En fuyant l’Afghanistan sous le joug des talibans, Nazir et sa femme avaient pour projet de rejoindre l’Angleterre. Mais après avoir passé 18 jours et 18 nuits en Méditerranée dans un bateau sur lequel 6 personnes sont décédées, le couple a décidé de s’installer à Lille. Impossible de faire un pas de plus. Traumatisé par cette tragédie, Nazir nous livre un témoignage inédit, illustration de la dangerosité de la route de l’exil.
À Kaboul, il était boulanger et livrait du pain pour le gouvernement. Lorsque les talibans ont pris le pouvoir en août 2021, Nazir a été contraint de fuir son quartier, sa ville, son pays. Avec un objectif en tête : atteindre l’Angleterre où lui et sa femme ont des connaissances. Le couple a d’abord passé la frontière pour se réfugier au Pakistan, avant de traverser l’Iran, de rejoindre la Turquie et de poser leurs maigres bagages à Antalya, ville portuaire du sud du pays. Un premier voyage de 5 mois sur les routes.
Une destination qui n’a pas été choisie au hasard car c’est depuis cette station balnéaire que la plupart des embarcations de migrants prennent la mer pour rejoindre l’Europe. "Il y avait des passeurs à tous les coins de rue", raconte Nazir, qui se souvient de "la peur de croiser la police turque" et de se faire "renvoyer en Afghanistan". Après six mois passés à se cacher à Antalya, le départ est fixé.
Ce 24 août 2022, ils vont être 33 à embarquer sur un petit bateau de pêche – des Afghans et des Syriens – moyennant un coût exorbitant : 9 000 euros par personne à régler aux passeurs, assurance selon leurs dires d’une traversée rapide et sans risque.
"Quand on est partis, les passeurs nous ont dit qu’on allait mettre 3 à 4 jours maximum pour aller en Italie parce qu’on avait un bateau rapide", témoigne Nazir. Mais les doutes se sont rapidement installés, à commencer par la taille du bateau, jugé trop petit pour accueillir une trentaine de passagers à bord pendant plusieurs jours d’affilée. "Au bout du quatrième jour, on a passé la Grèce et on est arrivés dans les eaux internationales. On n’avait plus de carburant et les problèmes ont commencé".
"On criait, mais personne ne nous entendait"
Perdus au milieu de l’immensité de la Méditerranée, les 33 naufragés sont livrés à eux-mêmes. "Notre espoir de vivre s’était envolé. Il n’y avait rien sauf le ciel au-dessus de nous et la mer sous nos pieds". Le couple avait prévu quelques vivres "au cas où", pour tenir une semaine maximum : 2 kg de pommes, des jus de fruits et des bouteilles d’eau. Mais il a fallu partager, notamment avec les enfants vulnérables. "La nuit était terrifiante, on avait très peur, se souvient Nazir. Il y avait tellement de vagues. On criait, mais personne ne nous entendait".
Au fur et à mesure que les jours défilent, plus l’eau et la nourriture commencent à manquer. Les tensions s’exacerbent sur le bateau. "Au huitième jour, une femme est décédée de faim et de soif". Une grand-mère, accompagnée de ses deux filles et de ses petits-enfants âgés de 1 et 2 ans. "On l’a gardée sur le bateau jusqu’à midi mais ça commençait à sentir mauvais parce qu’elle était en plein soleil". En accord avec sa famille, la décision est prise de se séparer du corps. "On l’a lavée, on l’a couverte avec des vêtements de ses petits-enfants et on l’a jetée dans la mer".
Deux jours plus tard, le nourrisson d’un an est décédé à son tour. "On m’a réveillé pour regarder parce qu’il ne respirait plus. J’ai vérifié son pouls au niveau de son coup, de son poignet, et…". L’émotion est trop forte, les souvenirs remontent à la surface. Nazir fond en larmes. "Sa mère était là, son père aussi. Il n’y avait pas de larmes, on n’avait plus d’eau dans notre corps, plus d’énergie pour pleurer. Les parents serraient le bébé dans leurs bras".
