RÉCIT. Vauderie d'Arras : quand la chasse aux sorcières, la torture et le bûcher terrorisaient l'Artois en 1460

Des prostituées aux patriciens les plus riches de la ville, personne n'était à l'abri au plus fort des persécutions. On vous raconte cet épisode peu glorieux de l'histoire du Pas-de-Calais.

Sabbat, psychose, tortures et exécutions publiques... Le plus célèbre des procès de sorcellerie, à Salem, n'a rien inventé. Plus de deux siècles plus tôt, en 1460, Arras et l'Artois étaient secoués par une chasse aux "sorciers vaudois" d'une ampleur incroyable.

Douze personnes – dont huit femmes – ont été brûlées vives après avoir été accusées de vénérer le Diable au cours de sabbats nocturnes. Parmi les accusés se trouvent des prostituées, des artistes, des artisans... mais aussi des bourgeois et des nobles parmi les plus puissants d'Arras.

Qu'est-ce qu'une "vauderie" ?

Le terme de "vauderie" renvoie d'abord à Vaudès, ou Pierre Valdo, un marchand lyonnais du 12e siècle qui a renoncé à sa fortune et lancé un mouvement religieux centré autour d'un idéal de pauvreté. Désireux d'une église plus pure, mais ignorant le latin et la théologie, il est rapidement excommunié et persécuté avec ses disciples. Les protestants le considéreront bien plus tard comme l'un de leurs précurseurs.

Dans le langage populaire et au sein de l'église, "vaudois" devient synonyme d'hérétique et de sorcier. Le mot "vauderie" finit même par être employé comme "sabbat" ou "synagogue" pour désigner les assemblées nocturnes de sorcellerie ; des termes qui en disent long sur l'anti-judaïsme qui prédomine au Moyen-Âge.

La chasse aux sorcières n'est pas récente et ses remonte au 13e siècle et à la Vox in Rama du pape Grégoire IX, qui décrit le culte du diable et le sabbat des sorciers : banquets, orgies sexuelles, métamorphoses du Diable en divers animaux... Cette image restera à peu près la même au fil des siècles mais s'y ajouteront, à compter des années 1430, des descriptions de vols nocturnes de sorcières. Vers 1441-1442, le poète Martin le Franc joint à son Champion des dames des illustrations de "Vaudoises" chevauchant des balais.

Cette date correspond à la période à laquelle l'Église, par l'intermédiaire de son tribunal, l'Inquisition, punit plus sévèrement la sorcellerie. Après la Suisse et la Savoie, les persécutions s'étendent désormais au nord de l'Europe et notamment au comté d'Artois... qui se trouve dans une position politique complexe, à la frontière du royaume de France et de l'État bourguignon.

Arras, ville bourguignonne convoîtée par la France

Sur le papier, le comté d'Artois est rattaché au duché de Bourgogne depuis près d'un siècle. Le duc Philippe III le Bon s'est allié aux Anglais en 1419 en s'opposant au royaume de France, dont il est pourtant le vassal. De quoi déclencher une guerre civile entre Français et Bourguignons, mais le traité d'Arras, en 1435, signe la paix entre le roi de France Charles VII et lui.

Dans ce traité, la couronne cède à Philippe le Bon de nombreuses villes de Picardie et reconnaît l'indépendance du puissant duché. Arras et le reste de l'Artois restent bourguignons, mais dépendent en droit du Parlement de Paris et le royaume de France y compte quelques agents : le comté fait office de frontière, un territoire que Charles VII rêve de faire tomber dans son escarcelle. 

En 1460, l'État bourguignon n'est pas loin de son apogée : outre la Bourgogne, le duc contrôle les duchés de Lorraine, du Luxembourg, le Brabant et du Limbourg, ainsi que les comtés du Hainault, de Boulogne, de Flandres, de Zélande, de Hollande et, bien sûr, l'Artois. Mais l'autorité de Philippe le Bon est diluée sur ce territoire englobant le nord de la France, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. La vauderie d'Arras éclate dans le contexte d'un bras de fer entre vassal et suzerain.

De Langres à l'Artois

À l'automne 1459, le dominicain Pierre le Broussard, à la tête du tribunal d'Inquisition d'Arras, se rend à Langres (Haute-Marne) dans le cadre de ses fonctions. Il y apprend qu'un ermite natif d'Hébuterne (Pas-de-Calais), Robert de Vaux, vient d'être arrêté et est soupçonné d'être vaudois. Sous la torture, le natif de l'Artois a d'ores et déjà livré le nom de deux complices :

  • Denisette Grenier, dite Deniselle, une prostituée résidant à Douai et officiant – ironie du sort – dans une taverne appelée "Paradis".
  • Jean Tannoye, ou Jean Lavite, peintre et poète sexagénaire surnommé "l'Abbé de peu de sens".

L'affaire est prise au sérieux et l'Inquisition arrageoise, menée par Pierre le Broussard, ouvre une enquête sur cette secte déjà accusée de sévir dans les Alpes. Deniselle est arrêtée le 1er novembre 1459 à Douai et, sous la torture, assure avoir vu Jean Tannoye présider aux vauderies. Ce dernier est finalement capturé à Abbeville, le 25 février 1460. Comme Deniselle, il est incarcéré au Palais épiscopal d'Arras et torturé dans le but d'en soutirer des aveux... mais surtout une nouvelle liste de complices.

Les chroniques de Jacques Du Clercq, Arrageois passionné par les faits divers et les phénomènes mystiques, constituent l'une des seules sources à disposition des historiens étudiant cette période.

Dans ses écrits, il rapporte que "Deniselle après avoir esté par plusieurs fois mises à la géhenne et torture, confessa avoir esté en vaulderie". Quant à Jean Tannoye, il raconte sa tentative de se couper la langue afin d'échapper ax tourments : "pour doubte qu’il ne confessast autre chose qui lui puist nuire, se cuida copper la langue d’ung canivet, mais quant il sentit la douleur il ne la coppa point tout outre et ne se fit que blesser, et se blessa si fort qu’il fust longtemps qu’il ne pooit parler, mais pour ce on ne laissa point à interrogier par la géhenne et aultrement, car il sçavoit bien escrire et mectoit sa confession par escript".

La prostitution prise pour cible ?

