ENQUÊTE. Coronavirus. Pourquoi les soignants en Ehpad ont-ils été autant contaminés dans les Hauts-de-France ?

Dans les Hauts-de-France, 2 750 personnels soignants des établissements pour personnes âgées ont contracté le coronavirus depuis le début de l'épidémie. Au-delà de leur contact avec des résidents fragiles car âgés, comment expliquer cette surreprésentation ? 

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2 750 personnels soignants des Ehpad ont contracté le coronavirus dans les Hauts-de-France selon le dernier bilan de Santé Publique France communiqué ce jeudi 14 mai et arrêté à la date du 12 mai. 1 339 cas sont confirmés et 1 411 cas  sont considérés possibles. Ce chiffre, important, interroge. Si les soignants des Ehpad sont régulièrement au contact des personnes fragiles, ils sont surreprésentés, notamment en comparaison des soignants des hôpitaux. Difficultés à obtenir des masques ? Proximité des soins avec les patients ? Manque de préparation face au virus ? Manque de connaissance pour appréhender le Covid-19 ? Patients asymptomatiques ? Ces différentes pistes sont envisagées par les directeurs des Ehpads interrogés, mais restent insuffisantes.

Aucun chef d'établissement n'est en capacité d'estimer comment le virus est entré dans leur établissement. Une fois à l'intérieur, c'est une véritable bombe à retardement. Les mesures mises en place apparaissent alors insuffisantes pour éviter le drame, mais permettent de contenir l'épidémie. 

Le manque de préparation et de protections individuelles ? 

Comme pour les soignants des hôpitaux, ceux des Ehpad ont été confrontés à la pénurie de masques. "Au début, on a manqué de masques. Peut-être que le virus a pu se diffuser parce qu'on n'avait pas les masques conformes ? ", s'interroge Corinne Madurel, directrice de l'Ehpad Florentine Carnoy à Warloy-Baillon, dans la Somme. "Le temps que les masques arrivent, on a fait avec les moyens du bord."Les moyens du bord ? De simples masques en papier durant l'ensemble du mois de mars. "C'est là qu'on a peiné le plus. Puis on a commencé à avoir du matériel. Comme partout, on a dû attendre que tout le monde réagisse et que la France constitue son stock de masques."

Pour cet infirmier, la circulation du virus est clairement liée à l'absence de masques dans son Ehpad, pourtant relié au centre hospitalier de l'arrondissement de Montreuil-sur-Mer. Il a préféré rester anonyme : "On avait des agents et des résidents testés positifs mais la direction de l'hôpital nous a interdit de mettre des masques."

Après ce début catastrophique, l'établissement a finalement été fourni en équipements de protection individuelle : "Il y a eu une période où on a eu tout ce qu'on voulait en terme d'équipements car l'Ehpad était très fortement touché." Mais maintenant que la situation se stabilise, le matériel leur est retiré petit à petit : "Aujourd'hui, apparemment, ce ne serait plus nécessaire. On est beaucoup à être devenus suspicieux, on se demande si ce revirement ne va pas trop vite." Interrogée, la direction de l'hôpital n'a pas souhaité répondre. Pour Serge Morard, directeur adjoint du centre hospitalier de Crépy-en-Valois auquel sont reliées plusieurs structures ayant des lits d'Ehpad, la priorité a été d'équiper ses équipes : "On a mis très rapidement en place des équipements de protections individuels. On a tout fait pour limiter la propagation du virus."

Il se défend d'avoir un discours "béni oui-oui" : "C'est un intérêt commun. On le fait car humainement ça doit être fait, mais de manière pragmatique, on aurait un réel problème à avoir des équipes qui tombent malades."

Barbara Chiarello, directrice de soin pour le centre hospitalier de Saint-Amand-les-Eaux, auquel l'Ehpad de Bruille est rattaché, est d'accord : "Je suis soignante, je n'aurais pas pu envoyer mon équipe au front sans armes. J'ai pu être soutenue sans faille par la direction de l'hôpital. Je n'ai pas eu de problèmes pour avoir de masques. Rapidement, on a même pu prendre des masques FFP2."

