Jeudi 18 février, le Tribunal Administratif de Lille se penchera sur les recours déposés par deux têtes de liste aux élections municipales à Lille : Stéphane Baly (EELV) et Violette Spillebout (LREM). Martine Aubry (PS) avait été réélue pour un quatrième mandat avec… 227 voix d’avance.
"J’y ai passé un certain nombre de week-ends !", s’exclame Violette Spillebout quand elle raconte comment elle a contrôlé avec des membres de son équipe des milliers et des milliers de pages dans les registres électoraux. Travail fastidieux qui révèle - selon la tête de liste de La République En Marche – des faits étranges : au moins 300 électeurs ont signé de façon "sensiblement différente" entre le premier et le second tour.
"Voir radicalement différente", précise Violette Spillebout. D’où une suspicion de triche. 300 votes suspects, ce serait évidemment de nature à fausser le résultat d’une élection qui s’est jouée à 227 voix près. 15 389 pour Martine Aubry (40%). 15 162 pour Stéphane Baly (39,4%).
"Habituellement, on ne se posait pas trop la question, explique la candidate, arrivée troisième du scrutin avec 20,58% des suffrages. Il n’y a qu’une semaine entre le premier et le second tour d’une élection municipale. Et donc, c’était les mêmes registres d’émargement qui étaient utilisés dans les bureaux de vote, les deux dimanches d’affilée. Et donc, sur une même feuille et une même ligne apparaissaient les deux signatures de chaque électeur. Facile alors d’en contrôler la cohérence. Mais pas en 2020. Rappelez-vous : à cause de la Covid, il y a quinze semaines entre le premier et le second tour. Et à cause de ce délai exceptionnellement long, deux registres vierges sont utilisés. Un pour le premier tour. Un pour le second." Une faille exploitée par quelqu’un de mal-attentionné ? "En tout cas, reprend l’élue du parti présidentiel, c’est là qu’on a remarqué ces différences de signatures."
La mairie de Lille s’est expliquée sur ces deux registres d’émargement. C’était la solution la plus simple – selon les services municipaux – pour intégrer les nombreux jeunes électeurs ayant atteint leur majorité entre le 15 mars et le 28 juin.
Un dossier volumineux
Toute l’affaire commence avec les écologistes, qui, au départ, sont intrigués par l’évolution de la participation dans certains bureaux de vote. Ils veulent aussi vérifier si les bulletins déclarés "nuls" dans les bureaux à Lomme ne sont pas essentiellement les leurs. C’est Lomme, la commune-associée, bastion socialiste depuis un siècle, qui a permis à Martine Aubry de garder in-extremis sa mairie. Contrôle de routine. Les Verts relèvent quelques erreurs comme cette enveloppe contenant deux bulletins Baly qui n’aurait pas dû être rejetée, car valide. Mais rien de très probant. Et puis, de fil en aiguille, l’"épluchage" des registres se montre beaucoup plus instructif.
Evidemment, les électeurs qui signent différemment d’un tour à l’autre, on ne sait pas quel bulletin ils ont mis dans l’urne ; et donc à quel candidat profite leurs votes. Mais peu importe. La jurisprudence en la matière confirme que ce motif peut être jugé recevable et que les doutes sur le bon déroulement du scrutin peuvent éventuellement entrainer une invalidation. "D’autant plus les scrutins des 15 mars et 28 juin, insiste Stéphane Baly, où l’abstention a été très forte en raison de la crise sanitaire. Ce qui a abouti, comme à Lille, à des écarts de voix très serrés."
Un exemple à Noyon, dans l’Oise : l’élection – qui s’est jouée à 11 voix près – a été contestée à cause "d’une différence entre les votes comptabilisés et les signatures à l’émargement." Le Tribunal Administratif d’Amiens a suivi le rapporteur public et vient de prononcer l’annulation. À Lille, le candidat d’EELV note que le Tribunal Administratif a joint les deux argumentaires, le sien et celui de Violette Spillebout. Tout le monde est convoqué le même jour et à la même heure.