Une fois contraint à l'écriture, Jean Tannoye finit par se montrer bavard : circulent alors les noms de "moult de gens",  des "gens de touts estats, nobles, gens d’église et aultres hommes et femmes", écrit Jacques Du Clercq. Six nouvelles personnes sont arrêtées entre février et mars :

  • Huguet Aymery (ou Aubry), ancien barbier de l'évêque d'Arras.
  • Jean Lefebvre, sergent d'échevin à Arras.
  • Jeanne d'Auvergne, tenancière d'un bordel arrageois appelé "Les Nœuves estinnes".
  • Belotte Moucharde, prostituée.
  • Jeanne Griette, alias Vergengon, prostituée.
  • Marguerite le Drue, alias Blancqminette, prostituée.

Jusque-là, la quasi-totalité des accusés gravitent autour du milieu de la prostitution : le poète Jean Tannoye est le guide d'une "abbaye de jeunesse", où il est délégué aux activités festives ; tandis qu'au tribunal de Paris, en 1463, Huguet Aymery sera accusé par l'avocat des vicaires d'être un client assidu, décrit comme un "homme vagabond soy tenans en lieux publiques et de bordeaux".

Du bordel au sabbat il n'y a qu'un pas aux yeux des enquêteurs ; d'autant plus qu'au 15e siècle la société se montre de plus en plus hostile à la prostitution publique : "l’offensive de l’Inquisition contre les étuves de la ville coïncide avec un resserrement progressif des contraintes et de la suspicion autour des prostituées", écrit Franck Mercier, auteur de La Vauderie d'Arras – Une chasse aux sorcières à l'automne du Moyen-Âge.

L'Inquisition en position de force

Le printemps et l'été 1460 correspondent au plus fort des persécutions contre les "Vaudois d'Arras". L'inquisiteur en chef, Pierre le Broussard, a toute latitude : l'évêque d'Arras est en déplacement à Rome, et l'évêque suffrageant Jean Fauconnier, qui le remplace en son absence, est convaincu de l'existence d'un vaste complot hérétique contre la société chrétienne. Ce dernier raconte, selon Jacques Du Clercq, "qu’il y avoit des eveques, voires des cardinaux, qui avoient esté en ladite vaulderie". Les juges inquisiteurs comptent également parmi eux un certain Jacques Du Bois, théologien d'une trentaine d'années, investi d'une ardeur presque mystique, et qui aurait assuré que plus du tiers des chrétiens "avoient esté en la vaulderie et estoient vauldois".

Face à eux, une partie des vicaires entrevoient les conséquences de ce zèle et tentent de freiner les ardeurs de Pierre le Broussard. En vain, puisque Jean Fauconnier et Jacques Du Bois se rendent à Péronne (Somme), pour y mander l'appui du comte d'Etampes, Jean de Bourgogne.

Cet aristocrate, cousin du duc Philippe III Le Bon, est le capitaine-général des marches de Picardie : il a reçu en 1436 "plain pouvoir, auctorite et mandement de garder bonne justice" en Picardie... et dans l'Artois, où " il est à ce moment le plus puissant représentant de l’autorité ducale dans la région", relève Franck Mercier. Ce soutien n'est pas anodin et Jean de Bourgogne veille personnellement, à partir de mars 1460, à ce que les vicaires remplissent leur devoir vis-à-vis des accusés vaudois.

En quoi consistait le sabbat ?

Le 9 mai 1460, quatre accusés sont amenés dans la cour du palais épiscopal, devant une foule d'Arrageois. Avant d'appliquer le châtiment, Pierre le Broussard lit l'acte d'accusation et revient sur les différents faits qui sont reprochés aux Vaudois.

Le récit, rapporté par Jacques Du Clercq, a été traduit en français plus moderne et voici ce que l'on pouvait lire en 1835 dans Blanche de Saint-Simon ou France et Bourgogne, d'Anthony Thouret :

"Lorsqu’on veut se rendre à la Vauderie, on frotte un bâton avec un onguent composé avec les cendres d’un crapaud à qui l’on a fait manger une hostie consacrée, et avec de la poussière d’os humain détrempés dans le sang d’un petit enfant. Puis l’on monte à califourchon sur ce bâton, et l’on est aussitôt transporté par les airs au lieu où s’assemblent les Vaudois. Là se trouve le diable sous forme d’un singe, d’un bouc ou d’un chien, quelquefois d’un homme. Les Vaudois lui font hommage et l’adorent avec les cérémonies les plus vilaines et les plus sales qu’on peut imaginer.

À son commandement, ils foulent aux pieds le crucifix et crachent dessus ; ils bravent le ciel en faisant des postures indécentes et déhontées ; c’est l’abbé de peu de sens, qui est maître de cérémonie dans cette assemblée, et enseigne les nouveaux venus. Des tables sont servies, les Vaudois boivent et mangent ; enfin, ils éteignent les chandelles et se livrent à mille abominations entre eux et avec le diable, qui se fait tantôt homme, tantôt femme !"

Dans ces lieux reculés, que les inquisiteurs situent dans le bois de Mofflaines, dans le bois de Maugart et à Hautes-Fontaines-lez-Arras, on prête aux Vaudois tous les comportements que l'Eglise réprouve, jusqu'au "très maldit péchié de sodomie avec les diables", note Jacques Du Clercq.

Une première exécution chaotique

Sur les huit personnes arrêtées, quatre seulement sont présentées à la foule, coiffées d'une mitre "où estoit peinct la figure du diable en telle manière qu’ils avoient confessé lui avoir fait hommage".

Quid des quatre autres accusés ? Denisette Grenier est exécutée le lendemain à Douai, sa ville d'origine (non sans protestation). Belotte Moucharde ne doit la vie sauve qu'à une faute d'organisation, sa mitre n'étant pas prête. Huguet Aymery, lui, n'a toujours rien avoué malgré la torture et Jean Lefebvre a été retrouvé pendu dans sa cellule. Son corps est d'ailleurs hissé sur l'échaffaud aux côtés du poète et peintre Jean Tannoye – accusé d'être le maître de cérémonie – et des trois autres femmes, Jeanne d'Auvergne, Jeanne Griette et Marguerite le Drue. 

Une fois achevée la tirade de Pierre le Broussard, ce dernier annonce la sentence : le bûcher pour les quatre vaudois. Aussitôt s'élève parmi les accusés un vent de protestation qui tranche avec la solennité du moment : les prostituées s'écrient qu'elles n'ont jamais "esté en ladite vauderie" et qu'elles ont avoué à force "de géhenne et de torture". Pire, elles accusent l'avocat Gilles Flameng de leur avoir menti en leur promettant la vie sauve contre des aveux.

