Isabelle, Amiénoise, victime d’inceste, a témoigné à la commission sur l'inceste et nous livre ses impressions après la publication du rapport. Professionnels mieux formés, remboursement des soins pour les victimes, imprescriptibilité des viols et agressions sexuelles commis sur les enfants, 82 préconisations pour protéger les enfants.
"Être victime d'inceste, c'est être brisée dans notre enfance. C'est d'une violence extrême, on nous tue à l'intérieur." Isabelle avait 10 ans lorsque les agressions sexuelles ont commencé, chez elle, dans son foyer. L’auteur était un membre de sa famille. Elle subit alors une amnésie traumatique et c’est à l’âge de 20 ans, que la mémoire lui revient. "Ce qui m’a marquée longtemps, ce sont les sensations. Le souvenir en lui-même est là, j’ai quelques scènes en mémoire. Mais ce qui est tatoué dans ma chair, ce sont les sensations. Je les ai toujours, 42 ans après", confiait-elle à France 3 Hauts-de-France lors d'une interview en octobre 2021.
Comme Isabelle, 160 000 enfants déclarés sont victimes chaque année de violences sexuelles, soit un enfant toutes les trois minutes, d’après la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise).
Trois ans de travaux sur l'inceste
Longtemps confinées à la sphère privée et au secret familial, ces violences ont été décryptées et analysées pendant trois ans par la Ciivise, grâce aux témoignages de 27 000 victimes d’inceste. Cette commission, composée de 23 membres : des experts de la santé, de la police et de la justice, de la protection de l’enfance, de la promotion des droits des personnes en situation de handicap, de la lutte contre les violences sexuées, de l’éducation ou d’associations d’aide aux victimes et de plaidoyer, a présenté, le vendredi 17 novembre,un rapport, "Violences sexuelles faites aux enfants, on vous croit", et 82 recommandations de politiques publiques pour mieux repérer et protéger les victimes.
Plus on est nombreux à répondre, plus la société se rendra compte de l'ampleur de ces abus sexuels sur enfants.
Isabelle, victime d'inceste
En octobre 2021, lorsque nous avions recueilli le témoignage d’Isabelle sur les violences qu’elle avait subies enfant, la Ciivise entamait ses travaux. Cette Amiénoise de 53 ans alors n’avait pas hésité à remplir le questionnaire anonyme en ligne, proposé par la commission. "J'ai répondu tranquillement aux questions avec un fond de détermination. C'était très important pour moi de participer, pour être comptabilisée, pour être rendue visible en tant que victime. Plus on est nombreux à répondre, plus la société se rendra compte de l'ampleur de ces abus sexuels sur enfants. Je suis convaincue que ce chiffre de 160 000 par an est en-deçà de la vérité."
Rendre possible la libération de la parole
Le constat de la Ciivise est édifiant. Parmi les victimes écoutées par la commission, huit personnes sur dix sont des femmes. Les victimes avaient sept ans et demi, en moyenne, au moment des premiers passages à l’acte. Et pour celles qui ont révélé les faits, près d’une sur deux n’a pas été mise en sécurité et n’a pas bénéficié de soins.
L'abuseur profite de ce statut de proche. C'est difficile de dénoncer un frère, un père, un grand-père, un cousin, un oncle, une mère.
Isabelle
Pour mieux repérer les victimes, la Ciivise demande que les professionnels de l’enfance et de l’adolescence soient formés pour instaurer le questionnement systématique sur les violences sexuelles auprès des adultes et des enfants. La commission préconise également que deux rendez-vous de dépistage et de prévention à l'école primaire et au collège soient mis en œuvre et qu’ils soient plus fréquents.
Le tabou familial, le déni et parfois la complicité d’autres membres de la famille rendent difficile la libération de la parole. D’après le rapport, dans près d’un cas sur deux, les viols et agressions sexuelles sont commis en présence ou au su des autres membres de la famille. "L'inceste est un abus sexuel particulier. Parce qu'il est commis par un membre de la famille. C'est un proche, une personne que l'on aime, en qui on a confiance. Et cette personne vient nous faire du mal. Il y a une manipulation dans tout ça. L'abuseur profite de ce statut de proche. C'est difficile de dénoncer un frère, un père, un grand-père, un cousin, un oncle, une mère...", explique Isabelle.
