Témoignage. En 1983, Jean-Yves Labrousse est laissé pour mort lors du massacre de sa famille, un drame qu'il a longtemps enfoui

Publié le Mis à jour le Écrit par Jennifer Alberts

En octobre 1983, la famille de Jean-Yves Labrousse est assassinée à Saint-Martin-le-Noeud dans l'Oise alors qu'il n'a que 15 ans. Seul survivant de cette tuerie, il raconte le drame et sa vie d'après dans "L'écho des ombres", un livre écrit avec sa fille Camille et la journaliste Constance Bostoen.

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Attention, ce contenu peut heurter la sensibilité de certains lecteurs.

Il observe en silence l'équipe de tournage s'installer. Il sourit parfois. Ne perd rien de ce qui se passe autour de lui. Demande s'il parle assez fort. Dans quelle direction il doit regarder. Ce qui frappe d'ailleurs chez Jean-Yves Labrousse, c'est l'intensité et la douceur de son regard. Et le calme de sa voix lorsqu'il raconte le drame qui a marqué sa vie. Un drame qu'il a longtemps subi. Mais surtout enfoui.

Dans la nuit au 5 au 6 octobre 1983, Jean-Yves Labrousse, 15 ans, perd en quelques heures Jean-Jacques et Francianne, ses parents, sa sœur de 19 ans, Caroline, Fabrice, son petit frère âgé de 12 ans et ses grands-parents maternels, George et Christiane. Assassinés dans la maison familiale de Saint-Martin-le-Noeud dans l'Oise. Trucidés de dizaines de coups de couteau par l'ex-petit ami de Caroline, un apprenti charcutier qu'elle avait quitté peu avant.

Ça m’a surpris de le voir là. Maman également était surprise parce qu’avec ma sœur, ces derniers temps, c’était un peu compliqué.

Une nuit d'horreur que Jean-Yves Labrousse, seul survivant de cette tuerie, décrit en détail plus qu'il ne la raconte. Il le dit lui-même : il a pris de la distance, de la hauteur par rapport à tout ça. On sent presque une forme de détachement. Mais on ne peut s'empêcher de remarquer que parfois son regard s'égare. Que parfois sa voix s'arrête. L'horreur est encore là, 40 ans plus tard. Et le rattrape par flashes. "J’accueille les flashes maintenant. Ils viennent mais ils ne me terrorisent plus. C’est moins agressif."

Des somnifères dans le hachis parmentier

La soirée du 5 octobre 1983 avait pourtant bien commencé pour la famille Labrousse. Jean-Yves rentre vers 19h30 avec sa mère de sa journée de stage dans un salon de coiffure. Le repas est déjà prêt : c'est Caroline qui l'a préparé. Avec l'aide de son ex-petit ami. "Ça m’a surpris de le voir là. Maman également était surprise parce qu’avec ma sœur, ces derniers temps, c’était un peu compliqué." Au menu, du hachis parmentier. Drogué aux somnifères. Jean-Jacques, le père de Jean-Yves, est pris de malaise. "J’ai le souvenir que maman a dit 'Pascal – c’est le prénom de cet apprenti charcutier – Pascal nous a drogués'. Je n’ai pas compris du tout. J’étais ahuri. Du coup, on a été aussi pris de sommeil et je suis allé me coucher."

Dans la nuit, des bruits de porte qui claque et de quelqu'un qui court dans la maison sortent Jean-Yves de sa torpeur médicamenteuse. Fabrice, avec lequel il partage la chambre, dort profondément dans son lit. "J’arrive à prendre sur moi et à me lever. Je traverse la chambre. (...) J’arrive dans le couloir. Là, dans le couloir, j‘entends une respiration très forte, une respiration animale. Et, j’aperçois une lame qui brille dans, je ne sais pas, je ne sais pas d’où venait la lumière, mais je vois quelque chose de métallique qui vient vers moi. Je me fais éventrer. (...) Je vais être blessé une deuxième fois à la cuisse. Et je vais être laissé pour mort."

J’ai envie de hurler parce que je voudrais pouvoir faire quelque chose mais je ne peux rien faire.