Pourtant les protections, l'investissement des équipes et l'appui de son hôpital n'ont pas suffi. Sur les 89 résidents, 65 ont été testés positifs au Covid-19 ainsi que 27 soignants, soit un tiers du personnel. 

Proximité des soins et des attentions en Ehpad

La proximité entre les soignants des Ehpad et leurs résidents serait une des raisons à la circulation du virus. "Avant, l'épidémie, il était très rare que les soignants quittent une chambre le soir sans le dernier bisou, le dernier câlin alors que c'est quelque chose de très rare en milieu hospitalier. Ici, certains soignants accompagnent des résidents depuis plus de 10 ans, ils nouent donc une réelle proximité avec eux", admet le directeur de l'Ehpad d'Arneke dans le Nord, Fréderic Delautre. Douze de ses 68 salariés ont été touchés par le virus. "C'est un peu notre deuxième famille", reconnaît Stéphanie Goblet, aide-soignante dans ce même Ehpad. "On rentre dans leur intimité. Ce ne sont pas des numéros pour nous mais nos petites mamies et nos petits papis. On est leur rayon de soleil !". 

Lina Muteba est directrice de plusieurs Ehpad dont celui de Roncq dans lequel les soignants ont été confinés avec les résidents : "Le personnel d'un Ehpad est plus longtemps exposé par rapport à celui des hôpitaux. Nous avons une population âgée, particulièrement vulnérable. Si un résident attrape le coronavirus, les soignants vont être d'autant plus touchés."Un point de vue que partage Michel Thumerelle, directeur de l'Ehpad de Saint-Amand-les-Eaux : "Quand on est dans un Ehpad où 70 résidents sont testés positifs au covid, la situation est telle que les soignants aussi vont finir par être touchés par le covid, malgré les gestes barrières."

Un mal invisible

Cette proximité s'avère problématique avec le coronavirus, virus dont les symptômes sont difficiles à appréhender.

"Des gens peuvent être asymptomatiques avant qu'on se rende compte qu'ils ont le virus. Il suffit qu'un covid se balade dans l'établissement pour qu'il se propage à cinq ou six patients", reconnaît Michel Thumerelle, directeur de l'Ephad de Bruille. 

"C'est une sournoiserie, les symptômes ne sont jamais les mêmes. Vous passez à côté d'une grand-mère qui vous sourit et trente minutes plus tard, elle décompense. Ce virus est plus méchant que les autres", alerte-t-il. 

"Quand le premier cas arrive, on ne sait pas par quelle porte il est entré", témoigne Frédéric Delautre, directeur de l'Ehpad d'Arneke et souvent il est trop tard. 

"On espère ne pas avoir de coronavirus. Car, quand on commence à avoir un patient puis un deuxième qui décompensent, on sait que le virus circule. Mais tant que les tests de dépistage ne sont pas faits, on ne peut pas savoir qui est positif, qui est négatif, donc on essaye de protéger tout le monde mais ce n'est pas évident", s'émeut Barbara Chiarello, directrice de soin. 

Les soignants ont-ils attrapés le coronavirus à l'extérieur des Ehpad ? 

"Ce ne sont pas forcément nos résidents qui ont transmis le virus à nos agents", estime Corinne Madurel, directrice de l'Ehpad de Warloy-Baillon. "Nos résidents ont été confinés dès le 22 mars. Dans certains de mes établissements, des agents étaient asymptomatiques. Il a fallu attendre le dépistage massif pour se rendre compte qu'ils étaient positifs."Un propos avec lequel s'accorde Lina Muteba, directrice de l'établissement de Roncq : "Nos soignants ont une vie extérieure, une famille donc on ne peut pas certifier à 100 % qu'ils ont été touchés au sein de l'Ehpad. On sait même que la première personne a avoir contracté le virus dans notre établissement est un soignant. C'est comme ça que le virus est entré", affirme-t-elle. 

Pour autant, le fait que certains soignants aient attrapé le virus en dehors de l'Ehpad ne permet pas d'expliquer intégralement pourquoi ces soignants sont surreprésentés parmi les malades du coronavirus, notamment en comparaison des soignants hospitaliers. 

