"Il mourait une personne par jour en moyenne" : l'hécatombe psychiatrique de la Seconde Guerre mondiale commémorée dans l'Oise

Depuis 25 ans, Clermont-de-l'Oise rend hommage aux victimes d'une histoire méconnue : l'abandon des patients d'hôpitaux psychiatriques sous l'occupation allemande. Dans cette ville, 3 500 patients seraient morts de privations.

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C'est une histoire fragmentée. Des milliers de dossiers médicaux, parfois entreposés dans des bâtiments à l'abandon, racontent à bas bruit cette tragédie méconnue : une hécatombe qui s'est déroulée dans les établissements d'internement psychiatrique français pendant la Seconde Guerre mondiale. Au total, 45 000 personnes en auraient été victimes.

Cette mémoire perdure à Clermont-de-l'Oise. La ville a longtemps abrité le plus grand asile psychiatrique de France. C'est aujourd'hui le Centre hospitalier isarien (CHI), mais le passé des lieux est conservé aux archives départementales de l'Oise et la commune rend hommage à celles et ceux qui y ont perdu la vie lors de ces heures sombres.

Environ 3 500 patients seraient morts de faim dans cet asile entre 1941 et 1944. Une stèle a été installée dans le cimetière de la commune pour leur rendre hommage et chaque année depuis 25 ans, le 4 avril, une cérémonie est organisée pour ne pas oublier.

"Cette grand-mère, elle n'existait pas"

Il y a trois ans, Isabelle Gautier découvrait que sa grand-mère repose dans le cimetière de Clermont. "Comment vous dire le cheminement qu'il a fallu pour que j'ose ouvrir le couvercle de cette boîte de Pandore, interroge Isabelle. C'est quelque chose que j'avais au fond de moi, car cette grand-mère, elle n'existait pas. Ma mère a porté une énorme culpabilité de demander l'internement de sa mère et que sa mère en soit morte. Car l'hôpital, normalement, il soigne, surtout l'asile."

Cette grand-mère retrouvée, c'est Hélène Guerrier, internée en octobre 1941. "Très indifférente, ne s'intéresse à rien. À toutes les heures des repas, réclamant beaucoup de pain. S'est disputée avec ses voisines, les traitant de vaches et de sales gueules", indique le dossier de la patiente.

"Elle était qualifiée comme psychotique, remarque Isabelle. J'apprends les soins qui lui étaient prodigués à l'époque, les bains froids, les électrochocs, je lis tout ça, c'est beaucoup d'émotion quand j'apprends que ça n'a pas d'effet. Au fur et à mesure, ce que je lis, c'est qu'elle réclame du pain, elle réclame à manger."

Hélène Guerrier décède de cachexie, un syndrome qui peut être provoqué par la faim, le 7 octobre 1942. Elle avait tout juste 37 ans et ne pesait plus que 36 kg. Une photo prise en 1944 dans le pavillon des hommes rappelle, par la maigreur des corps décharnés, les clichés des survivants des camps de concentration au sortir de la guerre.

"Dans l'année 1941, un patient sur quatre va mourir"

"Dès le début de l'occupation, dans le cadre du rationnement, les malades internés dans les hôpitaux psychiatriques avaient une ration plus faible que celle des hôpitaux généraux, qui était déjà plus faible que celle de la population" explique Emmanuel Bellanger, qui travaille pour la mairie de Clermont-de-l'Oise. Passionné d'histoire, il a consacré un mémoire aux 200 ans d'existence de l'asile de sa commune.

Un établissement qui produisait initialement de la nourriture sur 650 hectares de fermes, ce qui participait à réduire le coût de l'internement des patients. En 1940, il héberge 4 484 personnes. Mais la production s'arrête rapidement après le début de la guerre, car d'après Emmanuel Bellanger, les chevaux ne peuvent plus être nourris et il n'y a plus de carburant pour les rares tracteurs. "Le peu qui était récolté était réquisitionné", ajoute-t-il.

En parallèle, Clermont accueille les patients d'autres hôpitaux psychiatriques jugés trop dangereux en raison des bombardements, comme ceux de Rouen et de La Roche-sur-Yon. La nourriture vient rapidement à manquer, entraînant ces milliers de morts.

Les échanges montrent que les médecins ne comprennent pas que ces patients meurent de faim.

Emmanuel Bellanger

Employé municipal à Clermont-de-l'Oise

"Il n'y a pas de chiffres précis, ce qui est important, c'est de marquer la surmortalité, souligne Emmanuel Bellanger. Par exemple, dans l'année 1941, un patient sur quatre va mourir, là où avant l'occupation, c'était autour de 6 % à 8 %." C'est la même évaluation de la surmortalité qui a permis d'estimer le chiffre de 45 000 victimes au niveau national, sur 78 000 patients décédés à cette période. Une mémoire douloureuse qui n'a ressurgi que dans les années 1990.

