Dans son dernier titre Yasser, issu de la série Enfant du destin, le rappeur Médine retrace le parcours d'un jeune migrant qui a péri durant une traversée pour l'Angleterre. Nous l'avons rencontré sur la plage de Calais, pour évoquer le drame du 24 novembre 2021 et son engagement.
"Le bateau fait que d’caler, sur les plages du Pas-de-Calais". Dans sa dernière chanson issue de la série Enfant du destin, le rappeur Médine dépeint le portrait d’un jeune Soudanais de 17 ans qui a fui son pays en guerre pour rejoindre l’Angleterre.
Arrivé à Calais, Yasser paie un passeur mais son embarcation de fortune chavire. Une trentaine de personnes perdent la vie. Un texte puissant, qui résonne avec le drame du 24 novembre 2021.
"J’suis là pour retenter ma chance, jusqu’aux portes de la Manche"
Yasser a passé deux années sur les routes après avoir fui son pays en guerre, direction l’Angleterre, pour trouver "une femme, un toit, un taf, rien qu’une life un peu plus stable". Au travers de cette histoire chantée en partie à la première personne du singulier, Médine explore les différentes étapes du voyage forcé de son personnage : ses craintes, les passeurs, sa traversée de la Méditerranée, son arrivée tumultueuse en Espagne puis un voyage en train jusque Calais où il survit sous une tente.
"J’suis là pour retenter ma chance, jusqu’aux portes de la Manche", chante le rappeur. Jusqu’au jour où il embarque sur un bateau de fortune après avoir payé 3 000 euros à un "trafiquant d’humains".
Parmi la trentaine de "fuyards" sur le smallboat, des enfants et des femmes. La météo est terrible. Après plusieurs heures en mer, l’embarcation chavire. "Les enfants pleurent, les mamans crient". Malgré les appels aux secours français et anglais qui se renvoient la balle, personne ne vient les sauver.
Yasser sera finalement repêché dans le port de Calais, avec "une trentaine de corps exhumés d’un cimetière bleuté".
Une histoire inspirée du drame du 24 novembre 2021 à Calais
L’histoire de Yasser a été inventée par Médine. Mais elle résonne volontairement avec le drame du 24 novembre 2021.
Cette nuit-là, 33 migrants – parmi lesquels 6 femmes dont une enceinte et plusieurs enfants - se sont retrouvés livrés à eux-mêmes dans les eaux froides et dangereuses du détroit du Pas-de-Calais, aux confins de la Manche et de la mer du Nord.
Malgré les appels au secours des naufragés – retranscrits dans une enquête glaçante du journal Le Monde mettant en cause les secours français – personne n’est intervenu. 27 corps ont été repêchés, 4 ont disparu. Deux jeunes hommes ont miraculeusement survécu après avoir passé plus de dix heures en mer.
Pourquoi avoir voulu mettre en lumière ce drame dans une chanson ? Quelle relation existe entre le rappeur, originaire du Havre, et la Manche ? Comment s'est-il documenté pour raconter l’histoire de Yasser ? Médine a accepté de répondre à nos questions sur la plage de Calais. Un entretien retranscrit dans cet article qui sera diffusé dans une émission exceptionnelle diffusée un an après le naufrage le plus meurtrier de l’histoire de la Manche. Rendez-vous ce mercredi 23 novembre à 21h10 sur France 3 Hauts-de-France pour découvrir Calais, ville frontière – 30 ans de crise migratoire.
France 3 Hauts-de-France : Qui est Yasser ?
Médine : "Yasser, c’est un personnage fictif, inspiré de plusieurs parcours, itinéraires, et qui centralise un peu tous les problèmes qu’un migrant peut rencontrer dans son périple.
Comme pour tous les morceaux de cette série qui s’appelle Enfant du destin, le but c’est de se documenter, d’être au plus proche de la réalité."
"Yasser, c’est inspiré de plusieurs récits pour essayer d’être plus fidèle aux problèmes que rencontrent les migrants durant tout leur parcours. Il y a certaines parties qui appartiennent à d’autres personnages, d’autres réalités, que j’ai centralisé dans ce personnage-là."
Le 24 novembre 2021, Yasser est dans cette mer et il périt. Qu’est-ce qui vous a marqué dans cette date ?
