Alors que les services d'urgence des hôpitaux publics français sont au bord de la rupture, 25 des 30 médecins urgentistes du CHU de Lille décident de prendre la parole. Entre épuisement des soignants et maltraitance des patients, ils n'ont "jamais vu ça". Ils incitent même les patients à porter plainte.
Leur parole est rare, la prise de position inédite. Face à une situation "catastrophique" pour les soignants et les patients pris en charge, les praticiens hospitaliers des urgences du CHU de Lille ont décidé de sortir de leur devoir de réserve. Une première, tant l'inquiétude qu'ils ont quant à l'avenir de l'hôpital public est insupportable.
L'objectif de cette prise de parole est triple : décrire leurs conditions de travail actuelles, détailler les difficultés majeures auxquelles ils font face tous les jours et esquisser des pistes d'amélioration "à très court terme".
Cette démarche "n'est pas une déclaration de guerre à la direction du CHU de Lille ou à l’administration dans son ensemble", tiennent-ils à préciser, mais un "arrêt sur image" de la situation actuelle des urgences "pour faire prendre conscience aux décideurs qu'ils ne peuvent plus se cacher et qu'il faut prendre des mesures concrètes" avant qu'il ne soit trop tard.
"Les épidémies ne sont pas la cause du problème"
En préambule, ces professionnels font un constat : les contaminations actuelles de grippe, Covid et bronchiolite ne font que révéler "une faille qui existe depuis bien longtemps".
Selon eux, les problématiques qu'ils rencontrent ne sont soulevées que lorsqu'il y a des épidémies. "Entendre qu'on fait face à une situation exceptionnelle, comme si après, tout allait s'améliorer, nous agace", dénoncent-ils. "La situation de crise dure depuis des années, avant même le Covid. C'est pénible toute l'année et c'est ça qui nous épuise".
Sur les 30 médecins urgentistes que compte le service, 25 ont décidé de s'associer à cette démarche. Soit la quasi-totalité des médecins des urgences, réunis pour parler d'une seule et même voix. Nous en avons rencontré quatre, désignés porte-paroles de l'équipe médicale des urgences adultes du CHU de Lille. Barbara Decoulx, Émilie Tourteau, Anne-Claire Laquerbe et Vincent Botti sont médecins urgentistes au CHU de Lille depuis 7 ans. Ils nous racontent.
Saturées, les urgences débordent de patients
Pour bien comprendre les situations auxquelles font face ces professionnels de santé, il est dans un premier temps nécessaire de détailler le fonctionnement du service des urgences et le parcours de soin des patients. En journée, 5 médecins urgentistes y travaillent en filière longue (médecine, chirurgie, obstétrique, gériatrie etc.) aux côtés des infirmiers, des aides-soignants, des brancardiers, des hôtesses et des ASH. La nuit, ils sont 2 urgentistes, accompagnés d'un docteur junior et d'un chef de clinique.
Lorsque vous vous présentez aux urgences par vos propres moyens, vous remplissez tout d'abord votre dossier administratif avant de rencontrer l'une des deux infirmières d'accueil. "Elle vous demande pourquoi vous venez, prend votre tension, mesure votre saturation d'oxygène, votre fréquence cardiaque, évalue ensuite la gravité et appelle le médecin en cas de détresse aiguë", explique Emilie Tourteau. C'est ce qu'on appelle le triage. "Les patients qui sont très graves sont vite repérés et passent en priorité", précise Anne-Claire Laquerbe.
Au regard du diagnostic posé, le temps d'attente peut varier. Au CHU de Lille, la moyenne oscille autour de 10 heures. Durant les fêtes de Noël, c'est après cette première étape que des patients ont attendu 19 heures sur un brancard avant de voir un médecin urgentiste. Ces derniers jours, des pics de fréquentation record ont été atteints : jusqu'à 300 passages quotidiens ont été enregistrés, contre 190 habituellement.
Une fois dans les urgences, les personnes patientent pour voir un médecin, puis patientent pour recevoir leurs résultats d'examen. Selon le diagnostic posé, ils peuvent sortir ou être dirigés vers une des deux zones tampons avant d'être hospitalisé. Problème : les lits d'hospitalisation, également appelés lits d'aval, manquent cruellement. La raison majeure, selon eux, d'un tel encombrement. "Les patients stagnent aux urgences et sont in-fine "hospitalisés" dans le service des urgences, faute de lits disponibles", raconte Emilie Tourteau.
Au moins 130 lits d'hospitalisations fermés
Dans les urgences, la zone d'attente secondaire, d'ordinaire réservée aux personnes qui nécessitent des examens complémentaires ou des avis spécialisés, accueille désormais des patients en attente d'un lit d'hospitalisation.