Des consignes contradictoires

"Nous les infirmiers et les aides-soignants, on est des éxécutants. On applique les protocoles même si on n'est pas toujours d'accord avec les décisions prises. On a dû gérer les difficultés avec les moyens du bord, cette situation a généré beaucoup de stress", reconnaît cet infirmier du Montreuillois. 

Port du masque ou non, tests réservés dans un premier temps aux seuls patients présentant des signes... Les consignes contradictoires des dirigeants politiques, de l'Agence régionale de santé (ARS) ou encore des directeurs de certains établissements ont parfois jeté le trouble sur une situation déjà très complexe. "On a eu un départ difficile : il y a l'aspect matériel mais aussi celui des consignes et des directives données par l'ARS ou des annonces du gouvernement dans la presse", admet Frédéric Delautre, directeur de l'Ehpad d'Arneke.

"On nous a quand même dit pendant très longtemps que les masques étaient inutiles. On devait les réserver dans les cas où on rencontrait des cas de coronavirus. Mais, une fois le virus entré dans l'établissement, c'est trop tard", reconnaît-il. 
 
Corinne Madurel, directrice de l'Ehpad de Warloy-Baillon admet que durant "deux semaines, il y avait un flou au niveau du matériel et du protocole. Le virus a pu en profiter pour se propager car on n'était pas préparé."

"Face à cette situation, on était en colère", se souvient Frédéric Delautre. "Mais quand on s'aperçoit que dans l'espace décisionnel, ils ont dû gérer l'urgence, on se dit qu'ils ont, eux aussi, dû rencontrer de grands moments de panique face au manque de matériel."

Méconnaissance du virus

"Le virus est très sournois. On connaît les signes de l'infarctus mais pour le covid, il y a tellement de signes cliniques qu'on ne sait pas où donner de la tête. Ça peut être des troubles gastro, des chutes à cause de vertiges, des céphalées, une fatigue intense. C'est vraiment quelque chose de particulier", estime Barbara Chiarello, directrice de soin et au coeur de l'épidémie depuis le début de la crise dans la résidence de Bruillle à Saint-Amand-les-Eaux. 

Face à la propagation du virus, tout a été fait pour protéger les résidents et les patients : "On a vraiment surveillé les résidents, on a maintenu une vigilance 24 h/24. On aussi réalisé des audits pour identifier les sources de circulation du virus. Mais je ne crois pas que ça aurait pu éviter le covid si on avait modifié les quelques détails avant le début de l'épidémie. Une fois que le virus est là, il est difficilement maîtrisable car les résidents sont fragiles et poly-pathologiques."

Ce sentiment est partagé par Lina Muteba, directrice de l'Ehpad de Roncq : "Le virus fait ce qu'il veut. Vous fermez la porte, il rentre par la fenêtre."

"Personne n'était préparé à ce virus", reconnaît de son côté Corinne Madurel : "On ne pouvait pas s'attendre à ce que le virus soit aussi virulent. Dans les Ehpad, on a des protocoles pour les épidémies de grippe, de gastro. On est habitué à une forte hygiène, notamment durant la période hivernale. Mais, avec ce virus, ça n'a pas suffi.""En trente ans de carrière je n'ai jamais vu telle crise, des agents avaient la peur au ventre", "On ne peut pas crier victoire, juste faire le bilan des dégâts","Le virus n'a pas de logique et n'a aucun respect", ... Ces paroles sont celles des directeurs, cadres et soignants interrogés, marqués au fer rouge par ce virus. Selon les informations que nous avons récoltées, aucun soignant ne se serait retrouvé dans un état grave du fait du coronavirus. Du côté des résidents, ils sont plus de 1 000 à être décédés

Dans de nombreux Ehpad, la situation est désormais stabilisée. Mais tous redoutent l'arrivée d'une deuxième vague, car le virus continue de porter avec lui sa part de mystère et rend très difficile l'établissement de protocoles permettant d'éviter que de nouveaux drames se répetent. 
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