Jean-Yves finit par reprendre conscience et parvient à se réfugier sous le bureau d'une pièce à l'étage. "Je tire la chaise. Je prends ma respiration. J’essaie de ne plus respirer parce que je sais qu’à ce moment-là, je suis en danger. Je perds connaissance. Je me réveille et je me rends compte que ma sœur est là. Je ne la vois pas. Je l’entends. Elle parle à quelqu’un. Et ce quelqu’un lui dit 'il est où Jean-Yves ?'. Elle répond 'je ne sais pas' et ça frappe. J’entends que quelqu’un, cette personne qui parle, frappe ma sœur. Et plus il la frappe, et moins sa voix devient audible. Ça se passe à moins d’un mètre de moi. Et ça continue et ça continue. Et moi, j’ai la douleur de l’éventration et il y a cette douleur psychologique d’entendre ma sœur se faire massacrer à moins d’un mètre de moi et de me dire que moi-même, je suis en danger. Donc j’essaie de ne pas respirer ou tousser, sinon ça va en être fini de moi. Et en même temps, j’ai envie de hurler parce que je voudrais pouvoir faire quelque chose mais je ne peux rien faire. Et il continue à frapper et ma sœur a cette voix, elle qui avait une jolie voix de femme, sa voix devient métallique. Métallique. Et je perds connaissance."

Instinct de survie

Une nouvelle fois, l'instinct de survie réveille Jean-Yves qui, par crainte que le meurtrier l'ait vu, se hisse pour se cacher dans les combles de la maison où il s'évanouit à nouveau. "Je vais me réveiller parce que je sens de la fumée, j’ai du mal à respirer. Et là, je me dis 'Jean-Yves, il ne faut pas que tu restes là, la maison brûle'. Je descends l’escalier. Et là en effet, je suis face à des flammes. Et dans les flammes, je me rends compte, je devine, j’aperçois la silhouette de maman qui est en train de brûler. Je suis pris de panique. Je continue d’avancer et je trébuche dans mon petit frère qui est décédé et que j’ai entendu, quelque temps avant, supplier cette voix, la même voix qui demandait à ma sœur où j’étais. Je me dis que je ne peux pas rester là."

J’entends cette voix que j’ai entendue dans la maison (...) dire 'Jean-Jacques – c’est mon papa – Jean-Jacques a tué tout le monde. Jean-Jacques est devenu fou. Il a tué tout le monde'. Et là, je me dis que ce n’est pas du tout ce qui s'est passé.

Jean-Yves parvient à enjamber le portail de la maison et à parcourir, difficilement, les 200 mètres qui le séparent de la première maison. "Et en me rendant là, je me rends compte qu’il y a mon grand-père qui est décédé sur la chaussée et un peu plus loin, ma grand-mère. Tués aussi. Ils gisent dans leur sang." Lui a le ventre ouvert et fait une hémorragie.

Arrivé sur place, malgré son état physique et la douleur, il appelle à l'aide en frappant sur la vitre de la fenêtre. L'effort va le plonger encore une fois dans l'inconscience. Et c'est une voix qu'il perçoit un peu plus loin qui va le sortir de sa torpeur : "j’entends cette voix que j’ai entendue dans la maison. Cette voix qui me cherchait, qui demandait à ma sœur où j’étais, qui en même temps portait les coups à ma sœur, cette voix quand mon petit frère l’a suppliée de ne pas le tuer. Et cette voix est en train de dire 'Jean-Jacques – c’est mon papa – Jean-Jacques a tué tout le monde. Jean-Jacques est devenu fou. Il a tué tout le monde'. Et là, je me dis c’est pas possible. Ce n’est pas possible. Ce n’est pas du tout ce qui s'est passé. Je me dis 'il faut que tu te réveilles'. Je me réveille, j’ai encore 100 mètres à faire. Et je cours".

Six assassinats par dépit amoureux

Jean-Yves va courir 100 mètres jusqu'à la maison de son oncle où il sera mis à l'abri après avoir brièvement raconté ce qui s'est réellement passé. Puis c'est le tourbillon de l'arrivée des secours et de la police. L'adolescent est hospitalisé à Beauvais pour y être opéré et soigné. "Là, je suis dans le déni total. Je me dis que j’ai fait un cauchemar. (...) Mais quand je vais voir les gendarmes, je me rends compte que ce qui se passe, c’est grave et que les flashes que j’ai, ce ne sont pas des cauchemars. Que je l’ai vraiment vécu."

Il prend alors conscience violemment qu'en une nuit, il a perdu ses parents, ses grands-parents, son petit frère et sa grande sœur. Et qu'il est le seul survivant.