"Ha, faulx thraistre, desloyal !", cite Jacques Du Clercq. "Tu nous disois que nous confessimes ce qu’on nous disoit, et qu’on nous lairoit aller, et que nous n’auriesmes aultres penitences que d’aller en pèlerinage (...) ; tu says méchant, que tu nous a trahy !" Au comble du désespoir, les femmes appellent alors le public de prier pour leurs âmes et de les honorer par des messes. Ces cris, qu'on n'attendrait pas de la part des monstres que décrit Pierre le Broussard, sèment le trouble au sein de la foule mais ne sauvent pas les condamnés à mort. "L'Abbé de peu de sens", Jean Tannoye, est le premier à passer au bûcher.

On ne doit pas s’étonner si les vaudois, au moment de mourir, nient leur faute, en réclamant le jugement de Dieu contre les juges et en disant qu’ils ont avoué sous la contrainte

Auteur anonyme d'un traité dédié aux "Vaudois idolâtres".

Cet incident servira toutefois de leçon aux accusateurs, qui prendront quelques mesures pour s'éviter ces tracas à la salve d'exécutions suivante... L'épisode inspirera également l'un des membres du tribunal d'Inquisition d'Arras, auteur d'un ouvrage dédié à "l’état et de la condition des Vaudois idolâtres". Cet auteur anonyme (que l'on soupçonne être Jacques Du Bois) en tirera cette généralité sur les sorciers, traduite du latin :

"On ne doit pas s’étonner si les vaudois, au moment de mourir, nient leur faute, en réclamant le jugement de Dieu contre les juges et en disant qu’ils ont avoué sous la contrainte et qu’on les fait mourir sans cause (...) Il est assez vraisemblable de penser qu’à l’approche de la mort, le démon leur apparaît visiblement et que, par terreur et suggestion, il les incite à corrompre et démentir ce qu’ils ont précédemment avoué. Tout cela pour qu’ils disent qu’ils ont parlé sous la contrainte afin de se disculper soi-même et de disculper les autres complices." Tout est fait pour désavouer les paroles discordantes.

Coups de filet à Arras, Amiens ou Tournai

Puisque chaque accusé se voit contraint de désigner des complices, l'Inquisition d'Arras est parvenue à obtenir de nouveaux noms. S'ensuit entre mai et juin une nouvelle vague d'arrestations, plus conséquente encore. Cette fois-ci, on trouve davantage d'hommes et des classes sociales un peu plus élevées :

  • Colin de Bullecourt.
  • Jean de Berry, marchand de bois.
  • Thomas Fourre, alias le Braconnier.
  • Henri de la Boulle, alias Rancourt ou le Petit Henriot, tenancier d'une maison de jeu.
  • Jean (ou Jacques) Molnier, cuisinier du gouverneur d'Arras.
  • Jean du Bois, vieillard de 84 ans résidant à Wailly.
  • Colette Gaverelle, alias la Franche-Comté, femme du sellier.
  • Jeanne Wissemande, alias Printemps Gai, prostituée.
  • Catherine le Geude, alias Gringaude, prostituée.
  • Marguerite La Parcheminière, alias Briselame, prostituée.
  • Jeanne Gérard, alias Le Lucques, prostituée.

Le nom d'une cinquième prostituée, Colette Lestrevée, est également mentionné par Franck Mercier et par Jacques Du Clercq, qui raconte la manière dont elle a protesté avant d'être brûlée. On ignore cependant s'il s'agit d'un alias ou d'une accusée supplémentaire, auquel cas le bilan de la vauderie s'élèverait à 13 victimes et non 12.

À cela s'ajoutent d'autres arrestations dans la région. Jacques Du Clercq rapporte par exemple qu'un sergent du roi fut arrêté avec "deux ou trois aultres personnes" à Tournai. Contrairement à Arras, où les autorités locales courbent l'échine sans broncher, les échevins tournaisiens ne remettent les accusés aux vicaires qu'après d'âpres discussions. La procédure n'ira pas beaucoup plus loin dans la future ville aux cinq clochers.

Les accusations des vaudois d'Arras conduisent aussi à plusieurs arrestations à Amiens, mais l'évêque Ferry de Beauvoir, sceptique, relâche tous les supects qu'on lui présente car "il ne croioit pas qu’ils feissent ne peussent faire ce qu’ils disoient". À Lille, une certaine Catherine Pathée est également arrêtée pour sorcellerie, mais les échevins s'écartent de l'exemple arrageois en se contentant de la bannir.

Torture physique, torture psychologique

À Arras, en revanche, les persécutions se poursuivent de plus belle et les nouveaux accusés sont à leur tour suppliciés. Certains craquent dès que le bourreau leur montre les instruments de torture. Sinon, on brûle les pieds des captifs, on verse sur leurs plaies du vinaigre et de l’huile bouillante, on leur serre la tête et les membres dans des cordes à nœuds...

S'ajoutent à cela d'autres formes de violence, comme lorsque l'on place la tête de l'accusé sur un billot pour lui faire croire qu'on s'apprête à le décapiter, à moins de passer aux aveux.

Aux yeux des inquisiteurs, la torture n'a pas seulement pour but d'arracher des confidences, elle sert aussi d'expiation. L'auteur arrageois anonyme de l'ouvrage consacré aux "Vaudois idolâtres" écrira, par exemple, que "la torture permet d’extraire la vérité du corps des suspects de la même façon que l’exorcisme vise à expulser les démons du corps des possédés".

Et si l'accusé n'avoue toujours pas ? C'est simplement une preuve supplémentaire de sa culpabilité, que les inquisiteurs appellent le "maléfice de taciturnité" : si les vaudois gardent le silence et ne dénoncent aucun complice sous la torture, cela ne peut être que parce que le diable leur a fait jurer de garder les lèvres closes.

Après tout, aux yeux des enquêteurs, il est rigoureusement impossible que les accusés désignés par leurs pairs puissent ne pas être coupables... Pour l'auteur anonyme d'Arras, "on ne peut vraisemblablement croire que Dieu permette que des innocents soient représentés à la secte par les démons, pour les punir comme s’ils fussent de la secte".