Le lendemain, son frère de deux ans a lui aussi perdu la vie. "À partir de ce moment-là, c’était devenu une habitude, confie aujourd’hui Nazir, le regard perdu dans ses souvenirs. C’était plus la peine de se parler. Quand ça sentait mauvais, on jetait les corps dans la mer". Au total, six personnes - dont trois enfants - sont mortes durant la traversée, dans l'anonymat le plus total au beau milieu de la Méditerranée.
"Je suis un miraculé"
Au matin du 18ème jour, les survivants ont aperçu un bateau qui avançait vers eux. "On a attaché les cordes bout à bout , puis une personne s’est attachée à l’extrémité avec un gilet de sauvetage et s'est jetée à l'eau. Le bateau s’approchait, 200 et 300 mètres nous séparaient de lui. La personne nageait pour tenter de s’accrocher au bateau. Pour rallonger la corde, on a pris les foulards des femmes mais ça ne suffisait pas. On agitait nos tee-shirts pour demander de l’aide. Ils nous voyaient. Ils nous ont filmés. On a dit qu’on était Afghans. Là, le bateau est parti".
Ils nous voyaient. Ils nous ont filmés. On a dit qu’on était Afghans. Là, le bateau est parti.
Nazir
À ce moment précis, les derniers espoirs de Nazir et des passagers sont anéantis. "Ma femme me demandait de l’eau. Mon cœur se déchirait parce qu’on avait tout donné aux autres". L’opération de la dernière chance se met en place. Les passagers décident de démonter la batterie du moteur du bateau pour mélanger l’acide qui se trouvait à l’intérieur à de l’eau de mer, afin de s’hydrater. Une personne s’est sacrifiée pour ingurgiter le mélange, avec succès. Les 27 survivants ont bu à tour de rôle.
Le soir même, un bateau battant pavillon ukrainien a aperçu les naufragés et a prévenu les garde-côtes italiens avant de faire monter Nazir et les autres sur le navire. Ils étaient sauvés. Le 12 septembre 2022, les naufragés ont posé le pied en Sicile. "Je suis un miraculé", résume aujourd’hui Nazir. Durant cette traversée de 18 jours, il a perdu 10 kilos.
"Je ne veux plus aller nulle part"
Après quatre jours de repos sur la terre ferme, le couple a repris la route en direction de la France. Première étape à Nice, avant Paris puis Lille, où Nazir a des connaissances. Le même chemin que celui par les exilés qui souhaitent rejoindre l’Angleterre. Mais hors de question de traverser de nouveau, répond aujourd’hui le rescapé. "Je ne veux plus voir de morts dans la mer ou prendre le risque de me noyer. Ni moi, ni ma femme".
Actuellement hébergés dans un centre d’urgence de la métropole lilloise, le couple a revu son projet au regard de l’enfer vécu en Méditerranée. "Je ne veux plus aller nulle part, je veux juste rester en France". Leur crainte désormais : qu’ils soient renvoyés en Italie où leurs empreintes ont été enregistrées dans le cadre de la procédure Dublin. Leur demande d’asile vient d’être déposée et est actuellement étudiée par les services de l’État.
Je ne veux plus voir de morts dans la mer ou prendre le risque de me noyer.
Nazir
Les autres survivants de la traversée meurtrière de la Méditerranée ont également poursuivi leur route : certains sont installés en Allemagne, d’autres en Norvège. Au moins trois Afghans ont pris la décision de continuer et ont de nouveau pris la mer à Dunkerque sur un bateau de fortune pour traverser la Manche. Ils sont actuellement à Londres.
Après la Méditerranée, le détroit du Pas-de-Calais – l’une des zones les plus fréquentées du monde avec plus de 400 navires de commerce qui y transitent par jour – est devenu au fil des années le théâtre de drames humains de plus en plus nombreux. Le 24 novembre 2021, au moins 27 migrants ont perdu la vie en tentant la traversée, faisant de cette tragédie le pire drame survenu sur cette voie migratoire. Mais les risques ne semblent pas rebuter les candidats à l’exil : depuis le 1er janvier 2022, plus de 35 000 migrants ont traversé la Manche.
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