CARTE. Patrimoine incontournable de la Thiérache, pourquoi y a-t-il autant d'églises fortifiées dans l'Aisne ?

Aux portes de la Belgique, l'Aisne regroupe de nombreuses églises ressemblant à de petits châteaux-forts. Consolidées à la fin de la Renaissance, les églises fortifiées de Thiérache ont servi de refuge à la population dans cette région déchirée par les guerres pendant plusieurs siècles. (Première publication le 29/11/2020).

Sur le bord des routes du nord de l'Aisne, elles attirent tout de suite le regard. Rougeaudes, trapues et flanquées de tourelles percées de meurtrières, les églises de Thiérache occupent une place particulière dans l'architecture française, à mi-chemin entre l'église de campagne et le petit château-fort.

Présentes un peu partout en France, les églises fortifiées ne se trouvent jamais aussi concentrées qu'en Thiérache, territoire divisé entre l'Aisne, les Ardennes, le Nord et la province belge du Hainaut. Rien que dans l'Aisne, "on compte 64 églises encore debout aujourd'hui, auxquelles il faut ajouter 14 disparues", raconte Joëlle Dervin, artisan du végétal à Vervins. Passionnée depuis longtemps par ces édifices, elle a repris les recherches de Jean-Paul Meuret, grand spécialiste de ces édifices, décédé en 2018, qui lui a légué les fonds d'archives.

Pourquoi ce dense réseau en Thiérache ? Parce que cette petite région s'est trouvée prise, de 1530 à 1700 environ, entre les conflits incessants de deux puissances ennemies, le Royaume de France au sud et le Saint-Empire romain germanique des Habsbourg au nord.

"La rivalité de François Iᵉʳ de France (1515-1547) à l'encontre de l'empereur Charles Quint (1519-1556) va se prolonger avec les rois d'Espagne, et notamment le fils de ce dernier, Philippe II, qui règne sur les Pays-Bas espagnols (actuelle Belgique)," raconte Christian Vanneau, ancien maire de Gronard (Aisne) et président de la Société archéologique et historique de Vervins et de la Thiérache.

Vous pouvez retrouver sur la carte ci-dessous la plupart de ces églises avec l'évolution des frontières françaises en écarlate (XVIe siècle), rouge (après 1659) et orange (après 1679).

  • En bleu, les églises de l'Aisne considérées comme "incontournables" par l'office de tourisme de Thiérache ;
  • En vert, les églises fortifiées de l'Aisne ;
  • En gris, les autres églises fortifiées dans le Nord et les Ardennes.

L'enfer de vivre à la frontière

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, chaque souverain veut garantir les frontières de son royaume. En France, le roi fait consolider le fort de Guise (Aisne), construit une place forte à La Capelle et dote Rocroi (Ardennes) de fortifications. Des soldats sont placés en garnison sur le territoire, ainsi que des mercenaires. Le sol de la Thiérache est constamment piétiné par des troupes.

Le royaume rétribue cependant très mal ces défenseurs. "Très vite, ces soldats 'vont vivre sur l'habitant' : armés, ils pillent les fermes à la recherche de nourriture. La Thiérache est à l'époque composée de villages pauvres. Les plus fortunés regagnent les villes pour se protéger. Dans ces campagnes, pas de garnison ni de château : les paysans doivent assurer eux-mêmes leur défense," souligne Christian Vanneau.

Pour se protéger ainsi que leurs récoltes et leur bétail, les Thiérachiens ne peuvent que fuir vers la forêt voisine. Fatigués des rapines, les villageois s'organisent peu à peu.

Chaque village possède un lieu important en dur : une église. Seulement, elle n'est pas adaptée à la défense. Alors, on va les transformer en petites forteresses, en accord et avec les financements des seigneurs et des abbayes locales.

Christian Vanneau, ancien maire de Gronard et président de la Société archéologique et historique de Vervins

Bien souvent, les paysans conservent le transept et le chœur de leurs églises, et abattent l'avant de la nef. Celle-ci accueille alors des tourelles ou un donjon, comme ceux d'Hary, Montcornet ou encore celui de Prisces, haut de 24 mètres (XVIIe), placé devant l’église du XIIe siècle construite en pierre calcaire.​​​​ Parfois, ce donjon est situé sur le chœur, comme à Englancourt (voir photo en tête d'article), Malzy ou Rogny.

"Donjon, meurtrières, bretèches, mâchicoulis... Lorsqu'on évoque l'architecture de ces églises, on parle d'architecture militaire finalement," s'amuse Christian Vanneau. La fortification des bâtiments permet aussi l'aménagement de salles de repli, où se réfugie la population du village pendant les razzias.

Édifiées dans l'urgence

Pendant les courtes accalmies, les Thiérachiens bâtissent dans l'urgence et avec les moyens du bord. À leurs églises en pierres nobles, ils ajoutent des tourelles et des échauguettes en briques, façonnées avec l'argile cuite dans des fours creusés à même la terre et alimentés au bois, foisonnant dans la région. Dans la zone d'Aubenton et Rozoy-sur-Serre, on privilégie cependant la pierre calcaire locale.

Le grès est aussi présent, notamment sur les façades médiévales remarquables de Marly-Gomont et d’Englancourt. À Parfondeval et Archon, des murs d'enceinte sont même élevés pour entourer le lieu sacré.

