Deux artistes lillois recueillent actuellement les témoignages et souvenirs des anciens ouvriers de l'usine Belin de Château-Thierry. Une résidence de création qui prend une teinte particulière avec l'annonce de la fermeture de la dernière biscuiterie Lu-Mondelèz sur la commune.
À Château-Thierry, l'ancienne usine Belin, que tout le monde appelle "U1", est devenue une friche culturelle. Ateliers, studio de répétition, salle d'exposition, centre chorégraphique, 12 500 mètres carrés témoignent de ce passé industriel, avec des sols de céramiques où de longues lignes blanches dessinent encore les emplacements des chaînes.
Dans l'un des ateliers d'artistes installés au premier étage, des mots du passé ressurgissent : Guet-apens, Calèches, Pépitos. Émues et volubiles, trois anciennes ouvrières de Belin prononcent les noms de ces biscuits qu'elles ont confectionnés entre ces murs pendant des décennies.
Si les vieilles photos ressortent des boites (à biscuits) où elles ont passé des années, c'est pour être précieusement collectées par Cléa Coudsi et Eric Herbi. Ces deux artistes lillois réalisent une résidence de création sur ce site. Leur matière première est la mémoire des ouvrières des usines Belin.
Un projet lancé avant l'annonce de la fermeture de la dernière biscuiterie de la ville, l'usine Belin-Lu-Mondelez, qui devrait cesser d'opérer à l'horizon 2026.
"Je ne m'attendais pas du tout à ce qu'on a trouvé"
Habitués des projets documentaires, le couple d'artistes a commencé par passer un appel à témoignages. "On ne savait pas du tout ce qu'on allait trouver et je ne m'attendais pas du tout à ce qu'on a trouvé, sourit Cléa Coudsi. Ce qu'on nous amène, c'est de la mémoire, de l'archive personnelle autour de souvenirs liés au travail. On s'est demandés "qu'est-ce qui fait que les gens gardent tout ça ?", on a des fiches de paies, des reçus de magasins..."
La réponse est à chercher dans l'enthousiasme avec lequel les anciennes ouvrières se replongent dans ces souvenirs. Lorsqu'elle a eu vent du projet, Marie-José Bermudez n'a pas hésité.
"Super, on va reparler de Belin ! lance la retraitée. Belin, c'était quand même l'avenir de Château-Thierry, il y avait beaucoup de monde, quand on a commencé, il y avait 1400 personnes ! S'il y a une exposition, vous avez beaucoup de monde qui va venir, même avec des cannes ! Belin, c'est une institution."
C'est une culture, c'est bien plus qu'une histoire personnelle
Cléa CoudsiArtiste plasticienne
Une grande aventure collective dont ces femmes tirent une certaine fierté et la nostalgie d'une sensation d'appartenance. "Ça fait de bons souvenirs, malgré le travail qui était assez contraignant, se rappelle Sylvie Grisolet, embauchée par Belin à l'âge de 24 ans. Il y avait une entente entre les collègues, on fêtait tout, on amenait des tas de baguettes de pain, la charcuterie, les gâteaux. On fêtait tous les anniversaires, personne n'était oublié, même les chefs." Les chefs, c'étaient Raymond Dallemagne et sa compagne "Madame Marthe", que les ouvriers avaient malicieusement surnommé "mémère et pépère".
C'est cette mémoire sensible, à mi-chemin entre l'intime et le professionnel, qui inspire les deux artistes. "On se dit que c'est plus qu'une histoire liée au travail, c'est une histoire familiale, quelque chose qui marque, des métiers que l'on faisait de père en fils, sur plusieurs générations, c'est une culture, c'est bien plus qu'une histoire personnelle", complète Cléa Coudsi.
Les années Belin
Créée à Bagnolet au début du XXᵉ siècle, l'entreprise s'est implantée à Château-Thierry en 1931. Martine Lamotte a commencé à y travailler à l'âge de 17 ans, dans les années 70. Ses parents, oncles et tantes y travaillaient aussi, elle y a fait carrière aux côtés de sa sœur Marie-José Bermudez.
