme un psychotique, un paranoïaque dangereux pour lui et pour autrui. Il faut en tenir compte.
- Et avec ce virus c'est encore pire.

La cour se retire pour délibérer. "C’est beaucoup plus compliqué à cause du son. Parfois, ça coupe, mais bon on n’a pas le choix. J’ai été commis d’office jeudi dernier. Je ne vais plus en maison d’arrêt à cause du confinement et des règles d’hygiène. Donc avec mon client, on ne se voit que par visioconférence", dit Emilie Fritsch, avocate à Nancy. 

Six mois ferme

L’épidémie a réduit au service minimum l’accès au tribunal. Les couloirs et les allées sont désespérément déserts. Les audiences pénales sont réduites. Lundi, mercredi et vendredi après-midi.
Le jugement sera rendu vingt minutes plus tard. Ils seront tous les deux condamnés à six mois de prison ferme, et remis en liberté. Pour trafic de drogue et excès de vitesse. Un délibéré assez court. Dans l'écran, on les voit se lever, l'un après l’autre, en respectant les distances de sécurité, prêt à partir. La porte se referme. Ils retourneront dans leur cellule de la maison d’arrêt. Puis la représentante du ministère public, la procureure, éteint la télévision.

Pendant une longue pause dans le sombre couloir des pas perdus, on croise une seule personne. Le magistrat des libertés et de la détention.
-Vous avez toujours des dossiers en cours ?
-Bah oui évidemment. On continue. La justice ne s’est pas arrêtée. La semaine dernière les audiences se sont terminées à 23 heures."

En fin d'après-midi, masque chirurgical sur le nez, un jeune homme sort de la souricière et entre dans la salle. Avec lui, les deux policiers font un signe du bout de leurs doigts gantés. Ils lui enlèvent les menottes. Ils s’installent dans le box. Encore un trafic de drogue. Il a été arrêté le 4 mai. Au tribunal de Nancy, pendant le confinement les audiences continuent. Bon an mal an, malgré l’épidémie de covid19.

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