Un grand silence

Pour Emmanuel Bellanger, l'ampleur du désastre s'explique initialement par un manque d'analyse de la situation : "les médecins n'ont pas vu tout de suite ce qu'il se passait : on a un ensemble d'échanges sur le fait que l’état de santé des malades se dégrade, leur ventre grossit. Les échanges montrent que les médecins ne comprennent pas que ces patients meurent de faim."

C'est en 1942 que le corps médical se serait rendu compte du problème. "Après tous ces constats, la ration va être un peu augmentée par le gouvernement de Vichy. C'est ce qui permet aux historiens de dire qu'il n'y avait pas de volonté de les exterminer, comme cela a pu être le cas en Allemagne."

À Clermont, tout le monde peut constater que les patients meurent en masse : les corbillards font des allers-retours à l'asile, l'état civil enregistre tous ces décès et la commune doit acquérir de nouvelles parcelles pour agrandir le cimetière. "Encore aujourd'hui, où la population de Clermont a plus que doublé, nous avons une grande partie du cimetière qui est inutilisée et s'enherbe, il est surdimensionné" constate Emmanuel Bellanger.

À la libération, quelques articles sont écrits sur le sujet, puis le silence retombe. Pour les témoins, ces souvenirs sont difficiles à raconter. "Quand j'ai commencé à creuser, j'ai pu contacter des infirmiers à la retraite qui étaient employés à cette époque, se rappelle Emmanuel Bellanger. Il n'y en a que deux qui ont accepté de témoigner. Certains m'ont dit que c'était n'importe quoi et qu'il ne s'était rien passé dans leur service, certains ont nié."

Il s'agit d'un problème de société au sens large.

Emmanuel Bellanger

Employé municipal à Clermont-de-l'Oise

D'autres ont raconté des épisodes glaçants, comme leurs collègues lançant une pomme de terre parmi les patients pour les regarder se battre. Mais l'un des témoins relate aussi ses tentatives de solidarité : "il disait que dans son pavillon, il mourait une personne par jour en moyenne. Ils allaient, avec les malades, cueillir des herbes, leur faire manger des racines, chasser le hérisson."

"C'est ressorti au début des années 90"

En 1987, le psychiatre Max Lafont publie un livre, tiré de sa thèse, où il tente de retracer l'histoire de cette hécatombe française. À Clermont, l'hôpital reste le principal employeur et l'histoire est connue.

"L'importance de cet établissement, sociale, économique, fait que la municipalité a été sensible à cet épisode tragique. C'est ressorti au début des années 90. Nous sommes la seule commune à avoir un lieu de souvenir à l'extérieur de l'hôpital, ailleurs, il y a des plaques dans certains hôpitaux. La municipalité ne voulait pas stigmatiser l'établissement en lui-même, mais bien montrer qu'il s'agit d'un problème de société au sens large" détaille Emmanuel Bellanger. C'est donc devant cette plaque que quelques dizaines de personnes se sont réunies, jeudi 4 avril, pour se souvenir des disparus.

Dans la commune, le musée Henri Theillou consacre également une partie de son exposition permanente à cet épisode tragique de l'histoire du CHI. Il est installé dans l'ancienne morgue de l'hôpital. Dans son grenier, les "petits cousus" témoignent du protocole de l'asile : ces baluchons contiennent les effets personnels des patients, dont ils étaient dépouillés à leur arrivée sur place.

Toutes ces questions d'eugénisme sont très présentes dans l'entre-deux-guerres. Forcément, cela laisse des traces dans les esprits.

Emmanuel Bellanger

Employé municipal à Clermont-de-l'Oise

Si la ville de Clermont est l'un des rares lieux de cette mémoire, une plaque commémorative a aussi été installée sur le parvis des Droits de l'Homme, devant le Trocadéro de Paris en décembre 2016. Cette mémoire, reconnue tardivement, semble honteuse, peut-être parce qu'elle fait transparaître l'absence de considération pour ces "aliénés".

"À cette époque comme à d'autres, il y a une classification entre la valeur des vies, celle de ces malades n'avait pas forcément autant de valeur que celle d'autres personnes. Avant la guerre, le conseil d'administration (ndlr : du CHI) était composé d'élus. Dans les années 30, un conseiller général, médecin, s'offusquait que l'on construise à grands frais un hôpital pour les 'enfants anormaux' car leur durée de vie était limitée, c'était indécent. Toutes ces questions d'eugénisme sont très présentes dans l'entre-deux-guerres. Forcément, cela laisse des traces dans les esprits. Quand des conditions exceptionnelles comme l'occupation surviennent, chacun établit ses priorités" conclut Emmanuel Bellanger. 

Avec Élise Ramirez / FTV

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