Les communautés Emmaüs dans la tourmente : "Il faut séparer l’homme pervers de son action humanitaire qui est extraordinaire"

Depuis les révélations des témoignages de plusieurs femmes sur les agressions sexuelles de l’Abbé Pierre, les communautés Emmaüs sont en pleine confusion. Faut-il retirer l’image du fondateur du mouvement sur le logo, les affiches, les camions ? L’œuvre et l’homme sont-ils indissociables ? Nous avons interrogé les membres de la communauté du Clermontois.

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Dans cette communauté Emmaüs, située à Erquery, dans l’Oise, salariés, bénévoles et compagnons sont toujours à pied d’œuvre pour faire tourner la boutique. Récupération des dons des particuliers, restauration des meubles, ventes et surtout accueil des plus démunis. Ici, on n’oublie pas la mission première d’Emmaüs : "Nous accueillons sans sélection uniquement des personnes sans ressources qui n’ont plus rien et que nous accompagnons vers un mieux-être", annonce la direction de la communauté. Mais, depuis deux mois, la confusion règne.

Le choc des révélations

Emmaüs International, Emmaüs France et la Fondation Abbé Pierre ont rendu publics, le 17 juillet dernier, les témoignages de plusieurs femmes sur des agressions et harcèlements sexuels du fondateur du mouvement. À la suite des révélations, Emmaüs a mis en place un dispositif d’écoute. Depuis, la cellule a reçu de nombreux témoignages concernant les agissements de l’abbé Pierre. Ils s’ajoutent aux sept témoignages rendus publics en juillet 2024 dont la synthèse est disponible sur les sites des trois organisations. D’après le communiqué, diffusé par la Fédération Emmaüs France, "la violence et l’extrême gravité de certains nouveaux témoignages ont suscité un nouveau choc au sein de nos organisations". 

Séparer l'homme de l'action

Désormais, la communauté d’Erquery, navigue entre indignation et embarras. "C’est le choc, surtout chez les compagnons. Ça les heurte. Il y a beaucoup de débats entre ceux qui souhaitent enlever toute référence à l’Abbé Pierre dans la structure et ceux qui sont dans le déni de ces révélations", explique Ludwig Debienne, directeur de la communauté à Erquery.

Ce qu’on a découvert sur l’Abbé Pierre est choquant, mais le rayer de la carte me choque tout autant.

Jean, bénévole à la commaunauté Emmaüs du Clermontois

Pour Jean, bénévole depuis deux ans dans la communauté, l’emballement face à ces révélations n’est pas justifié. "Ce qu’on a découvert sur l’Abbé Pierre est choquant, mais le rayer de la carte me choque tout autant. C’est dire qu’il n’existe plus. Alors qu’il se passe des choses magnifiques dans les communautés. Des gens différents vivent ensemble et font un boulot énorme. Grâce à leur travail, ils se sortent de la misère et ils permettent que des gens viennent acheter le fruit de leur travail, souvent des gens démunis. C’est unique !", exprime le bénévole.

Hier, nous avons trié les livres sur l’abbé Pierre pour les mettre dans des cartons.

Ludwig Debienne, responsable de la communauté Emmaüs du Clermontois

Il y a encore deux mois, dans cet immense bâtiment, qui faisait office d’annexe de l’hôpital psychiatrique de Clermont de l’Oise, chaque mur rendait hommage au fondateur d’Emmaüs. Des portraits, des photos, des citations de l’homme qui est passé du statut de sauveur à celui de prédateur. Petit à petit, ces images se font plus rares. "Les plus grands tableaux le représentant ont été décrochés et rangés. Hier, nous avons trié les livres sur l’abbé Pierre pour les mettre dans des cartons. Ceux qui le représentaient. Mais, ces ouvrages parlent aussi des communautés et mettent en lumière des témoignages de compagnons. Je ne voudrais pas les mettre au pilon, mais on ne peut plus les exposer", explique, embrassé, le directeur.

"Pédophile, violeur", ont crié des gens en voyant l’image de l’Abbé Pierre sur notre véhicule.

