À Sciences Po Lille, des étudiantes témoignent d'agressions sexuelles et d’une “culture du viol”

De nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer des agressions sexuelles au sein des IEP de France. A Sciences Po Lille aussi, des étudiantes ont décidé de parler. Elles reviennent sur les agressions et expliquent les dynamiques "structurelles" des violences sexuelles au sein des grandes écoles. 

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La lettre ouverte d'une étudiante de Sciences Po Toulouse qui affirme avoir été violée par un étudiant de son école a fait l'effet d'une bombe dans le monde des Instituts d'Étude Politique, poussant même Frédéric Mion, le directeur de Sciences Po Paris, à démissionner. 

De nombreuses voix se sont alors élevées pour dénoncer des agissements similaires dans les autres instituts politiques de France avec le mouvement #sciencesporcs sur les réseaux sociaux. A Sciences Po Lille, plusieurs étudiantes ont aussi décidé de briser le silence pour libérer la parole. 

“J'étais saoule ce soir-là. Il m'a vue dans cet état, s'est approché de moi et m'a embrassée de force”

C'est le cas de Lucie (son prénom a été modifié), en troisième année, qui a décidé de parler car elle se dit prête à "porter cette histoire". Ce qu'elle a vécu, lors de son entrée à Sciences Po Lille, a laissé une trace indélébile. "C'était un étudiant très proche des réseaux d'extrême-droite", lance-t-elle d'une voix ferme. 

L’histoire s’est déroulée lors du gala d'hiver de 2018. "J'étais saoule ce soir-là, se rappelle-t-elle. Il m'a vue dans cet état, s'est approché de moi et m'a embrassée de force". L'étudiant tente alors de l'attirer dans un coin "tranquille", pour se retrouver seuls, "mais heureusement, mon meilleur ami est arrivé et l'a repoussé". Un geste qui a problablement évité le pire. 

De cette soirée, elle n'en retient que des bribes. "Après la soirée, c'était bizarre. Il y avait une forme d'euphorie parce que le gala était réussi, poursuit-elle. Mais il y avait un truc qui me gênait quand je croisais ce mec après." Et ce n'est "qu'un mois ou deux" plus tard qu'elle se rend compte de ce qu'elle avait vécu. "Pendant l'année qui a suivi, j'ai fait des crises d'angoisse, détaille Lucie. J'étais pas bien dans ma vie, dans mon cursus scolaire. Aujourd'hui encore, je vois un psy."

Pendant l'année qui a suivi, j'ai fait des crises d'angoisse. J'étais pas bien dans ma vie, dans mon cursus scolaire. Aujourd'hui, je vois un psy.

Lucie

Mais le cauchemar ne s'est pas arrêté-là. L'étudiant en question a continué à venir vers Lucie pendant plusieurs mois "En fait, il a joué du fait que je ne me souvenais plus trop de la soirée pour essayer de m'avoir à nouveau, en venant spontanément vers moi à d’autres soirées comme s’il y avait quelque chose entre nous.”  Puis en deuxième année, "les choses se sont calmées avec lui" mais "lors du gala d'hiver 2019, le dernier en date avant la crise sanitaire, il m'a croisé et m'a mis un gros coup d'épaule". 

C'est durant ce gala d'hiver qu'une jeune étudiante se voit menacée de mort par ce même individu. "Il a réitéré une agression très violente verbalement ce soir-là, sans raison, se rappelle Sarah (le prénom a été modifié), témoin de la scène. Il a profité du fait qu'elle soit seule et écartée des autres pour la menacer de mort simplement car elle était en couple avec une fille". 

Le jeune homme aurait alors commencé à énumérer ses connaissances. "Il continuait ses menaces en expliquant qu'il connaissait des gens de l'Action Française et de Génération Identitaire, poursuit Sarah. Après ça, il est parti. Il n'est resté que de minuit à 1h30. C'est un peu une preuve de sa culpabilité."

D’après les deux jeunes femmes, l’étudiant était connu au sein de l’établissement pour d’autres agressions sexuelles. Le jeune homme sera finalement renvoyé quelques temps après, à cause de ses mauvais résultats, et transféré à un autre IEP. 