Huguet Aymery, le barbier à l'épreuve des supplices

De tous les Arrageois accusés de sorcellerie, Huguet Aymery est celui qui a connu les pires tourments. Arrêté entre février et mars 1460, l'ancien barbier de l'évêque d'Arras – lequel se trouve toujours à Rome – n'a jamais voulu avouer sa participation aux vauderies ni désigner de complices. Et faute d'aveux, les inquisiteurs ne peuvent pas le condamner au bûcher.

Iceluy Huguet, comme on disoit, avoit esté mis à la gehenne et torture : on l'y avoit mis quinze fois, et meismement deulx fois en un jour.

Jacques Du Clercq, chroniqueur contemporain de la vauderie

Qu'à cela ne tienne : on le met à la "gehenne" entre 12 et 15 fois, sans succès. On lui bande les yeux, on l'installe sur un cheval et on lui annonce qu'il va être jeté dans une rivière s'il ne se confesse pas. Toujours en vain. On menace aussi de le décapiter : Jacques Du Clercq raconte "qu’ils olt les yeux bandés, comme si on deubt le décapiter", ce à quoi il répond en niant "avoir esté en ladite vaulderie, et disoit qu’il ne sçavoit que c’estoit et qu’on le faisoit mourir à tort".

Cette ténacité lui permet d'échapper aux deux premières exécutions, mais ses tourments ne s'arrêtent pas là. Il tente, dans des circonstances qui nous sont inconnues, de s'évader de prison en compagnie d'un prêtre condamné pour vol. Rattrapé et emprisonné, il se défendra en disant avoir agi sous la menace de mort.

Deuxième fournée d'exécutions

Quand un nouveau groupe d'accusés est présenté à la foule arrageoise, le 7 juillet 1460, Huguet Aymery n'en fait donc toujours pas partie. Trois hommes – Jean Molnier, Colin de Bullecourt et Jean du Bois – ainsi que cinq femmes – Colette Gaverelle, Jeanne Wissemande, Catherine le Geude, Marguerite La Parcheminière et Jeanne Gérard – sont contraints de réitérer leurs aveux devant témoins.

Lorsque l'inquisiteur en chef Pierre le Broussard lit, ensuite, la sentence condamnatoire, celle-ci monte encore d'un cran dans l'horreur : les quatre "femmes communes" sont reconnues coupables d'accouplements monstrueux avec le Diable sous forme de taureau ou encore de renard. La jeune Jeanne Wissemande, surnommée "Printemps gai", est condamnée pour avoir commis "l’acte de chair de façon contraire à l’ordre et hors de l’orifice dû" avec le diable "en forme de lièvre", traduit Franck Mercier depuis le latin.

Cette fois, pour se prémunir de scènes d'émoi, les inquisiteurs se sont assuré du soutien de deux des accusés : en échange de leur vie sauve, la femme du sellier Colette Gaverelle (la Franche-Comté) et le vieux Jean du Bois témoignent contre leurs co-accusés. Ce dernier va jusqu'à montrer son pouce coupé, censé constituer un signe indiscutable d'hommage au diable.

La manœuvre scelle le sort des autres accusés, mais décrédibilise un peu plus l'enquête aux yeux du public arrageois qui en découvre les ficelles.

Quand l'affaire touche les hautes sphères

Peu avant cette nouvelle exécution, le 22 juin 1460, démarrait une nouvelle vague d'arrestations à Arras. Cette fois, les accusés ne sont plus des marginaux ou des prostituées, mais des magistrats municipaux, de riches marchands voire des nobles. Ces arrestations se poursuivent pendant tout le mois de juillet et jusqu'à la mi-août. Elles ne concernent cette fois-ci que des hommes :

  • Jean Taquet, échevin de la ville d'Arras (22 juin).
  • Pierre du Carieulx, très riche marchand et financier (23 juin).
  • Colard de Beaufort, chevalier issu d'une ancienne famille et ancien chambellan du duc Jean Sans Peur (24 juin).
  • Jean Guilleman, fils d'un chanoine d'Arras et apparenté aux Beaufort (fin juin).
  • Rogier Rolequin, valet de Colard de Beaufort (fin juin).
  • Antoine Sacquespée, ancien échevin de la ville d'Arras (16 juillet).
  • Henriet de Royville, sergent de ville (17 juillet).
  • Jean Josset, échevin de la ville d'Arras (17 juillet)
  • Jacothin d'Athie, fils d'un bourgeois (27 juillet)
  • Jean Lefèbvre, marchand de chevaux, bien distinct du sergent éponyme retrouvé pendu dans sa cellule (13 août)

Ce qui frappe surtout, dans cette troisième vague d'arrestations, c'est la richesse et la puissance des personnes incriminées. Pierre du Carieulx, qui avait déjà eu affaire à l'Inquisition pour une affaire d'hérésie, est un "faiseur de comptes" enrichi au service du duc de Bourgogne. Jean Taquet fait partie d'une famille bourgeoise qui a fourni plusieurs échevins à la ville, tout comme son ancien confrère Antoine Sacquespée, issu d'une puissante lignée patricienne.

Lorsque la menace d'une arrestation commence à planer et que les proches de Sacquespée lui conseillent vivement de s'"absenter une espace de temps de ladite ville", ce dernier estime au contraire qu'il serait déshonorable de fuir alors qu'il est innocent du crime de vauderie dont on l'accuse. Il aurait ainsi répondu, selon Jacques Du Clercq, "qu’il n’en estoit coupable et que s’il estoit mille lieues loing et il sceut qu’il en fust accusé, sy reverroit pour s’excuser, si on lui voulloit rien demander, et aimeroit mieux mourir (…) que s’absenter pour ce cas".

Le bourgeois est convaincu que sa renommée seule suffira à taire les soupçons ; tout comme le plus illustre des accusés, Colard de Beaufort, qui ne tarde pas à déchanter...

Colard de Beaufort, un puissant noble en prison

Sur le papier, le vieux seigneur de Beaufort est intouchable : chevalier, ancien conseiller et chambellan de Jean Sans Peur – le père de l'actuel duc de Bourgogne Philippe le Bon – il est âgé de plus de 70 ans et représente l'une des lignées nobles les plus puissantes de l'Artois.