Pour les membres de la commission, il est impératif que tous les enfants aient accès à un espace confidentiel et protecteur, dans lequel ils savent qu’ils peuvent révéler les violences à un professionnel en toute sécurité.
Faciliter les signalements
La Ciivise souhaite renforcer le rôle des médecins en instaurant une obligation de signalement des enfants victimes de violences sexuelles. Pour inciter les professionnels à signaler de telles situations, elle veut garantir leur immunité disciplinaire. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Selon l'Ordre des médecins, 48 praticiens ont ainsi été poursuivis entre 2014 et 2022 après des alertes concernant de potentielles violences physiques, sexuelles ou psychologiques sur des mineurs.
Dans l'immense majorité des cas, le plaignant est la personne suspectée de violences. Il est reproché aux médecins la rédaction de "certificats de complaisance" ou "l'immixtion dans les affaires de famille sans raison professionnelle". Des pratiques proscrites par le code de déontologie médicale. En cas de sanction, ils peuvent recevoir un avertissement, un blâme, une interdiction d'exercice temporaire de la médecine, voire une radiation.
Cela explique notamment pourquoi, près de six professionnels sur dix n’ont pas protégé l’enfant à la suite de la révélation des violences, d’après le rapport. "Quand un enfant va mal il est de notre devoir, à nous adultes, de l'aider. Un médecin peut, il me semble, voir, déceler quand un enfant est en souffrance. Alors, ce serait bien qu'il signale cet enfant. Pour le sortir de l'enfer. Pour cela il faudrait qu'il soit formé pour déceler les signes. Pour poser les bonnes questions à l'enfant. Il faut que les choses soient faites dans le respect de l'enfant", souligne Isabelle, qui, elle, a gardé le silence pendant de nombreuses années.
Une prise en charge de tous les soins
Adulte, Isabelle a pris conscience de son mal-être. "C'est une psychologue, à partir de mes 25 ans, qui m'a aidée à sortir la tête de l'eau", explique-t-elle. Durant des années, elle a suivi une psychothérapie, mais ses finances ne lui ont pas permis de continuer ce parcours de soins. "Je trouve injuste d'avoir dû, depuis des années, dépenser énormément d'argent pour aller mieux. Et d'en dépenser encore. Sans compter, les soins que je ne fais pas, par manque de moyens. Il y a eu la sophrologue, un peu. Là, je vois une hypnothérapeute pour essayer d'apaiser mes troubles du comportement alimentaire. 60 € la séance par mois. Je n'ai rien fait de mal. Je souffre et je dois payer pour aller mieux. Payer avec mes petits moyens financiers", ajoute Isabelle.
Je suis sous antidépresseurs depuis des années. Sans cette petite pilule, je n'y arrive pas. C'est ça ma vie.
Isabelle, victime d'inceste
Le rapport révèle que neuf victimes sur dix ont développé des troubles associés au psychotraumatisme ou trouble de stress post-traumatique (TSPT). Une victime sur deux connaît, par exemple, un trouble alimentaire et des problèmes physiques. Une victime sur trois est concernée par une addiction à l'alcool, à la drogue ou aux médicaments.
La Ciivise préconise la mise en place et le remboursement intégral, par la sécurité sociale, d’un parcours de soins spécialisés en psychotraumatisme de 20 à 33 séances réparties sur une année et renouvelables selon les besoins des victimes. "Malgré tous les soins que j’ai faits, je continue d'avoir des moments difficiles. Si je n'avais pas eu tous ces rendez-vous, où je serais aujourd'hui ? Serais-je encore là ? Je serai soutenue par des spécialistes jusqu'au bout. Je suis sous antidépresseurs depuis des années. Sans cette petite pilule, je n'y arrive pas. C'est ça ma vie", confie Isabelle.