"Il savait très bien je n'étais pas consentante : j'étais bourrée, je regardais ailleurs et je ne réagissais pas”

L'histoire de Lucie est similaire à celle de Laura (le prénom a été modifié), actuellement en cinquième année à l'IEP. "C'était lors du week-end d'intégration, j'avais 17 ans et j'ai été assez prise dans l'ambiance du bureau des étudiants, commence Laura. A la fin de la soirée, j'étais bourrée, j'avais pas d'endroit où dormir donc je rentre dans cette chambre où il y avait des amis.

Elle cherche alors un coin où se coucher et aperçoit un étudiant de l’école qui lui propose de se mettre dans le même lit, car une place était libre. "Il n'y avait rien entre nous. C'était un ami et il était à fond sur une autre fille, poursuit-elle. Et au moment où je me couche à côté, il me dit que c'est moi qu'il aime et que l'autre fille est une connasse."

"Complètement crevée", elle ne réalise pas ce qui est en train de se produire. "Il commence alors à m'embrasser, je regarde à côté, j'étais ailleurs". Mais c'est au moment où "il tente d'aller plus loin” qu’elle comprend la situation. “J'ai capté et j'ai réussi à le repousser physiquement, détaille Laura. Il savait très bien je n'étais pas consentante : j'étais bourrée, je regardais ailleurs et je ne réagissais pas."

Je ne l'ai jamais remonté à l'administration, je me sentais ultra-responsable. Je me disais que je l'avais cherché.

Laura

Quelques jours passent, l’étudiant tente de se rapprocher et lui demande, avec insistance : “Que va-t-il se passer par la suite entre nous ?” Pourtant, la jeune femme est catégorique : “il n’y avait pas de nous”.  

S'ensuit un sentiment de culpabilité. "Je ne l'ai jamais remonté à l'administration, je me sentais ultra-responsable, se rappelle-t-elle. Je me disais que je l'avais cherché." De plus, le jeune homme en question jouissait relativement d'une bonne réputation au sein de sa promotion et du bureau des étudiants. "J'avais peur de m'en prendre à une personne appréciée de l'école, qu'on dise que c'était ma faute, explique Laura. Et je n'avais pas envie d'être une victime."

Et si aujourd'hui, elle dit avoir réussi à passer au-dessus de cette agression sexuelle, elle regrette néanmoins de ne pas en avoir parlé aux autorités compétentes. "Là où ça m'a embêté de ne pas en parler, c'est qu'il est entré au pôle intégration au BDE, regrette-t-elle J'avais peur qu'il accompagne des premières années trop bourrées. J’ai aussi appris qu’il avait récidivé dans son comportement."

Le directeur affirme n’a avoir reçu aucun signalement

La parole dans les IEP commence donc à se libérer.  La ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, pousse même les victimes à porter plainte. Pourtant, au sein de Sciences Po Lille, certains étudiants, appuyés par le syndicat Solidaires Etudiant-e-s, affirment que des signalements auprès de l’administration ont été remontés, sans réponse concrète. Des propos que Pierre Mathiot, le directeur, conteste fermement, parlant même sur le plateau de France 3 Nord Pas-de-Calais,d’“une diffamation pure et simple”. 

Pierre Mathiot assure n’avoir “jamais eu un signalement des actes indiqués ici” mais reconnaît que les systèmes de prévention et d’écoute mis en place par l’école ne sont peut-être pas suffisants. “Je le prends comme un défaut de notre part, admet-il. On ne s’est pas organisé pour entendre cette parole. Mais entendre cela me scandalise profondément.

“On a reçu une vingtaine de témoignages sur les réseaux sociaux ces derniers jours”

Du côté de Bon Chic Bon Genre, association féministe et LGBT+ de l’école, qui a mis en place une charte égalité de genre, les témoignages affluent depuis longtemps. “On a reçu une vingtaine de témoignages sur les réseaux sociaux ces derniers jours, certaines victimes de camarades de l’école, d’autres de personnes extérieures mais dans le cadre d’un événement organisé par un des bureaux de l’IEP”, confie Manon, la présidente.  

Le but de BCBG au sein de l’école a toujours été le même : aider les victimes de viols et d’agression sexuelle. “On les accompagne, on les conseille, on les dirige vers des structures adaptées. On a aussi mis en place des safe zones [endroit calme et isolé dans une soirée ou un événement pour accueillir en toute sécurité des victimes d'agressions sexuelles ou liées à leur orientation sexuelle, par exemple] par nos propres moyens, explique Manon. L’administration a mis en place des choses, comme la commission de genre, mais les étudiants ont encore du mal à aller vers eux, à leur faire confiance.” Aujourd’hui, BCBG tente aussi “de créer un lien de confiance, travailler en lien avec l’administration, qui a dit vouloir agir”. 

