Un Silence de Joachim Lafosse, un film qui télescope secrets de famille et pédophilie

La honte et le déni qui entourent les familles et les victimes de pédophilie, ce sont les sujets post MeToo qu'aborde Joachim Lafosse dans son dernier film, Un Silence. Pour son dixième long métrage, le réalisateur belge a posé ses caméras au Ban-Saint-Martin, près de Metz. Au casting : Daniel Auteuil et Emmanuelle Devos.

"C’est un énorme plaisir de voir une salle pleine, ça me rend heureux". Le réalisateur Joachim Lafosse peut même être doublement satisfait car ce soir (1), la grande salle du cinéma Klub de Metz où est projeté son long métrage est sold out. Des cinéphiles, des curieux, des figurants mais aussi des nombreux habitants de la commune du Ban-Saint-Martin, près de Metz, sont présents pour assister à l'avant-première de Un Silence, le dixième film du réalisateur belge, à qui l’on doit notamment L’Économie du couple (2016) et Les Intranquilles (2021).

Pendant six semaines, à la fin de l’été 2022, Joachim Lafosse a tourné une grande partie de ce drame dans une villa de la commune mosellane. "Des maisons cossues, j’en ai visité beaucoup", explique le cinéaste, "mais mon choix s’est porté sur ce lieu." À proximité, une splendide piscine en mosaïque mais aussi un parc avec des arbres centenaires aujourd’hui menacé par un projet immobilier. Une association de défense a même été créée et une pétition a recueilli plus de 40.000 signatures. "Je suis au courant de la situation, c'est un peu David contre Goliath", reconnaît Joachim Lafosse, "ce lieu, c'est désormais une partie de ma vie".

L'essentiel du film se déroule au croisement de la rue de Saint-Sigisbert et de la rue de l'Abbaye. Et ce qui a fait la différence pour l'équipe et la production s'installe ici, c'est l'architecture de la demeure. 40 mètres de long sur 10 mètres de large et la quasi-totalité du sol d'environ 500m2 faite d’un seul tenant et parfaitement lisse. "Nous pouvions donc filmer à la Dolly", explique Joachim Lafosse. La Dolly est un support de caméra sur roues qui permet de réaliser, lors d'une prise de vues cinématographique, un travelling sans à-coups.

Des cinéastes comme Clint Eastwood ne jurent que par la Dolly. "Cette technique permet de suivre ou précéder les personnages, sans devoir mettre des rails ce qui nous aurait rendu le travail très compliqué. C'est un outil de cinéma que de moins en moins de gens utilisent. On aurait pu prendre une Steadicam, ce stabilisateur mais ça développe un truc un peu trop esthétisant qui ne collait pas au scénario. Je ne voulais pas être spectaculaire avec un sujet comme celui-là car ce qui se passe dans cette maison est très violent. Il fallait rester sobre". 

Tourné en plan séquences, le lieu colle doublement à l'ambition du cinéaste. "Mais attention, tout cela n'est pas qu'une performance technique. Ce dispositif est au service du scenario, du sujet et de l'interprétation".

Un film inspiré de faits réels

Pour l'histoire, Joachim Lafosse s'est inspiré de l'affaire Victor Hissel : un avocat de 65 ans, ex-conseil hypermédiatisé des parties civiles dans l’affaire Dutroux. Victor Hissel est un acteur majeur dans la lutte contre la pédophilie en Belgique qui a été condamné le 14 octobre 2010 à 10 mois de prison ferme pour détention d’images pédopornographiques. C'est le rôle qu'interprète Daniel Auteuil (François Schaar) : un homme puissant, sans morale. Celui qui porte juridiquement et médiatiquement un combat contre les réseaux de pédophilie, apparaît à son tour et à titre personnel dans une vaste enquête internationale pour des faits de pédophilie. "Daniel a eu le courage d'accepter ce rôle", reconnaît Joachim Lafosse, "beaucoup d'autres acteurs, très connus trouvaient le scénario juste mais ils ont redouté que cela laisse des traces. Ils ont décliné de peur de froisser leur image. Daniel interprète un homme pervers. C'est un malade. Il n'est jamais dans la culpabilité et ne se remet pas en question".

La femme de François, Astrid (Emmanuelle Devos) partage ce secret de famille. Cela fait des années que ça dure. François a régulièrement violé son frère, Pierre, alors âgé de 16 ans. L'affaire refait surface mais comment faire face ? Rester complice et se murer dans le silence ou parler ? Elle est déchirée entre son dévouement pour son mari et la vérité accablante de ses actes. "J'ai écrit ce film pour dire qu'aujourd'hui, il s'agit d'entendre quand ce genre de crime est dévoilé. Il faut ouvrir une oreille juste et attentive et il faut que les gens parlent. Et s'ils parlent, il faut qu'il soit entendu".

Le film rassemble deux générations de femmes. Caroline a connu #MeToo. Pas sa mère et du coup, c'est plus compliqué

Joachim Lafosse, réalisateur

Si l'affaire éclate de nouveau, c'est par le biais de Caroline (Louise Chevillotte), la fille d'Astrid. Elle a eu Pierre au téléphone qui souhaite porter plainte contre François. Astrid ne comprend pas. Pourquoi après tant d'années ressortir cette vieille histoire du placard. Selon elle, il y a prescription. "Quand on se tait et que l'on sait, on est du côté de la culpabilité", explique Joachim Lafosse, "le film rassemble deux générations de femmes. Caroline a connu #MeToo. Pas sa mère et du coup, c'est plus compliqué. Elles sont éloignées sur le sujet mais elles vont finir par se retrouver et défendre Raphaël". Raphaël, le fils adoptif, ne parvient pas à vivre avec ce qu'il vient d'apprendre. "Ce que cache son père dans cette maison va rendre son fils dingue et le mener à la psychose. Et au final, c'est le fils qui est condamné". Comme en 2009, où Romain poignarde à huit reprises son père, Victor Hissel.

"Encore une fois, il ne s'agit pas de juger mais de comprendre", précise Joachim Lafosse, "pour moi, le cinéma, c'est le hors-champ. Être un cinéaste, c'est plus se demander ce qu'on ne va pas filmer plutôt que ce qu'on va filmer. Sur YouTube ou dans la pornographie, on montre tout. Et ce qui fait le cinéma, c'est justement ce qu'on ne vous montre pas. Avec ce sujet, je n'avais pas à montrer mais à évoquer et faire sentir pour faire un petit bout de chemin. Des journalistes m'ont dit que le film était dur, disons qu’il est âpre. Il interroge nos silences. On a beau savoir, on a toujours peur des conséquences dès qu'on se met à parler".

Avec Un Silence, qui sort au cinéma le 10 janvier 2024, Joachim Lafosse a remporté le prix du meilleur réalisateur au Festival de Rome.

(1) 16 novembre 2023.

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