L’imprescriptibilité pour les crimes incestueux
Isabelle n’a jamais porté plainte contre son agresseur. Peur de ne pas être entendue ni soutenue, lorsqu’elle a pris conscience de son statut de victime, elle a dû déployer de grands moyens pour s’en sortir. Et malgré les années, sa méfiance n’a toujours pas disparu. "J'ai parlé au bout de 25 ans. Le chemin est long pour remonter à la surface. Je n’ai pas porté plainte parce que je n'y pensais pas dans un premier temps. J'étais occupée à aller mieux. Puis, après je pensais qu'il était trop tard. Mais comment serais-je accueillie 45 ans après ? Et combien de plaintes sont classées sans suite ? La justice ne suit pas". Le constat est le même pour la Ciivise qui révèle que seule une plainte sur dix, en cas d’inceste, aboutit à la condamnation de l’agresseur.
Il faut que nous, victimes, puissions porter plainte tout au long de notre vie.
Isabelle, victime d'inceste
Pour améliorer le traitement judiciaire des violences, la Ciivise recommande de déclarer imprescriptibles les viols et agressions sexuelles commis contre les enfants. L'imprescriptibilité est possible uniquement pour les crimes contre l'humanité. Depuis 2018, la loi permet aux personnes victimes de violences sexuelles pendant l'enfance de déposer plainte jusqu'à l'âge de 48 ans. Au-delà, les faits sont considérés comme prescrits et aucune poursuite judiciaire n'est possible.
Si la loi était modifiée, Isabelle pourrait porter plainte. "Il faut que nous, victimes, puissions porter plainte tout au long de notre vie. Quand la mémoire revient, il faut encaisser, surmonter, affronter, se faire accompagner pour aller mieux, pour trouver le courage ensuite de parler et peut-être de porter plainte. Tout cela aussi peut prendre beaucoup de temps, assez pour dépasser la date. Que l'on nous accorde le temps pour aller, ou pas, porter plainte est primordial. Si l'imprescriptibilité était décidée, j'y penserai sûrement", ajoute Isabelle.
Pour renforcer la protection des enfants victimes, la commission souhaite, par ailleurs, que soit créée une ordonnance de sûreté de l’enfant (OSE) permettant au juge des affaires familiales de statuer en urgence sur les modalités d’exercice de l’autorité parentale en cas d’inceste vraisemblable.
Dès la publication du rapport, Isabelle a lu les 750 pages avec une attention particulière mais elle reste sur ses gardes. "J'ai des sentiments ambivalents. L’existence de cette commission est primordiale. Ceux qui y travaillent le font bien. En tout cas ce que j'en vois me le fait penser. Leurs préconisations sont très justes, réfléchies et perspicaces. Mais j'espère vraiment que cela va aboutir à quelque chose, que les préconisations deviennent des actions, que les moyens soient donnés. Sinon ce serait terrible", conclut Isabelle.
"J’ai pris perpétuité", "J’en paie le prix toute ma vie", des témoignages alarmants, comme ceux-ci, ont été recueillis pendant trois ans par les membres de la Ciivise. Consciente du "déni massif" de la société et de l’urgence de mettre en place une politique publique durable en faveur des victimes d’inceste, la commission, instance indépendante, demande son maintien : "La commission a créé un espace inédit répondant à un besoin qui reste et restera actuel […] Le risque est grand que l’attention qui a été portée aux enfants violés se détourne. Et que faiblisse la mobilisation pour lutter contre leurs agresseurs."
Si vous êtes un enfant en danger, si vous êtes une personne témoin ou soupçonnant des violences sexuelles faites à un enfant ou si vous souhaitez demander conseil, il existe un numéro national d'accueil téléphonique pour l'enfance en danger : le 119, ouvert 24h/24 et 7j/7. L'appel est gratuit et le numéro n'est pas visible sur les factures de téléphone.
Il est aussi possible d'envoyer un message écrit au 119 via le formulaire à remplir en ligne ou d'entrer en relation via un tchat en ligne : allo119.gouv.fr