Une étude menée par des organisations non gouvernementales révèle des niveaux alarmants d’un polluant éternel peu connu et largement non règlementé : le TFA. Très élevé dans les zones agricoles et les eaux de Picardie. L’Aisne, la Somme et l’Oise font partie des départements le plus touchés.
2400 nanogrammes par litre dans l’Aisne, à Choisy-au-Bac, 1900 ng/l dans l’Oise, à Clairoix, 1500 ng/l dans la Somme, à Glisy et jusqu’à 2900 ng/l à Paris, dans la Seine, aux pieds de la cathédrale Notre-Dame : la deuxième concentration la plus élevée sur les échantillons d’eau de surface testés. Des mesures de concentration de TFA, acide trifluoroacétique, qui dépassent la valeur limite proposée dans la directive européenne sur l’eau potable. Le Réseau européen d’action sur les pesticides et ses membres, dont Générations Futures, ont analysé 23 échantillons d’eau de surface et six échantillons d’eau souterraine provenant de dix pays de l’Union européenne, en avril 2024.
Leur conclusion est alarmante : les eaux européennes seraient massivement contaminées par ce produit chimique très persistant. "79 % des échantillons présentaient des niveaux de TFA supérieurs à la limite de 500ng/l", indique le rapport "TFA dans l'eau en Europe, révélations exclusives sur une contamination aux PFAS ignorée". L’analyse dénonce "la plus grande contamination connue de l’eau à l’échelle européenne par un produit chimique fabriqué par l’homme".
Le TFA : un "polluant éternel" dans les zones rurales
Le TFA est issu de la dégradation des pesticides PFAS, surnommés les polluants éternels, utilisés en agriculture et dans l’industrie pour leur stabilité. Ces PFAS servent à fabriquer des toiles imperméables, des poêles antiadhésives, des emballages alimentaires et sont également contenues dans les pesticides.
Le journal Le Monde publie une enquête en février 2023, dans laquelle il révèle l’existence de trois sites qui utilisent ou ont utilisé des PFAS : dans la Somme, le Pas-de-Calais, mais surtout dans l'Oise, l’un des 5 épicentres français de la pollution où les PFAS elles-mêmes sont fabriquées.
L’ONG Générations futures, co-fondée par le Picard François Veillerette a déjà effectué de nombreux relevés, notamment dans la rivière Oise, à proximité de la plateforme chimique Chemours, implantée à Villers-Saint-Paul, qui produit des PFAS. Les résultats de ses analyses de mars 2024 mettent en évidence une concentration totale en PFAS de 4128 ng/l, soit un chiffre 3,6 fois plus élevé que celui constaté en 2023 au même endroit. Des polluants éternels qui deviendront potentiellement des TFA.
Les pesticides s’accumulent et deviennent une molécule quasi indestructible.
François Veillerette, co-fondateur de Générations futures
Cette fois-ci, l’étude exploratoire conjointe se concentre sur les zones rurales. "Nous avons voulu chercher les pollutions d’origines agricoles. Nous avons donc prélevé des échantillons dans les rivières en amont des grandes villes, comme Amiens, Compiègne et Paris. Les résultats sont à la mesure de ce qu’on pouvait craindre, car on retrouve beaucoup plus de TFA, c’est-à-dire la dégradation des PFAS pesticides que de PFAS eux-mêmes, car les pesticides s’accumulent et deviennent une molécule quasi indestructible", explique François Veillerette.
Un polluant non classifié
Selon les associations, la plupart des 27 pays de l’Union européenne ne surveille pas les niveaux de TFA dans les eaux de surface, les eaux souterraines et l’eau potable. Pourtant, dans l'UE, l'eau est considérée comme une ressource hautement protégée. Plusieurs lois européennes visent à protéger l'eau contre les polluants. Cela s'applique en particulier aux substances actives des pesticides et à leurs "métabolites pertinents", les produits issus de la transformation et de la dégradation des pesticides.
[...] ce qui est, sans doute, la contamination la plus importante et la plus répandue des eaux de surface et souterraines européennes, par un produit chimique fabriqué par l’homme dans l’histoire.
Salomé Roynel, chargée de mission à PAN Europe, le réseau européen d’action sur les pesticides.
Selon le règlement européen sur les pesticides, ils ne peuvent être autorisés que s'il a été prouvé que la concentration de la substance active dans les eaux souterraines ne dépasse pas une valeur seuil de 100 ng/l.
Toutefois, le TFA n’est pas règlementé, car il a été classé comme "non pertinent" par les autorités européennes et échappe donc au seuil limite des pesticides et de leurs produits de dégradation dans les eaux souterraines. "La décision désastreuse de l’EFSA (autorité européenne de sécurité des aliments) de négliger la contamination des eaux souterraines par le TFA a assuré la commercialisation des pesticides PFAS pour les fabricants et a jeté les bases de ce qui est sans doute la contamination la plus importante et la plus répandue des eaux de surface et souterraines européennes par un produit chimique fabriqué par l’homme dans l’histoire", déclare Salomé Roynel, chargée de mission à PAN Europe, le réseau européen d’action sur les pesticides.