Lorsqu'il est mis aux arrêts, dans la soirée du 24 juin 1460, Colard de Beaufort proteste auprès des gardes du lieutenant d'Arras et exige qu'on "le menat devers le comte d’Estampes", Jean de Bourgogne, qui était revenu de Péronne pour veiller au bon déroulement de la chasse aux vaudois. Une manière, peut-être, de se placer sous la protection du duc.

Mais comme le rapporte Jacques Du Clercq, "le comte ne voullut parler à lui, ains commanda (...) messire Hues de Mailly, chevalier, Seigneur de Boullencourt", qui "prist ledit seigneur de Beauffort par le bras et le mena publiquement entre quatre et cinq heures en ladite cité en la prison de l’évêque." 

L'Inquisition y reproche au vieux Colard de Beaufort d'avoir rencontré, trois ans plus tôt, une prostituée appelée "la Pigneresse". Après l'acte, cette dernière lui aurait demandé "s’il vouloit venir à une belle compaignie" avant de l'emmener, à califourchon sur un bâton, vers le bois de Mofflaine. Là se tenait un sabbat présidé par le diable sous forme de singe au pelage roux. Le représentant des vicaires, décidément bien renseigné, précise encore que le seigneur de Beaufort "congneut charnellement ladite Pigneresse" avant de regagner Arras. 

Finalement, Colard de Beaufort passera aux aveux sans passer par la case torture. Les avocats de l'Église, lorsqu'ils seront attaqués en justice un an plus tard par les anciens accusés, ne manqueront pas de rappeler que le vieux chevalier "a confessé liberalement lesdits cas sans menaces indues, gehines ne autrement et en présence de plusieurs notables clerc". En réalité, il est plus probable que le vieil homme ait été indimidé ou manipulé pour obtenir ces aveux : à en croire sa défense, on lui aurait promis en jurant sur la Bible qu'il serait libéré de prison en cas d'aveux. Inutile de préciser qu'il n'en fut rien.

L'étrange docilité des autorités locales

Ainsi raconté, on pourrait croire que l'autorité de l'Église et de son Inquisition est toute puissante dans les villes. En réalité, le pouvoir à Arras est partagé entre "deux forces, à la fois complémentaires et rivales" que Franck Mercier définit comme la commune urbaine et ses échevins d'un côté, et l'Église via l'évêque et les vicaires de l'autre.

L'échevinage est censé avoir un rôle déterminant au niveau judiciaire, mais ses représentants brillent par leur passivité tout  au long de la chasse aux vaudois. D'emblée et contrairement à leurs collègues de Douai ou de Tournai, les autorités locales arrageoises se plient docilement à la volonté des inquisiteurs : la sentence des accusés est chaque fois validée sans guère de protestation.

Les inquisiteurs menés par le Broussard iront, on l'a vu, jusqu'à arrêter des échevins en exercice, comme Jean Taquet ou Jean Josset. Ces derniers seront directement envoyés en prison sans passer devant leurs collègues aux halles de la ville, contrairement précédents accusés. Et l'Inquisition ira jusqu'à confisquer leurs biens, alors que leur statut est censé les protéger de ce genre d'expropriations...

Le gouverneur d'Arras, un nonnagénaire nommé Robert Le Jeune, se fait lui aussi très discret pendant l'affaire. Celui que Jacques Du Clercq décrit comme "un homme de grand sens mais moult convoilteux et luxurieulx et jusques à la mort", a-t-il eu peur des représailles du duc de Bourgogne – qu'il représente – s'il décidait d'intervenir dans l'affaire ?

Panique en Artois

Toujours est-il que le sort réservé à Colard de Beaufort et à d'éminents bourgeois fait souffler un vent de panique dans la ville : plus personne n'est à l'abri et l'on commence à suspecter l'Inquisition de cibler les plus riches, toute arrestation étant synonyme de confiscations.

Ce climat de peur pousse plusieurs bourgeois à quitter la ville en catimini : Martin Cornille, receveur des aides ordinaires du comté d'Artois et d'origine modeste (qui a également eu Huguet Aymery à son service) prend la poudre d'escampette avec "grand thresor" selon Du Clercq. Le sergent Hotin Loys et un "très riche bourgeois et échevin de la ville" nommé Guillaume Le Fèvre en font de même. De quoi prouver à coup sûr leur culpabilité, pour les juges qui décident de les excommunier en retour.

Dans un dernier va-tout pour éviter cette sentence, très grave dans la France médiévale, Guillaume Lefèbvre demande à son fils de faire appel auprès du Parlement de Paris. Ce dernier a officiellement une autorité juridique sur l'Artois malgré sa domination bourguignonne. Le fils Lefèbvre lance publiquement son appel dans la cathédrale d'Arras, aux côtés d'un notaire, puis part pour Paris. Mais des "archiers du duc de Bourgoigne" envoyés par les vicaires les rattrapent à hauteur de Montdidier (Somme) pour les jeter en prison, avec plusieurs "parents et amis" associés à l'entreprise. Par ce geste, les vicaires montrent que toute tentative d'appel est vouée à l'échec, et qu'ils n'ont guère envie que l'affaire s'ébruite.

La psychose est telle qu'en dehors même de la ville, on hésite à négocier avec les marchands arrageois, dont les biens peuvent être pris n'importe quand. L'économie locale en pâtit et la grogne finit par monter.

Jacques du Clercq raconte qu'"en plusieurs lieux de la ville d’Arras", de "brefves et rolles de papiers" se mettent à circuler sous le manteau. Ces pamphlets sont particulièrement virulents envers les membres du tribunal d'inquisition, et vont jusqu'aux menaces. Ils appellent à interroger les juges eux-mêmes, coupables de dépouiller d'innocentes victimes "d'états divers" afin de s'approprier leurs richesses. Le puissant comte d'Étampes Jean de Bourgogne y est décrit comme un "chien au grand collier", qui s'est laissé abuser par les clercs au point de basculer dans la folie.

Le dernier baroud des inquisiteurs

Dans ce contexte de plus en plus hostile et alors que certains vicaires, plus modérés, commencent à reprendre la main sur le tribunal d'inquisition, une troisième et dernière cérémonie est organisée. Le 22 octobre 1460, Pierre le Broussard mène quatre derniers accusés sur l'échaffaud, et pas des moindres : aux côtés du seigneur Colard de Beaufort se trouvent le riche financier Pierre du Carieulx, l'échevin Jean Taquet et... notre barbier Huguet Aymery, qui a passé plus de six mois en prison, sous la torture.