12 brancards, séparés d'un paravent, y sont constamment installés, "sans rideaux, sans toilettes, sans intimité et sans aucune confidentialité", liste Barbara Decoulx, avant de résumer : "avant, les gens restaient 2 à 3 heures dans cette salle. Aujourd'hui, ils restent là 3 jours". Une situation imposée aux professionnels qui ne peuvent pas pousser les murs d'un service saturé en permanence.
Pourtant, le CHU de Lille compte plusieurs dizaines de lits d'hospitalisation disponibles. 130, au bas mot. "Ces lits de médecine sont présents mais ne sont pas exploitables, se désole Emilie Tourteau. La direction évoque des travaux, un manque de personnel mais aussi l'absence de réouverture de chambres doubles depuis le Covid". Pendant la pandémie, des lits ont été fermés dans les chambres qui accueillaient plusieurs patients pour éviter les contaminations. Ils n'ont pas été réouverts depuis.
Un chiffre qui, selon les médecins urgentistes, serait minoré. "Il y en a beaucoup plus", assure Anne-Claire Laquerbe, se basant sur une mésaventure vécue en début de semaine. "Je voulais mettre un patient sur un lit de médecine. Il y avait trois places de disponibles. J'appelle, et le médecin du service concerné me répond : "ah non, ces trois lits finalement n'existent pas parce que je n'ai pas de personnel. Donc officiellement, ils sont ouverts, exploitables, mais dans la réalité, c'est faux".
Début janvier, une personne est décédée aux urgences avant de voir un médecin
Face au manque de lits d'hospitalisations, au temps d'attente à rallonge et à la saturation du service, les médecins urgentistes l'affirment : "il existe une maltraitance manifeste des patients". "Il nous arrive de retrouver des escarres sur les personnes âgées qui ont passé 10 heures sur un brancard, témoigne Barbara Decoulx. Ils s'abîment très rapidement". Sa collègue abonde : "on a été choqués de voir que des patients qui arrivent aux urgences dans un état correct, ressortent avec des escarres, avance Emilie Tourteau. C'est nouveau et c'est lié au temps d'attente de plus en plus long qui les fragilise davantage".
Ces derniers jours, jusqu'à 60 patients ont attendu sur des brancards. En mars 2016 pourtant, la direction du CHU affichait un objectif ambitieux : "zéro patient dans les couloirs" des urgences. Les médecins urgentistes sont catégoriques : "chaque patient qui a subi la crainte de ne pas pouvoir être soigné et qui a attendu des heures sur un brancard devrait déposer plainte contre les autorités chargées de la santé des Français ".
Autre constat : la perte quasi-totale de relationnel qui favorise l'agacement des patients. "Ils sont tellement anxieux d’être là et personne ne leur dit rien, c’est affreux, raconte Anne-Claire Laquerbe. Il y a des gens qui nous interpellent pour avoir un verre d’eau, aller aux toilettes. On les regarde, on leur répond « j’arrive », mais on sait pertinemment qu’on n’ira pas par manque de temps".
Les plateaux repas sont livrés en quantité tellement insuffisante qu’on doit choisir les gens à qui on donne à manger et les gens à qui on ne donne pas à manger. Donc on priorise les plus fragiles, et ceux qui sont arrivés depuis un peu moins longtemps ou qui sont un peu moins fragiles, ils auront peut-être une collation dans la nuit si il en reste.
Emilie Tourteau, médecin urgentiste aux urgences du CHU de Lille
Les médecins urgentistes gèrent en moyenne 20 patients simultanément. "Des fois, il y a des gens qui partent en hospitalisation mais on ne leur a même pas dit pourquoi, ils ne sont pas au courant qu’ils vont être hospitalisés", ajoute Barbara Decoulx.
Conséquence, les personnes prises en charge aux urgences sont "moins bien soignées", assurent les professionnels. Selon le SAMU, au moins 31 personnes sont décédées dans des conditions "inhabituelles" dans les services des urgences des hôpitaux français en décembre 2022. À Lille, en début de semaine, un patient est décédé "d'un arrêt cardiaque dans un couloir avant même d'avoir vu un médecin". Un décès "non prévisible", tiennent à souligner les médecins urgentistes. " Les symptômes qu’il avait ne laissaient pas présager un arrêt cardiaque, mais ce patient a attendu 1h30 dans le couloir avant d’entrer dans les urgences. L'état du patient s’est alors dégradé et on n’a pas pu le voir tout de suite parce qu’il y a une infirmière qui, dans cette zone, surveille seule 25-30-40 patients".
