Quatre ans après l'assassinat de Shaïna, jeune femme poignardée et brûlée vive par l'homme dont elle était enceinte, Laure Daussy publie "La Réputation". Dans cette enquête, l'autrice décrit la pression sociale qui pesait sur Shaïna et qui pèse encore sur d'autres jeunes femmes de Creil interrogées.
Dans son livre, Le Réputation, Laure Daussy interroge Creil par le biais de jeunes femmes de la génération de Shaïna. Elle rencontre aussi des femmes de tous âges et quelques hommes. C'est l'emprise d'une partie des hommes de Creil qu'elle cherche à découvrir. La Réputation est un des facteurs qui a poussé le meurtrier de Shaïna à la tuer, entre autres. À la sortie d'un plateau de télévision, nous l'avons rencontrée.
Laure Daussy est journaliste pour Charlie Hebdo, c'est lors d'une première enquête pour ce journal qu'elle a découvert Creil. "Je souhaitais comprendre comment on en était arrivé là. En allant à Creil, j'ai réalisé qu'un certain nombre d'adolescentes risquaient de vivre la même chose que Shaïna et elles me racontaient qu'elles vivaient toutes sous la pression d'un certain nombre de garçons. Elles avaient toutes peur d'être qualifiées de filles faciles." Pendant un an, la journaliste a cherché à cerner le rôle que la réputation de Shaïna avait joué dans son assassinat. Aujourd'hui encore, plusieurs personnes interrogées lui reparlent de cette étiquette qui lui colle toujours à la peau post mortem.
"J'espère que ce livre permettra de donner la parole aux femmes, qu'elles se sentent écoutées et entendues."
Laure Daussy
Pour comprendre ce phénomène, l'autrice part d'abord de la parole des femmes. Via une amie de Shaïna, elle en rencontre d'autres puis des responsables d'associations et progressivement tous les acteurs de ce quartier. La parole des hommes est secondaire. "J'espère que ce livre permettra de donner la parole aux femmes, qu'elles se sentent écoutées et entendues. J'espère que ce sera un me too des quartiers" nous confie-t-elle.
"Je ne pense pas donner du grain à moudre au Rassemblement national."
Laure Daussy
La démarche a été d'autant plus difficile que Laure Daussy se présente comme "féministe et issue de la gauche". Dans son livre, on apprend qu'une sociologue du CNRS a refusé de lui répondre de peur de contribuer à un acharnement médiatique sur les banlieues : "Je suis très attristée qu’un énième livre sensationnaliste à propos d’un fait divers de banlieue soit en préparation".
Laure Daussy répond clairement : "Je ne pense pas donner du grain à moudre au Rassemblement national. Chez certaines féministes, il y a une peur de s'exprimer sur ces sujets pour ne pas faire leur jeu, mais je rappelle que ce ne sont que des petits groupes de garçons qui sont comme ça. Ce n'est pas l'ensemble de la cité." "J'ai bien conscience qu'il ne faut pas stigmatiser ces quartiers qui souffrent déjà de beaucoup de mépris, de racismes, etc. Mais il ne faut pas s'interdire de dénoncer les violences sexistes dans ces quartiers parce que ce serait abandonner ces adolescentes." "Je rappelle que la violence est partout et pas uniquement dans les quartiers".
"L'Éducation nationale ne respecte pas la loi."
Laure Daussy
L'autrice de La Réputation donne d'abord la parole aux jeunes femmes, mais pas uniquement. Elle est allée à la rencontre d'autres acteurs : éducatifs, associatifs et religieux.
Un des points le plus marquant de ce livre, c'est l'éducation. "L'Éducation nationale ne respecte pas la loi" explique Laure Daussy. "La loi impose trois heures d'éducation affective et sexuelle par an, mais il n'y a pas de volonté de le faire appliquer". Elle explique dans le livre que certains parents retirent leurs enfants de l'école lorsqu'ils savent que ces cours ont lieu. Pour autant, l'autrice juge ces cours essentiels pour lutter contre les stéréotypes et libérer la parole : "c'est un énorme tabou, certains se cachent les yeux devant des schémas d'organes génitaux et en même temps, ils ont accès au pire porno violent. C'est impossible avec ça de construire une sexualité respectueuse."
Le milieu associatif n'est pas exempt de reproche non plus. Bien que l'autrice présente des associations utiles, telles que l'école de la deuxième chance d'Hafida Mehadji, elle n'est pas si élogieuse envers toutes les associations. Dans son livre, elle affirme que certains éducateurs et associations propagent aussi des stéréotypes. Elle développe pour nous : "j'ai rencontré une bénévole qui m'a dit, les femmes portent plainte pour récupérer des pensions alimentaires. Je ne lui en veux pas aux vues de son âge et sa propre éducation joue aussi, mais ces bénévoles ne sont pas suffisamment formés et les associations n'ont pas assez de moyens pour déconstruire ces idées rétrogrades".
"La religion est instrumentalisée pour contrôler ces adolescentes"
Laure Daussy
Parmi la poignée d'hommes qui s'expriment : un imam. Laure Daussy explique que la religion a un rôle crucial dans le quartier du plateau à Creil et que le rigorisme religieux est un acteur du contrôle social. "La religion est instrumentalisée pour contrôler ces adolescentes". Auprès de lui, elle se présente comme journaliste indépendante "afin de ne pas « perturber » la discussion avec des enjeux autour de Charlie Hebdo". Bien que l'imam rappelle que l'injonction à la virginité - un des points que dénonce l'auteur - s'applique tant aux hommes qu'aux femmes, l'autrice précise lors de notre entretien : "dans un contexte de société patriarcale, l'injonction s'appliquera plus aux femmes".
"Il y a un problème de rigorisme religieux, je ne le nie pas mais c'est son interprétation de l'islam"
Laure Daussy
Elle nuance par ailleurs sa critique de la place de l'Islam dans les banlieues. "Il y a un problème de rigorisme religieux, je ne le nie pas, mais c'est son interprétation de l'islam" dit-elle en parlant de l'imam interrogé. Elle l'oppose à la vision du frère de Shaïna qui parle d'"une religion de paix et d'amour qui l'a aidé à ne pas tomber dans une vengeance envers le meurtrier de sa sœur".
Parmi les femmes présentées dans le livre, aucune n'est complètement libre et respectée. Pourtant, Laure Daussy a croisé une actrice pornographique de Creil lors d'un entretien avec un élu. Connue comme telle mais respectée malgré tout d'après l'homme qu'elle interrogeait. Pourtant, l'autrice ne l'a pas interrogée. "Je n'ai pas creusé, c'est le point de vue d'un garçon qui me disait ça, je ne sais pas si… honnêtement, c'était à la fin de mon livre. Je n'avais plus le temps." Bien que de nombreuses femmes soient victimes de la pression sociale à Creil, l'autrice ne prétend pas qu'elles soient toutes dans cette situation.