Cette fois, Pierre le Broussard détaille l'assiduité des visites nocturnes au diable : il en compte trois pour le seigneur de Beaufort, "dix fois plus" pour Jean Taquet et "tant de fois que sans nombre" pour Pierre du Carieulx, qui "avoit aultrefois esté preschié pour héresie contre la foy", rappelle Du Clercq.

Après ce, ils rendirent la sentence de Huguet Aubry ; et combien que ledit Huguet n'euist rien confessé, toutefois selon l'opinion de plusieurs clercqs il estoit atteint du cas, pource qu'il avoit rompu prison. Quand on rendit sa sentence, il estoit à genoulx et plouroit, en disant qu'il s'attendoit à la sentence des vicaires, par laquelle il fut condempné à estre mis en chartre, qu'on appelle le bonnel, l'espace de vingt ans, au pain et à l'eau.

Jacques Du Clercq, chroniqueur et contemporain de la vauderie

Et les hommages diffèrent, eux aussi : Colard de Beaufort n'aurait "que" baisé la patte du diable et offert quatre cheveux plutôt que son âme. Jean Taquet la lui aurait donné sans hésitation avant de vouloir se rétracter, tandis que Pierre du Carieulx se serait en prime rendu coupable d'autres crimes, comme l'infanticide. Des trois premiers accusés, c'est le seul qui nie les faits... et le seul des quatre qui sera brûlé vif. Colard de Beaufort, lui, sera condamné à sept ans de prison et à une amende colossale de 6000 livres.

Quant à Huguet Aymery, qui s'est toujours refusé à avouer ses fautes, l'inquisiteur en chef l'incrimine pour sa tentative d'évasion ratée : "sy lui dit publiquement qu’il avoit rompu prison, et s’estoit eschappé par nuit avec un prestre qui estoit prisonnier pour larchin". Huguet Aymery proteste en assurant avoir agi sous la menace de mort. Il est finalement condamné à vingt ans de prison, "au pain et à l'eau", mais la manœuvre laisse entrevoir au public arrageois les rouages du tribunal d'Inquisition...

Libérations en cascade

Dans les jours qui suivent, les choses commencent à changer. Le pouvoir ducal prend ses distances, craignant peut-être que la propagande du roi ne tourne l'affaire à son avantage.

Les protestations sont telles que les vicaires modérés prennent le dessus sur leurs confrères les plus zélés : le 24 octobre, le sergent Henriet de Royville est libéré après des mois de torture, puis c'est au tour le 30 octobre de Belotte Moucharde, la prostituée qui avait échappé au bûcher le 7 juillet faute de mitre. À la place, elle est bannie d'Arras et contrainte d'effectuer un pélerinage à Notre-Dame-de-Boulogne.

D'autres libérations suivent : Jacothin d'Athie (qui est banni pour 15 jours) le 30 octobre, Jean Guilleman, Antoine Sacquespée et Jean Josset le 24 novembre, Henri de la Boulle le 10 décembre, Jean de Berry le 16 décembre, Rogier Rolequin le 16 décembre, Thomas Fourre le 19 décembre ou encore Jean Lefèbvre, le 25 décembre. Les vicaires vont jusqu'à absoudre les trois fugitifs – Martin Cornille, Guillaume Le Febvre et Hotin Loys – de l'excommunication qu'ils avaient prononcée contre eux.

Pour autant, il reste encore du monde en prison en 1461 et notamment les deux détenus les plus prestigieux, Colard de Beaufort et Jean Taquet. S'y trouvent aussi le barbier Huguet Aymery et – ironie de l'histoire – Jean du Bois et Franche Comté, les deux accusés qui avaient collaboré avec les inquisiteurs pour échapper à la mort et qui seront les derniers à quitter leur cellule, à la fin de l'hiver.

Les choses vont s'accélérer à partir de janvier 1461, sept mois après l'arrestation du fils de Guillaume Lefèvre qui voulait saisir le Parlement de Paris...

Les bandits et l'évêque

Malgré l'intimidation des vicaires, Colard de Beaufort est parvenu à faire appel au Parlement royal. Si l'on ignore à quelle date la plainte fut enregistrée, on sait que la procédure est officiellement enclenchée début 1461 : le 16 janvier, un huissier parisien se rend à Arras pour assigner les vicaires à comparaître dans la capitale du royaume de France.

L'huissier en profite, le 25 janvier, pour arracher de force le seigneur de Beaufort aux geôles de l'évêque (on a refusé de lui en donner les clés). Il ne vient pas seul : outre Philippe de Beaufort, quatrième fils du vieillard, il est accompagné "de Pierre, Raoult et Jacques de Habarcq, frères et aultres jusques au nombre de trente compagnons ou environ embastonnés de bastons de guerre". Fait intéressant : la bande des "Enfants de Habart" est un grand groupe de brigands qui terrorise l'Artois depuis quelques années, relève Robert Muchembled dans sa "Revue belge de Philologie et d'Histoire".

C'est aussi à cette période que l'évêque d'Arras, Jean Jouffroy, sort enfin de son silence pour s'intéresser à l'affaire qui agite son diocèse. Le prélat, en fonction dans la cité d'Artois depuis 1453, était depuis près d'un an et demi à Rome pour une mission diplomatique auprès du Pape Pie II. Deux de ses remplaçants, les vicaires Pierre du Hamel et Jean Thibault, reçoivent de sa part une lettre en février 1461 les enjoignant, "entre aultres choses", de libérer son ancien barbier Huguet Aymery, cassant de fait les décisions inquisitoriales.

De retour sur ses terres en novembre 1461, Jean Jouffroy est surpris d'apprendre, par la bouche de son protégé, que les juges "l’avoient plusieurs fois induit et voullu induire qu’il disist que l’evesque d’Arras estoit vauldois", relate Jacques Du Clercq.

Conséquence ou non de cette confidence, l'évêque destitue ses vicaires. Franck Mercier note toutefois que son intérêt soudain pour les procès vaudois n'est pas anodin et pourrait coïncider avec "sa propre révolution politique qui devait le conduire, en septembre 1461, à basculer officiellement dans le camp royal". Cette volte-face lui offre en tout cas une belle promotion : sa position auprès du nouveau roi Louis XI lui permet de l'influencer sur une charte qui dérange le Vatican ; et en retour le Pape Pie II le nomme cardinal.