Le dossier (on appelle ça un "mémoire" en termes juridiques) est volumineux. Car il n’y a pas que les signatures litigieuses qui posent problème. Selon les avocats des deux candidats malheureux, il y aurait eu un certain nombre d’irrégularités au cours de la campagne électorale de Martine Aubry. Pas uniquement durant les opérations de vote.
L’équipe de campagne de la maire sortante aurait largement utilisé les moyens de la ville : moyens matériels et réseaux sociaux. Une embauche est controversée : celle de la boxeuse Licia Boudersa, championne de France, d’Europe et du Monde. Très populaire dans son quartier, Les Bois-Blancs, elle a affiché son soutien à Martine Aubry avant d’être recrutée juste après le premier tour par la ville de Lille, comme éducatrice sportive. Selon Stéphane Baly, "certaines pratiques ne pouvaient pas échapper à la connaissance de Martine Aubry. Ni à celle de sa co-directrice de campagne, Audrey Linkenheld, aujourd’hui première adjointe et très présente dans la gestion municipale."
"Certaines pratiques ne pouvaient pas échapper à la connaissance de Martine Aubry. Ni à celle de sa co-directrice de campagne, Audrey Linkenheld, aujourd’hui première adjointe et très présente dans la gestion municipale".
Un dernier point est soulevé par La République En Marche : la diffusion par France 3 d’un portrait de Martine Aubry, "La Dame de Lille". Violette Spillebout estime que ce film de 52 minutes a été largement utilisé pour faire la promotion de la maire sortante. La candidate LREM avait dénoncé une "opération publicitaire" à l’occasion d’une avant-première, le 14 novembre 2019 à Sciences-Po-Lille, devant 250 personnes. Elle avait même demandé que cette soirée entre dans les comptes de campagne de Martine Aubry, sans obtenir gain de cause. Pour la petite histoire, on notera que la maire de Lille, réticente, n’avait donné son accord à la réalisatrice, pour le tournage, qu’à la dernière minute ; et que Violette Spillebout, cheffe puis directrice de cabinet de Martine Aubry de 2008 à 2012, se montre très positive, dans ce documentaire, à l’égard de son ancienne patronne.
L’agacement du clan Aubry
Le 16 février 2021, deux jours avant l’audience du Tribunal Administratif de Lille, on connaitra l’avis du magistrat enquêteur qu’on appelle ici "rapporteur public". Avis que le tribunal suit dans 90% des cas. Mais attention ! Pas de façon systématique. Fin décembre, le Tribunal Administratif de Grenoble avait invalidé l’élection du maire d’Annemasse, alors que le rapporteur public préconisait l’inverse. Dans cette ville de Haute-Savoie, l’élection s’était jouée dès le premier tour… à deux voix près.
Après l’audience du 18 février, la décision sera mise en délibéré. Une quinzaine de jours à attendre. Les parties pourront ensuite faire appel – si elles le souhaitent - devant le Conseil d’Etat. Les Lillois devront alors encore patienter quelques mois avant de savoir s’ils retournent ou pas aux urnes.
"On est extrêmement serein".
Du côté de la majorité municipale, on se refuse à tout commentaire. On affiche sa sérénité et on dit faire confiance à la justice. "On est extrêmement serein", insiste Arnaud Deslandes, ancien directeur de cabinet de Martine Aubry devenu son deuxième adjoint.
"Ce n’est pas du tout ce que nous indique l’ambiance des conseils municipaux, objecte Stéphane Baly. C’est tendu. La majorité ne lâche rien. Le premier cercle autour de Martine Aubry me semble très fébrile." Violette Spillebout note de "l’agacement" dans le camp adverse. Il faut dire que la maire socialiste de Lille joue gros. Outre l’invalidation de sa réélection, elle risque, à 70 ans, une peine d’inéligibilité.
Une militante écologiste qui avait cru pendant quelques minutes, au soir du 28 juin 2020, au miracle de la victoire, a bien noté que le 18 février était… la Sainte-Bernadette.