L’administration a mis en place des choses, comme la commission de genre, mais les étudiants ont encore du mal à aller vers eux, à leur faire confiance.

Manon, présidente de BCBG

Le direction de Sciences Po Lille a en effet reconnu, dans son mail envoyé cette semaine aux étudiants, que les dispositifs mis en place, comme la commission Egalité de Genre, “sont insuffisants, trop peu connus, trop peu utilisés”. Elle en a promis un renforcement, une amélioration et réfléchit à la question du maintien de “l’organisation des événements qui entraînent manifestement le plus de violence à caractère sexuel (Crit [compétition sportive inter-IEP], WEI [week-end d’intégration], Galas).

Caroline, ancienne élève de Sciences Po Lille, qui a travaillé sur l’instauration d’une charte d’égalité des genres avec l’administration, reconnaît également une “volonté sincère de mettre une charte contraignante en place” au moment de sa réalisation, mais reste dubitative face au comportement des hautes instances de l’école. “C’est toujours un peu pareil, quand t’es face à eux, t’as l’impression que ça se passe bien, analyse-t-elle. Mais après, ça freine, il y a quelque chose qui bloque à un moment et on ne sait pas pourquoi.

“Quand tu te retrouves exclues parce que tu as incriminé un gars, ça peut être violent”

Mais qu’est-ce qui favorise autant ces violences sexuelles ? Caroline, qui a quitté l’IEP de Lille en 2018, explique d’abord cela par un fort entre-soi chez les étudiants et une “culture du viol avec, par exemple, des jeux dégueux qui semblent innocents”, mais qui peuvent mener à des dérives et “préparent à d’autres humiliations”. Elle se rappelle de cette après-midi d’intégration, où les étudiantes devaient “se mettre à 4 pattes sur des mecs sur la place de la République”, et où les deuxièmes années chantaient “nos bizus sont des salopes”, ou d’agressions sexuelles dont tout le monde avait vent, mais qui n’étaient pas dénoncées publiquement. 

Pour elle et Laura, l’entre-soi joue aussi beaucoup dans le maintien de la “culture du viol” et du silence imposé. “Quand tu arrives à Sciences Po Lille, ce qui s’y passe devient important dans ta vie, explique Caroline. On est vraiment dans un microcosme et, quand tu te retrouves exclues parce que tu as incriminé un gars, ça peut être violent”.  

Ils maintiennent une tradition virile, et soi-disant une bonne ambiance, autour de cette de pratiques comme des chants sexistes ou la liberté de la fesse.

Caroline

Cet entre-soi est aussi accentué, selon elle, par un esprit “de virilisme” où la figure de l’étudiant populaire est adulée. “Il y a une mentalité qui passe d’une promotion à l’autre avec des personnages dans la promo qui sont centraux, poursuit Caroline. Ils maintiennent une tradition virile, et soi-disant une bonne ambiance, autour de cette de pratiques comme des chants sexistes ou la liberté de la fesse”. Des propos corroborés par Laura, “l’ambiance fait que tout est permis et rien n’a d’importance : on est beau, on est jeune, buvons et faisons n’importe quoi”.

Une autre raison qui pourrait expliquer l’omerta et la peur de parler, d’après Caroline, c’est l’image de l’école. “Le souci avec Sciences Po et les grandes écoles en général, c’est leur réputation qui passe avant tout le reste, affirme-t-elle. On nous l’a dit dès le départ : les étudiants et étudiantes sont porteurs de la réputation de l’école, que ce soit ici ou à rue Massena [rue lilloise connue pour ses bars et sa forte fréquentation étudiante]”. 

Louis (le prénom a été modifié), étudiant également à Sciences Po Lille, pointe aussi une dynamique “structurelle” des violences sexuelles à “au niveau sociétal” qu’on retrouve également dans les IEP.  Une analyse partagée par Sarah, qui voit plutôt les violences sexuelles au sein des IEP comme le symptôme d’un problème plus global qui dépasse les murs des établissements. Car Sciences Po Lille, comme toutes les autres grandes écoles, n'est “pas imperméables aux violences sociales”. Le mouvement #SciencesPorcs l’a prouvé. 

La parole est complètement libérée, conclut Louis. C’est à Sciences Po de l’attraper maintenant, il faut s’en saisir.

 

 

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