Retour de flamme pour le Broussard

On a vu qu'à partir de l'été 1460, le pouvoir ducal se montrait de plus en plus prudent vis-à-vis de la vauderie d'Arras. La colère gronde alors dans la ville et on raconte même que le duc de Bourgogne "faisoit prendre en ses pays les riches hommes et aultres, afin d’avoir leurs biens et leurs terres", rapportait Du Clercq, citant l'un des pamphlets. Philippe le Bon se serait-il inquiété de ces rumeurs au point de vouloir désamorcer la situation ?

Toujours est-il que les persécutions ont baissé d'un cran à cette période : alors que son représentant dans la région, Jean de Bourgogne, faisait du zèle jusqu'en juin, les arrestations cessent à la mi-août et les libérations démarrent fin octobre. Pierre le Broussard et ses soutiens, le théologien Jacques Dubois et le suffrageant Jean Fauconnier, paraissent bien seuls quand démarre en 1461 la contre-attaque des anciens accusés...

La charge la plus violente vient de Colard de Beaufort, qui s'est offert les services de l’un des avocats les plus renommés du Parlement royal : Jean de Popaincourt, lequel ouvre les plaidoiries le 21 mai 1461. Le procureur de roi se joint à lui à compter du 5 juin, comme le veut la procédure .

Pierre le Broussard est sommé de se défendre tandis que ses alliés prennent la fuite dans les mois qui suivent : Jean Fauconnier quitte l'Artois pour sa Bourgogne natale, puis l'Espagne. Quant à Jacques du Bois, le jeune et fervent théologien, il perd la vie sur la route de Paris dans des circonstances étranges. Franck Mercier évoque tantôt "un fatal accès de fièvre", tantôt "une crise de folie", à hauteur de Corbie (Somme).

Même Jean Bréhal, le grand inquisiteur de France, désavoue le tribunal d'inquisition d'Arras à l'automne 1461 : saisie par Guillaume Lefèbvre, l'un des notables fugitifs, une commission d'enquête dirigée par deux théologiens et un inquisiteur s'est rendue durant l'été dans la ville encore meurtrie. Les trois commissaires placardent des appel à témoignages sur les portes et interrogent d'anciens accusés. La cour de justice ecclésiastique finit par juger Guillaume Lefèbvre "délivré, absout et innocent dudit crime de vaulderie".

C'est la première d'une série de défaites pour les inquisiteurs arrageois, et elle ouvre la voie à d'autres contestations... qui mettront toutefois bien longtemps à se concrétiser. 

La justice mise en sommeil

Malheureusement pour les plaignants, le contexte politique met bientôt la procédure en stase : Louis XI succède le 22 juillet 1461 à son père, le roi Charles VII décédé après 40 ans de règne. Il est possible que le nouveau monarque ait calmé les ardeurs du Parlement royal pour éviter de s'attirer les foudres du duc de Bourgogne sur l'affaire d'Arras... Franck Mercier soulève également "qu’il importe désormais au roi de ménager les intérêts de son nouvel allié dans la place : l’évêque d’Arras, Jean Jouffroy", qui "ne tarde pas à se retrouver, par le jeu de la solidarité institutionnelle avec ses vicaires, dans le camp des défendeurs."

Les anciennes victimes s'inquiètent, s'activent et font régulièrement la route aller retour vers Paris ; jusqu'à ce que les débats reprennent en janvier 1462, quand apparaissent dans les archives les noms d'Huguet Aymery et de Jean Taquet. La cause des accusés finit par se fondre en une seule et même procédure qui progresse lentement. Si lentement, même, qu'après avoir été mentionnée une dernière fois dans les registres du Parlement royal le 27 avril 1463, toute trace en est perdue jusqu'au mois de novembre 1467 !

Ce ne sont pas seulement les lourdeurs de la justice qui ralentissent l'affaire, pour Franck Mercier qui cite le "rachat par Louis XI des villes de la Somme", la "politique quasi-systématique de débauchage par le roi des conseillers bourguignons" et la "guerre du Bien public en 1465". Autant de raisons pour lesquelles la couronne n'avait pas grand intérêt à faire du zèle. L'historien note d'ailleurs que le Parlement de Paris est rarement actif pendant les périodes de conflit entre le royaume de France et l'État bourguignon.

Le 15 juin 1467, c'est au tour du duc de Bourgogne Philippe le Bon de s'éteindre. Son fils Charles le Téméraire, prend la relève et entretient des tensions croissantes avec son cousin, le roi de France. Ce n'est peut-être pas un hasard si à leur rencontre à Péronne, un an plus tard, le nouveau duc de Bourgogne lui lui demande d'ailleurs de soustraire ses sujets en Flandres à l'emprise du Parlement de Paris. 

L'appât du gain comme motif ?

Entre temps, l'affaire est à nouveau mentionnée en novembre 1467 pour prendre note du désistement des juges d'Arras, sans doute las de comparaître. Pierre le Broussard prétexte une chute de cheval doublée d'une santé défaillante tandis que l'un des vicaires, Jean Pochon, se dit "malade de plusieurs maladies". Les appelants, dont le nombre augmente, sont plus que jamais en position de force.

Les avocats des victimes axent une grande partie de leur argumentation autour de la fraude judiciaire, qui aurait été orchestrée dans le but de dépouiller de riches bourgeois et nobles. Pour Jean de Popaincourt, qui défend Colard de Beaufort,  "tout a esté fait pour avoir de l’argent". La maison de Beaufort seule a perdu près de 10 000 livres en commissions occultes, amendes ou confiscations de biens. De même, 1200 à 1400 livres ont été soutirées à Jean Taquet.

Une bonne partie de cet argent – au moins 7000 livres – a été prélevé par le duc de Bourgogne pour financer son projet de croisade contre les Turcs, lesquels ont pris Constantinople en 1453. Un projet qui ne s'est jamais concrétisé. Cet usage n'était pas vraiment un secret et les pamphlets hostiles qui circulaient à Arras à la mi-1461 les mentionnaient déjà. Ils dénonçaient aussi la cupidité des juges d'inquisition qui se sont allègrement servis dans ce copieux butin.

Cet argument a dû faire mouche, puisque le Parlement royal promulgue finalement un arrêt en faveur des anciens accusés, le 21 juillet 1469.