Franck, compagnon à la communauté Emmaüs du Clermontois

Franck est compagnon à Erquery depuis plus d’un an. Avant cela, il était bénévole dans la communauté de Beauvais. Lorsque nous l’interrogeons, c’est immédiatement le mouvement de l’Abbé Pierre qu’il met en avant. "Son œuvre de générosité a permis à beaucoup de gens de s’investir et de sortir de la grande misère. Ce qu’il a fait est très condamnable, mais est-ce qu’on va oublier l’œuvre pour autant ? Et nous pousser à oublier ses efforts pour la lutte contre la misère ?", se questionne-t-il. Il nous relate des incidents vécus par ses collègues de la communauté. "Des livreurs ont été victimes de propos désagréables dans la rue quand ils se déplaçaient avec le camion Emmaüs. "Pédophile, violeur", ont crié des gens en voyant l’image de l’Abbé Pierre sur notre véhicule. Nous sommes inquiets. Est-ce qu’on va fermer ? Qu’est-ce qu’on va devenir ?", s'interroge le compagnon.

Il faut séparer l’homme pervers de son action humanitaire qui est extraordinaire.

Edith, bénévole à la communauté Emmaüs du Clermontois

Édith est plus optimiste. Bénévole depuis huit ans à la communauté d’Erquery, elle n’envisage pas la fin d’Emmaüs. "Les communautés sont indispensables. Elles sont très implantées sur les territoires. Son action est vitale pour bon nombre de personnes en France et à l’étranger. Les communautés ne peuvent pas être victimes des agissements d’un homme", assure Edith. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : séparer l’homme de l’œuvre. "Il faut séparer l’homme pervers de son action humanitaire qui est extraordinaire. Il ne faut pas effacer son action sur 70 ans. Mais il faudra prendre des décisions par rapport à son image", ajoute la bénévole.

Un changement profond à Emmaüs

Dans les locaux, un numéro vert est désormais affiché, un dispositif d’écoute et de recueil de témoignages. Mais pour la présidente d’Emmaüs du Clermontois, il faut aller plus loin au sein des communautés. "Il a usé de son pouvoir pour réaliser des choses importantes, qui nous portent encore aujourd’hui, mais a aussi abusé des plus fragiles. On doit être transparent vis-à-vis de toutes les victimes pour que cela n’existe plus nulle part. On doit travailler sur cette question de la violence au sein de nos communautés et la parole des femmes. Il faut réfléchir à la façon dont on peut aider les victimes et sur chaque cas qui se présente parmi les bénévoles, les compagnons et les salariés. Il ne faut plus que ça recommence", déclare Frédérique Isambart, qui ajoute : "Il faut se demander si l'effigie peut manquer de respect aux victimes."

Certaines communautés ont tranché. Face à l'agressivité de certains clients, les responsables ont décidé de supprimer les images de l'abbé Pierre. C'est le cas de la communauté de Saint-Quentin, dans l'Aisne. "J'ai décidé de supprimer l'effigie de l'abbé Pierre sur le camion et la fresque après les réactions négatives des clients et des passants. On va recouvrir son image sur la fresque", explique Philippe Duforest, président de la communauté. Une fresque où est inscrite une citation de l'abbé Pierre, pour le moins inadaptée à la situation : "Si je meurs demain matin, tout est organisé pour continuer sans aucun souci."

Emmaüs International et Emmaüs France organisent régulièrement des réunions en Visio pour accompagner les responsables des communautés. Mardi 17 septembre, elles ont reçu un mail leur conseillant de retirer toute image de l’Abbé Pierre, dans leurs locaux, sur leurs façades et sur les véhicules. Les organisations leur annoncent également qu’un kit de visuels leur sera transmis pour remplacer l’effigie du fondateur. D’autres décisions comme le changement de dénomination de La Fondation Abbé Pierre font aussi l'objet de réflexion. Emmaüs France a également proposé le retrait de la mention "fondateur abbé Pierre" du logo du mouvement.

Nos décisions sont impératives, par respect pour les victimes qui ont pris la parole, mais aussi pour les bénévoles, les salariés, les compagnes et les compagnons du mouvement.

Emmaüs

La question, qui paraissait encore poser problème pour l’organisation, semble avoir trouvé une réponse : "Notre Mouvement sait ce qu’il doit à l’abbé Pierre […] L’importance de son action constitue un fait historique. Nous sommes désormais confrontés à la douleur insupportable qu’il a fait subir. Nos décisions sont donc impératives, d’abord par respect pour les victimes qui ont pris la parole, mais aussi pour les bénévoles, les salariés, les compagnes et les compagnons du Mouvement, les soutiens et les donateurs, dont l’action au quotidien, si précieuse et nécessaire, serait entachée d’un malaise profond si rien ne changeait", indique Emmaüs dans un communiqué publié sur son site.

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