"Quand ça sentait bon le biscuit Belin, c'est qu'il allait pleuvoir ! Et puis les Noëls, quand on était gamins, il y avait un immense sapin et toutes les écoles venaient chercher le goûter de Noël, on nous donnait des gâteaux, c'était la bonne époque, évoque Martine Lamotte. Quand on rentrait chez Belin, on savait qu'on pouvait y faire toute sa carrière, 42 ans sans problème. Ce n'est plus le cas, maintenant."
Les dépliants distribués aux employés pour les fêtes de Noël en témoignent, Belin savait mettre les petits plats dans les grands : Dalida, Arletti ou encore Pierre Perret se sont produits sous le grand chapiteau que l'entreprise installait dans la cour de l'usine.
"C'est l'histoire de ce monde ouvrier, qui est de moins en moins présent, constate Cléa Coudsi. Ce sont les derniers témoignages de tout cela. Je trouve que ça ressemble à des graines qui seraient entrées en dormance. C'était dans des boîtes et ils ressortent tout ça pour nous, ça fait du bruit, ça résonne et ça raconte des histoires."
"Ce n'était pas de tout repos"
Les artistes collectent aussi la mémoire des gestes répétés tant de fois sur les lignes de production, des savoirs et des termes spécifiques, comme les "pâteux" qui travaillaient aux grands pétrins industriels, seule activité majoritairement masculine.
"La vie d'un gâteau, ce n'est pas juste un gâteau, souligne Martine Lamotte. C'est la farine, des matières vivantes, tout était vivant, quand on faisait une cuisson, tout dépendait du temps."
C'est aussi de la tristesse, les grands groupes achètent, ils prennent tout, ce sont des pillards.
Martine LamotteAncienne ouvrière Belin
Une culture dont le prix a été payé par les corps abîmés par ces années à la chaîne. "Ce n'était pas de tout repos, c'était de l'artisanat, on travaillait beaucoup avec les deux mains, debout, tous les membres sollicités, c'était physique", ajoute Marie-José Bermudez. Elle et sa sœur parlent fort : comme la plupart des anciennes ouvrières, elles ont développé des problèmes d'audition à cause du bruit des machines.
Une nostalgie teintée d'amertume
Si ces femmes se replongent avec plaisir dans ces années de jeunesse, leur démarche prend une teinte plus sombre depuis l'annonce de la fermeture de la dernière usine Belin-Lu de Château-Thierry, annoncée par le groupe Mondelez le 31 janvier.
"Cette exposition, j'étais très contente, on se replonge dans nos souvenirs, mais elle est un peu attristée par ce qui va arriver. On est à une époque où seuls les profits dominent, c'est un peu triste", regrette Martine Lamotte.
"Ce sont des gens qui vont être au chômage, qui sont jeunes, qui ont besoin de travailler, c'est désolant, ajoute-t-elle. C'est aussi de la tristesse, les grands groupes achètent, ils prennent tout, ce sont des pillards, je vous le dis comme je le pense. Ils prennent ce qui les intéresse, après, ils font un cinéma comme quoi tout ira bien, mais ce n'est pas le cas."
Un désarroi partagé par Frédéric Jacquesson, maire-adjoint délégué à la culture : "On ne s'attendait pas du tout à ce qu'il se passe aujourd'hui, on nous avait annoncé tout le contraire, que ça allait embaucher, de nouvelles chaînes allaient être créées, que l'entreprise allait se moderniser...Ça nous pousse à aller encore plus loin avec cette exposition, pas une seconde, on a pensé à la mettre en stand-by."
Actuellement, 61 salariés permanents travaillent pour l'usine Belin-Lu rachetée par le groupe Mondelez en 2007. Elle devrait fermer définitivement au moment où les œuvres verront le jour. D'ici là, les deux artistes lillois vont programmer plusieurs événements autour de cette mémoire industrielle sur la friche U1. La résidence sera aussi le cadre d'un travail avec les écoles autour de la transmission de cette histoire locale.
Quant à l'exposition finale, elle est d'ores et déjà attendue. Sylvie Grisolet a prévu de s'y rendre avec ses deux petites-filles : "je vais les amener, ça, c'est sûr, et mon fils aussi. Elles ne seront pas contre, elles ont été élevées aux gâteaux Belin ! J'en ai sorti des kilos et des kilos pour faire plaisir à tout le monde." Une page importante de l'histoire de Château-Thierry se tourne alors que celles et ceux qui l'ont écrite s'apprêtent tout juste à trouver les mots pour la raconter.