À Arras, le conseiller-commissaire Jean Angenost prononce la sentence en l'absence des vicaires : réparations, amendes en francs ou encore érection d'une croix en souvenir des victimes... Mais le tribunal parisien n'a pas les moyens d'appliquer la sentence sur ce territoire toujours bourguignon. Techniquement, les anciens accusés Vaudois ont gagné, mais leur victoire a un goût amer.

D'Arras à "Franchise", le calvaire de l'Artois

Quand les tensions dégénèrent entre le roi de France et le duc de Bourgogne, au début des années 1470, l'affaire des vaudois d'Arras paraît bien loin. Charles le Téméraire attaque la Picardie en 1472, massacrant la population de Nesle (Somme) et ravageant le Santerre, le Beauvaisis ou le pays de Caux.

Un an plus tard, ses déboires s'accumulent. L'empereur Frédéric III du Saint-Empire renonce au dernier moment à l'aider à devenir son successeur. Puis en 1475, alors que le duc bourguignon voulait relancer la Guerre de Cent Ans entre le royaume de France et l'Angleterre d'Edouard IV, ce dernier accepte l'offre de paix de Louis XI. Il faut dire que l'armée du duc lui a fait faux bond au dernier moment en allant assiéger Nancy, au lieu de rejoindre ses forces à Calais...

En parallèle, l'Alsace et les Pays-Bas bourguignons se révoltent, puis la Suisse lui déclare la guerre. Charles le Téméraire mourra au combat en 1477, le crâne fendu d'un coup de hallebarde dans une nouvelle bataille à Nancy. Louis XI a alors les mains libres pour s'emparer des territoires de son ancien ennemi : le duché de Bourgogne, la Picardie, le comté de Boulogne... et l'Artois. La trahison du capitaine bourguignon chargé de défendre Arras lui permet de prendre la ville.

Mais la résistance locale est farouche et la ville se révolte en 1479. En représailles, Louis XI vide la ville, la repeuple de nouveaux occupants venus des quatre coins du royaume, et la renomme "Franchise". Le roi veut relever son économie pour en faire l'égale des villes flamandes, mais c'est un échec. Un traité, en date du 20 décembre 1482, amorce le retour des Arrageos exilés. À la mort de Louis XI, son fils Charles VIII, prend sa succession à l'âge de 13 ans, sous la tutelle d'Anne de France. Arras retrouve alors un semblant de stabilité... mais devra attendre encore près de dix ans pour voir la conclusion de l'affaire des vaudois.

Un point final tardif... et très politique

La procédure d'appel des anciennes victimes est réactivée autour de 1491. Un accord aurait été trouvé peu avant entre les héritiers des victimes pour relancer leur appel, à présent que la ville n'est plus sous domination bourguignonne. Jean de Beaufort, neveu de Colard de Beaufort, se joint aux héritiers de Pierre du Cariœux, de Jean Lefebvre (le marchand de chevaux) et de Jean de Berry pour s'accorder "comme reprendant le procès au lieu desdits défunts".

Surtout, les descendants ont de leur côté le dernier survivant de la vauderie d'Arras : Huguet Aymery, le barbier qui a été torturé des mois durant sans rien avouer, et qui reste déterminé à obtenir réparation.

Pour le Parlement royal, cette affaire est une occasion inespérée de servir les intérêts de la couronne : il "y voit une occasion de manifester le retour de la justice royale dans une ville à la fidélité chancelante", écrit Franck Mercier.

Le 20 mai 1491, un arrêt est rendu, déclarant l'ensemble des procès de l'Inquisition d'Arras "abusifs, nuls, faits faussement et autrement que à poinct" et annulant "toutes sentences, confiscations de biens, meubles et immeubles, condamnations, demandes, payements, exécutions". Les acteurs de la répression sont contraints de payer 6500 livres d'amende. L'honneur des accusés brûlés en place publique (ou mort en prison, dans le cas du sergent Jean Lefebvre) est également lavé, et les pièces des procès de 1459 et 1460 sont détruites... au grand désespoir des historiens.

La gloire du roi et le traumatisme d'Arras

Surtout, une grande cérémonie est organisée dans la capitale de l'Artois pour annoncer le verdict. Un monument est également érigé, avec de grosses différences avec celui que demandaient les accusés. Huguet Aymery avait en effet réclamé en 1463 "que les défendeurs soient condemnés à fere fere une croiz dedans le bois en laquelle ils soient pourtraituré à genoulx requérant mercie au demandeu".

On va bel et bien faire construire une croix... mais en pierre, mesurant 15 pieds de hauteur (4,5 mètres) et sur laquelle est écrit l'arrêt pris par le Parlement royal. Le tout s'achève dans de grandes festivités à la gloire de la couronne française.

L'affaire restera un tel traumatisme pour la ville d'Arras que le terme même de "vauderie" deviendra tabou ; exposant ceux qui le prononcent en justice à être traités en blasphémateurs ou en faux accusateurs.

Mais si les événements d'Arras affaiblissent l'Inquisition française, c'est loin d'être la fin de la chasse aux sorcières. Au contraire, en 1486 le Malleus Maleficarum ("Marteau des Sorcières") pose en Allemagne les fondations de la chasse aux sorcières telle qu'on la verra plus tard : de 1580 à 1630, on estime à entre 40 000 et 100 000 le nombre de victimes de ces persécutions en Europe, avant que le phénomène ne se propage à l'Amérique coloniale... pour le plus grand malheur des femmes de Salem.

 

Bibliographie
  • Mémoires de Jacques Du Clercq, escuier, sieur de Beauvoir en Ternois (1448-1467) (lire en ligne)
  • Franck Mercier, La vauderie d'Arras : une chasse aux sorcières à l'automne du Moyen Âge (lire en ligne)
  • Marie-Ève Rodrigue, La Vauderie d’Arras, un épisode de chasse aux sorcières au Nord de la France (lire en ligne)
  • Robert Muchembled, Revue belge d el'Philologie et d'Histoire (lire en ligne)
  • Histoire généalogique de l'ancienne et illustre maison de Beaufort d'Artois (lire en ligne)
  • J. Français : L'Église et la sorcellerie : précis historique suivi des documents officiels, des textes principaux et d'un procès inédit. 1910 (lire en ligne)

  • Anthony Thouret : Blanche de Saint-Simond, ou France et Bourgogne. 1835 (lire en ligne)

  • Recueil général des anciennes lois françaises, depuis l'an 420 jusqu'à la Révolution de 1789 (lire en ligne)

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