Enfin, certaines églises ne sont pas issues de remaniements : "celles de Parfondeval et de La Bouteille sont bâties ex nihilo" au XVIe siècle, affirme Joëlle Dervin. "La première possède d'ailleurs magnifique un portail en pierre calcaire locale de la Renaissance, le cadeau d’un seigneur," ajoute-t-elle.

Peu spécialisés, les locaux bénéficient de l'aide de maîtres maçons et de compagnons du devoir. Eux-mêmes servent de manœuvres. "À Gronard, les compagnons ont profité des durées de cuisson différentes des briques pour réaliser des motifs. Sur la façade sud, on voit très bien des losanges qu'ils ont réalisés en briques noires," explique l'ancien maire de cette commune. Vulnérables aux canons, ces églises fortifiées ne servent bien sûr qu'à dissuader les pillards légèrement armés.

Confinés pendant cinq jours de pillage

Lorsque les maraudeurs approchent un village, c'est souvent avec grand bruit. La population est formée : en cas d'approche, on sonne le tocsin et tous les administrés se réfugient dans l'église. On cherchait tout d'abord à abriter le bétail - moutons et volailles - placé dans la nef, puis les femmes, enfants et victuailles prenaient place dans les salles de refuge à l'étage. Des tonneaux d'eau étaient rapidement acheminés avant que l'église ne soit barricadée.

Les villageois utilisent tout l'espace disponible à l'intérieur, vont jusqu'à grimper dans les combles comme à Plomion (ci-dessus) ou Burelles (ci-dessous). Ces dernières sont les plus vastes de la région : 15 à 20 hommes pouvaient prendre place dans les parties fortifiées, notamment dans les tourelles et échauguettes. La première citée, avec sa façade percée d'une soixantaine de meurtrières, se distingue par son envergure, et la seconde est un véritable catalogue d'éléments défensifs médiévaux.

"Les rares meubles pouvaient être placés dans diverses salles, parfois, ils servaient de support pour les hommes, placés pour la défense," ajoute Joëlle Dervin. Ces attaques pouvaient durer jusqu'à cinq jours, rarement plus.

Pour le cas de Gronard, qui comptait quatre fois plus d'habitants à l'époque, il faut imaginer 300 personnes confinées dans l'église. Et on ne sortait que lorsque les pillards s'en allaient. Ça pouvait durer plusieurs jours et nuits et il fallait donc mettre de côté son confort et son intimité !

Christian Vanneau, ancien maire de Gronard et président de la Société archéologique et historique de Vervins


Après le traité de Nimègue (1679) qui fixe les frontières nord du royaume de France, la campagne thiérachienne se pacifie peu à peu. Les armées de passage laissent leur place à des garnisons disposées dans les places fortes.

"On estime que les églises fortifiées eurent un rôle défensif jusqu'en 1712, à l'issue des courses de Growenstein," raconte Joëlle Dervin. Ce dernier était un colonel hollandais qui, avec ses hommes, a commis à cette époque des ravages de villages en Thiérache.

Pendant la Révolution française, la petite église de Bancigny a failli disparaître. En raison de la faible distance entre les deux églises de Bancigny et de Plomion (1,5 km par la route), les autorités voulurent supprimer la plus petite, celle de Bancigny, afin de regrouper toute la population dans celle de Plomion. L’hiver pluvieux et le Robinet, ruisseau voisin, eurent raison de cette idée : les eaux de pluie rendaient le gué infranchissable et l’édifice de Bancigny eut la vie sauve.

Joëlle Dervin, historienne

Le XIXe a raison d'une dizaine de ces églises fortifiées. Tombées en ruine, une dizaine sont démolies pour laisser place à des structures néogothiques, comme à Erloy. L'église de Lesquielles-Saint-Germain est quant à elle détruite pendant la Première Guerre mondiale.

Des églises à sauvegarder

Présentes dans la moitié des 160 villages composant le pays de Thiérache, ces trésors architecturaux sont témoins d'une époque troublée aujourd'hui révolue. De nos jours, les églises fortifiées n’ont plus qu’un rôle cultuel et parfois culturel, avec l'accueil d'exposition ou de concerts. En 1987, un plan de sauvegarde lancé par Jean-Paul Meuret a permis de lister et de sauvegarder ces édifices. Toutes les toitures des églises ont alors pu être réparées.

La conservation de ce patrimoine dépend bien sûr de la passion des maires. Victime d'un incendie en 2015, "l'église de Lerzy a été restaurée à grands frais grâce au dévouement de la municipalité," signale Christian Vanneau. Malgré les subventions, les mairies rurales ont parfois du mal à mener des travaux, qui dépassent souvent le million d'euros.

Grâce notamment à la mission Bern de sauvegarde du patrimoine, "la communauté de communes de la Thiérache du Centre a mis en place en 2017 un plan de restauration pour sept édifices, à savoir Plomion, Englancourt, Esquéhéries, Prisces, Burelles, Saint-Algis, Nampcelles-la-Cour," détaille Joëlle Dervin.

La grande majorité est aujourd'hui visitable. Entièrement restaurée, l'église de Plomion a ouvert son étage au public en 2022.

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