Des conditions de travail fortement dégradées
Selon ses collègues, l'infirmière s'en veut énormément. "Mais on lui a dit qu'elle n'était pas responsable, qu'elle était toute seule et qu'elle ne pouvait ni se dédoubler, encore moins se détripler", s'agace Vincent Botti.
Tous s'accordent à dire que leurs conditions de travail se sont dégradées progressivement, mais qu'ils sont "contraints de s'y habituer", pour les patients. "On est résignés, détaille Anne-Claire Laquerbe. Il y a 7 ans, quand on arrivait à 18 heures pour prendre notre garde et qu’on voyait qu’il y avait 20 malades en attente d’entrée dans les urgences, on se disait : « c’est énorme ». Aujourd’hui, on arrive et on se dit : « cool, ils ne sont que 20 ». La norme, c’est plus souvent 40, voire 60".
Son collègue Vincent Botti abonde : "Certaines matinées, on débute avec 50, 55 patients à 8h30 au moment des transmissions entre équipes. Sur les 55, il y en a 30 qui ont reçu une indication d'hospitalisation mais il n'y a pas de place. Donc on les garde aux urgences, et on doit s'en occuper en plus du flux qui arrive". Ces dernières semaines, les praticiens hospitaliers aux urgences du CHU de Lille travaillent en moyenne 60 heures par semaine.
Face à la charge de travail exponentielle pour un nombre de praticiens qui lui n'évolue pas, les professionnels de santé viennent "faire leurs heures, dépités, résignés". Chaque semaine, des soignants sont en arrêt maladie. D'autres font un choix plus radical : claquer la porte. Après une première vague de départs en janvier, d'autres démissions devraient suivre dans l'année à venir. "C'est un cercle vicieux, résume Emilie Tourteau. Les gens partent, donc il y a un sous-effectif, donc les gens sont épuisés, à leur tour ils partent, il n’y a personne pour les remplacer. C’est le chat qui se mord la queue mais on ne s’en sort pas".
Agir, et vite
Conditions de travail dégradées pour les soignants, maltraitance des patients… face à cette situation "qui ne fait que se dégrader", les médecins urgentistes somment les dirigeants d'agir sans attendre. Alors "qu'aucun plan d'action", n'est défini, "qu'aucune amélioration" n'a été enregistrée, ils demandent "un sursaut" et des mesures concrètes pour " révolutionner le système de santé tout de suite, dans sa globalité".
Parmi les deux priorités évoquées, les professionnels réclament un accès au soin adapté et une remotivation des équipes. "Tous les patients ne doivent pas transiter par les urgences", avance Emilie Tourteau. Toute la chaîne de soins devrait être remise à plat. "Aujourd’hui, beaucoup de patients arrivent aux urgences parce qu’ils n’ont pas accès à une consultation de médecine générale ou de spécialistes" rappellent-ils, sans rejeter la faute sur les médecins de villes, "eux aussi débordés".
Deuxième point souligné, pour stopper la fuite des équipes : redonner de l'espoir aux soignants pour les fidéliser de nouveau. "Les gens qui démissionnent ne sont pas remplacés parce qu’on n’est pas du tout attractifs. Qui aurait envie de venir travailler dans des conditions aussi dégradées ?", s'interroge Barbara Decoulx. Selon le collectif, il faudrait récompenser les soignants. Un exemple : "les directeurs d’hôpitaux ont des primes lorsqu’ils remplissent leurs objectifs, pas le personnel".
Malgré une situation qu'ils tiennent "à bouts de bras", hors de question de quitter le navire en pleine tempête. "Plusieurs fois, on s'est dit "pourquoi on va bosser dans ces conditions", confie Vincent Botti. "On pourrait aller en clinique privée et être payés deux fois plus que ce qu'on gagne, abonde Barbara Decoulx. Mais on y croit, on a envie que ça change. Avant d'ajouter : si nous on s'en va, par qui les gens vont-ils être soignés ?"
Liste des 25 praticiens hospitaliers des urgences adultes du CHU de Lille qui partagent le constat dressé : Barbara Decoulx, Anne-Claire Laquerbe, Vincent Botti, Emilie Tourteau, Sophie Nave, Marie Bassez, Rita Fakih, Amélie Vromant, Arthur Honorez, Alexandre Fichou, Juliette Coulier, Pierre Gosselin, Anal Przybylak, Quentin Sébilleau, Nicolas Pauchet, Adrien Wauquier, Kevin Husson, Alice Lim, Antoine Dufaye, Amine Touaf, Grégoire Smith, Wesley Wymiens, Claire Brulin, Wandrille Bellenger.