Pascal Dolique est arrêté. Mis en garde à vue et interrogé. Après avoir nié les faits, il finit par avouer avoir tué six des sept membres de la famille de son ex-petite amie. Par dépit amoureux. Par désespoir sentimental. Il le redira lors de son procès en 1989. On apprendra également qu'il avait l'intention cette nuit-là d'enlever Caroline et qu'il avait drogué le repas pour faciliter la chose. La situation se serait envenimée lorsqu'elle avait résisté. Pascal Dolique l'avait alors assommée avec un gourdin. Un remue-ménage qui avait réveillé Jean-Jacques et Francianne, ses parents. C'est ce qui a déclenché la folie meurtrière du jeune homme.

Avant ça , j’avais l’image d’une famille unie. Il y avait de grands repas où les enfants jouaient, où les adultes se racontaient des histoires, où on dansait. Et là, tous les gens que j’aimais, ceux qui restent vont se déchirer.

Pascal Dolique est condamné à la prison à perpétuité avec une peine de sûreté de 18 ans.

Survivre en ne pensant qu'à l'instant présent

Jean-Yves, lui, est placé sous tutelle chez un oncle. Mais les choses ne se passent pas très bien : des dissensions apparaissent au sein de la famille pour des questions d'héritage. "Avant ça, j’avais l’image d’une famille unie. Il y avait de grands repas où les enfants jouaient, où les adultes se racontaient des histoires, où on dansait. Et là, tous les gens que j’aimais – je vais perdre ma famille –, mais ceux qui restent vont un peu se déchirer. Je me rends compte qu’entre la maman de papa et la sœur de papa, ce n’est pas le grand amour, qu’il y a des disputes. Ça va être des déchirements familiaux incessants. Et pour moi, c’est encore un déchirement. J’ai perdu ma famille proche, mais ma famille éloignée, elle se déchire tout le temps."

J’ai ces flashes. Qui me viennent jour et nuit. Et parfois, mes jours sont pires que mes nuits.

Pour faire face à toutes ces épreuves, l'adolescent timide et un peu solitaire devient un boulimique de sport et de rencontres sentimentales. Un hyperactif de l'instant présent. Il entreprend un apprentissage en coiffure et va se former dans le salon où allait son père. "Je me suis rendu compte, mais pas tout de suite, que je suis allé là, parce que ça me rassurait inconsciemment, parce que j’y avais des souvenirs avec mon papa. Parce que je l’avais entendu rigoler. Que c’était des moments heureux."

Deux mariages. Quatre enfants. Et pas un mot de son histoire familiale à ses proches. Jamais il ne racontera la vérité, préférant le mensonge d'un accident de voiture meurtrier pour les protéger de l'horreur de la réalité. Il va enfouir ce secret pendant plus de 30 ans. Mais en 2016, il sent son esprit vaciller sous l'effet d'une dépression qui l'envahit alors.

Lui qui ne s'est jamais fait accompagner psychologiquement comprend qu'il est temps de le faire. "J’ai ces flashes. Qui me viennent jour et nuit. Et parfois, mes jours sont pires que mes nuits. J’ai des flashes de cette nuit. Je revois Maman brûler dans les flammes. J’entends Caroline se faire massacrer. J’entends mon petit frère qui supplie… Pascal. Et c’est compliqué. Et ce sont des choses que je vis encore aujourd’hui. Je pensais que ça ne cesserait jamais."

Écrire pour transmettre l'histoire familiale

Jean-Yves va alors enfin raconter ce qui le hante. À un professionnel certes mais il raconte. Un travail sur lui-même qui va lui donner la force de dire la vérité à sa fille aînée, Camille, alors étudiante à Paris. "Avec le temps, elle avait appris par des brèves de ci, de là, des choses incohérentes, des bouts d’histoire. Et elle avait besoin de connaître la vraie histoire. Et en 2016, quand elle me fait la demande de lui parler de ma famille, pendant quelques secondes, mon cerveau tourne à trois mille à l’heure. Je me dis que je ne peux pas attendre. Je ne peux plus attendre. J’ai trop attendu. J’ai essayé de faire quelque chose pour la protéger et en même temps, je sens qu’elle n’est pas très bien. Et je sens que, pour son devenir de femme, son devenir d’adulte, il est important qu’elle sache d’où elle vient. Et je lui raconte au restaurant. J’ai conscience que ce n’est peut-être pas le moment approprié. Mais si j’attends encore, quand est-ce que ce sera le bon moment ? Je vais raconter en essayant de limiter les choses, en essayant d’enlever le sensationnel. Mais, dans le non verbal, elle va se rendre compte que, rien que le fait de le raconter, l’horreur sort de mon regard et de mes expressions."