Des conséquences ignorées sur la santé
D’après le rapport "TFA dans l'eau en Europe", "l’utilisation intensive et non réglementée [des PFAS] dans les produits industriels et les biens de consommation depuis le milieu du 20e siècle a eu pour conséquence que les PFAS sont devenues de plus en plus omniprésentes dans les organismes vivants et l'environnement dans le monde entier, à des niveaux qui soulèvent des questions quant à la réversibilité de cette pollution. Dans le même temps, nous reconnaissons de plus en plus les dangers et les risques importants que les PFAS représentent pour la santé humaine."
Pourtant, les gouvernements des États membres ont ignoré le problème du TFA pendant des décennies. Il existe donc peu de recherches sur sa toxicité pour l’environnement et les humains. Mais d’après l’enquête des associations européennes, les industriels savaient, grâce à leurs propres études sur les rats et aux observations des travailleuses enceintes, que leurs principaux composés PFAS de l'époque, provoquaient des malformations congénitales.
À la fin des années 1980 et dans les années 1990, les fabricants ont finalement constaté une augmentation des taux de cancer chez les travailleurs manipulant des PFAS et une augmentation des taux de tumeurs dans les études animales. "Bien que le TFA soit le produit final persistant d’environ 2000 composés PFAS, il existe peu de recherches sur sa toxicité pour l’environnement et les humains", déplore le docteur Pauline Cervan, toxicologue chez Générations Futures.
Les PFAS qui ont fait l'objet de recherches plus approfondies présentent des propriétés de toxicité pour la reproduction, de cancérogénicité, d'immunotoxicité et de perturbation endocrinienne.
Rapport du réseau européen d'action sur les pesticides (PAN Europe)
L’enquête indique qu’une étude récente commandée par l'industrie elle-même pour étudier la toxicité du TFA pour la reproduction a observé des malformations sur des lapins ayant reçu du TFA, rappelant les malformations similaires observées chez les rats et l'homme. Pour les organisations à l’origine de l’enquête, il y a urgence à agir. Ils s’appuient sur les études scientifiques réalisées en Europe. "Les quelques PFAS qui ont fait l'objet de recherches plus approfondies présentent des propriétés de toxicité pour la reproduction, de cancérogénicité, d'immunotoxicité et de perturbation endocrinienne. Ces effets nocifs peuvent se produire, même à des concentrations très faibles, et des milliers de personnes sont déjà tombées malades, ou sont décédées à la suite d'un contact avec ces substances."
Des tentatives de contrôle des PFAS
En Allemagne, l’Office fédéral allemand des produits chimiques s’est emparé du sujet et a récemment informé l’Agence européenne des produits chimiques de son intention de proposer de classer le TFA comme toxique pour la reproduction. "Pour qu’un état aussi développé en industries chimiques le propose, c’est qu’il y a un danger sérieux", relève François Veillerette.
En janvier 2023, cinq états membres, Pays-Bas, Allemagne, Danemark, Norvège et Suède, ont proposé à la Commission européenne d’interdire tous les PFAS, dans l’Union. Cette proposition est en cours d’examen par l’Agence européenne des produits chimiques. Les tractations pourraient encore durer deux ans. En France, l’État a annoncé un plan d’actions en janvier 2023. Il promet des contrôles renforcés et de nouvelles normes, en s’appuyant sur l’Anses, l’Agence nationale de sécurité sanitaire.
L'unique expertise de l'Anses sur les PFAS dans l'eau date de 2010, mais rien sur les TFA. "Concernant plus spécifiquement les TFA, la campagne de 2010 du laboratoire d’hydrologie de Nancy (LHN) ne recherchait pas cette molécule, notamment parce qu’elle nécessite une technologique spécifique de mesure dont nous ne disposions pas à l’époque", explique l'Anses qui indique sur son site internet, son "soutien à la proposition de restriction des PFAS portée au niveau européen pour réduire à la source les émissions de ces substances." Elle assure accélérer les recherches sur les substances et travailler sur "un état des lieux de la présence de PFAS dans les ressources en eaux et dans l'eau destinée à la consommation humaine."
Prônant le principe de précaution, les associations demandent notamment une interdiction rapide des pesticides PFAS et une restriction générale de l'utilisation des "polluants éternels". "Il faut anticiper et retirer ces produits. Ces TFA doivent être classés comme métabolites pertinents par les autorités et ainsi réduire leurs doses limite dans l’eau", assure François Veillerette, qui annonce que d’autres échantillons sont actuellement en analyse. Celles-ci concernent l’eau du robinet, prélevée à différents endroits en Picardie, à Glisy et Clairoix.
L’eau destinée à la consommation humaine peut également être une source d’exposition. Actuellement, la limite autorisée pour les pesticides dans l’eau du robinet est de 100 nanogrammes par litre. Mais la tolérance pour les métabolites non pertinents, soit les fameux TFA, est de 900 ng/l. Les résultats de cette nouvelle étude sont attendus dans les prochaines semaines par l’ONG Générations Futures.