On vit avec ça, on apprend à vivre avec ça. Ça ne guérit jamais vraiment mais on apprend à vivre avec ça.

Camille est étudiante en lettres. Son père se dit que ce qui est désormais leur histoire ferait peut-être un bon livre. Qu'elle pourrait l'écrire. Camille est d'accord mais elle demande que Constance Bostoen, une camarade de lycée devenue journaliste, les aide. "C’est une démarche qui n’est pas facile parce qu’en 1983, après le 6 octobre, les journalistes de l’époque n’ont pas été très cordiaux. (...) Au départ, je suis très réticent, je prends des distances. Mais comme c’est la camarade d’école de Camille, je me dis que si Camille travaille avec elle, c’est que c’est quelqu’un de bien. Et puis je finis par lui faire confiance." L'écriture à six mains de L'écho des ombres est en route.

Prendre conscience du chemin parcouru

Chaque semaine pendant sept mois, Jean-Yves va mettre des mots sur l'horreur et sur son parcours d'enfant traumatisé. Un travail qui va lui ouvrir les yeux sur sa vie. "Ça va me permettre de prendre de la hauteur. De comprendre comment j’ai réussi à avancer. Parce que, pour moi, j’avais juste mis un pied devant l’autre. Je n’ai pas conscience que l’enfant multidys qui a quadruplé son CP a réussi son parcours professionnel. (...) Je reconnais que, avec la parution du livre, ça fait ressortir beaucoup de choses du fait des interviews. Mais c’est nécessaire. Ça fait partie de la thérapie. Je n’ai pas eu conscience de ça au départ. Au départ, c’était vraiment l’idée de transmettre. Je n’ai pas compris tous les côtés positifs que pouvait avoir ce livre, notamment pour les personnes multidys. Pour comprendre qu’on peut y arriver, que tout est possible, que le champ des possibles est ouvert. Et que les gens qui ont subi des traumatismes, ce n’est pas facile, ça demande du temps, chacun son parcours, chacun à son rythme mais qu’on peut y arriver. On vit avec ça, on apprend à vivre avec ça. Ça ne guérit jamais vraiment mais on apprend à vivre ça."

Je me dis que si j’accorde mon pardon, et mes parents dans tout ça ? Donc j’ai encore du chemin à faire. Je n'ai pas de haine. Le pardon, c’est une chose à laquelle je réfléchis.

Aujourd'hui, Jean-Yves Labrousse n'est plus coiffeur. Lui, l'enfant en échec scolaire, est devenu formateur pour adultes en insertion professionnelle. Quand il parle de sa reconversion et de son livre, on a le sentiment que c'est surtout ce qu'il veut que l'on retienne. Que l'on retienne là où il est arrivé et non ce qu'il a traversé. Que l'on retienne que l'on peut se relever de tout. Même de l'innommable. Et être heureux.

Être heureux malgré tout

"Oui, je suis heureux aujourd’hui. Je suis heureux. Bien sûr. Le deuil est fait. (...) Je n’ai pas de haine. Je ne suis pas revanchard. Même si, au départ, quand j’étais à l’hôpital, j’avais envie de vengeance, je le reconnais. Mais je me suis rendu compte que la haine n’apporte rien. Ça vous détruit de l’intérieur. Vous devenez aigri. Vous perdez le sens des choses que m’a inculquées mon papa : l’humanité, le respect de l’autre, le respect de la différence. La haine n’apporte rien."

A-t-il pardonné à l'assassin de sa famille ? "Je me suis dit que c'est une chose envisageable mais dans l’absolu. Dans l’absolu. Parce que, de vous à moi, je suis un peu partagé par la notion de respect de mes parents. Je me dis que si j’accorde mon pardon, et mes parents dans tout ça ? Donc j’ai encore du chemin à faire. Je n'ai pas de haine. Le pardon, c’est une chose à laquelle je réfléchis. Je me questionne mais j’ai peut-être besoin de prendre de la hauteur."

Pascal Dolique est sorti de prison après 16 ans derrière les barreaux. Dans L'écho des ombres, Jean-Yves Labrousse l'appelle "l'autre". Et pendant l'entretien, il aura à chaque fois une hésitation à l'appeler par son prénom. Un prénom qu'il prononce très vite. Comme pour s'en débarrasser. Comme pour ne pas humaniser celui qui a commis l'inhumain.

Avec Gaëlle Fauquembergue / FTV

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