"Ce qui m’a marqué, c’est que justement ça ne m’a pas marqué ce jour-là. Rétrospectivement, j’ai appris après m’être documenté qu’il y avait eu un évènement dramatique. J’ai compris que le jour-J, il y avait eu beaucoup de médias qui avaient relayé ce naufrage, que cette histoire s'était répercutée sur plein de sujets politiques, que ça avait mis beaucoup de personnes importantes avec des cravates dans l’embarras, voire même des États dans l’embarras. Sauf que moi, je l’ai compris que plus tard.
Dans le torrent des informations que l’on reçoit habituellement, c’est quelque chose qui est passé inaperçu. Je m’en suis voulu, je me suis mis à me renseigner, me documenter. J’ai été meurtri comme je pense la plupart des gens qui ont découvert cette information, et j’en suis d’autant plus meurtri aujourd’hui après avoir écrit un morceau et être allé au bout de ma démarche artistique, que cet article du Monde paraît. Je pensais avoir mis des mots sur une réalité, mais cet article-là est encore plus terrible que la fiction que je raconte. Je suis deux fois meurtri par cette histoire."
Justement, cette problématique des secours qui se renvoient la balle entre les eaux anglaises et françaises, vous l’évoquez.
Est-ce un plaidoyer ?
"Le but c’est d’avoir une résonnance sur des sujets d’actualité, des sujets politiques mais ça n’est pas le but premier. Mon objectif, c'est d’avoir une résonnance, de donner un point de vue différent, parfois extrapolé, parfois exagéré pour tirer une sonnette d’alarme et se positionner en tant que lanceur d’alerte."
"Les médias plafonnent parfois à faire entendre certaines informations. Le but d’un artiste, c’est aussi parfois de se saisir de sujets pour porter un peu plus loin que les canaux traditionnels.
Ce n’est pas un plaidoyer en tant que tel mais c’est une pièce du puzzle qui s’ajoute à la voix de certains médias, à la voix de militants de terrain. C’est une pièce du puzzle et ça peut être parfois un relais à ces gens qui sont sur le terrain."
On parle souvent du devoir d’artiste. Il y a de ça dans votre engagement ?
C’est un morceau haletant, qui nous "prend aux tripes". C’est une émotion que vous vouliez passer ?
"J’ai l’impression que c’est ça le rôle de l’artiste justement : se saisir d’histoires dramatiques, qui parfois passent sous les radars, qui ne sont pas entendues par tous ou alors certaines personnes dans leurs postures ne font pas attention à ces sujets-là."
Le rôle de l’artiste, c’est de sublimer, de jouer avec les émotions, parfois de métaphoriser, d’extrapoler, pour ramener le maximum de personnes sur ce sujet pour les sensibiliser.
Médine
"C’est ça le but. Ce n’est pas un plaidoyer, c’est surtout sensibiliser les personnes à ces questions et réhumaniser les personnes qui sont parfois déshumanisées par le flot de l’information, par le fait qu’on soit anesthésié."
Nous sommes sur la plage de Calais. Qu’est-ce que vous ressentez à être là où ça s’est passé ?
"J’ai de l’amour pour la Manche. J’y ai grandi (le rappeur est originaire du Havre, ndlr). C’est vraiment un endroit où j’ai forgé mon enfance, mon adolescence. Aujourd’hui, je ne peux pas m’empêcher de la regarder de façon nostalgique mais aussi avec un regard cynique, interrogateur, de me dire que ça a été un cercueil à ciel ouvert."
"Malheureusement, devant le manque de moyens, devant le manque de prises de décisions politiques urgentes, ça va continuer à l’être.
Vous êtes d’origine algérienne. Vos grands-parents ont fait ce chemin de l’Afrique vers l’Europe. Ça vous marque dans l’ADN ?
Quand il arrive des situations qui ressemblent à celles de nos grands-parents qui ont fui un endroit pour des raisons économiques, des raisons politiques, forcément ça ne me laisse pas insensible. C’est comme une vieille douleur qui se réveille et qui finit pas vous gratter.
Médine
"C’est le cas de ma famille, c’est le cas de ma belle-famille qui a fui l’Asie pour les mêmes raisons. C’est des sujets qui sont présents dans mon quotidien. Je ne peux pas détourner le regard quand je vois ce drame qui s’est déroulé."
S’il devait y avoir un avant et un après ce drame du 24 novembre 2021, ce serait quoi pour vous ?
"Je n’en sais rien. Je sais surtout que l’article du Monde a une résonnance. J’ai l’impression qu’il va avoir du poids dans les prochaines discussions : faire prendre conscience du manque de moyens, défaire le nœud de l’incompréhension entre les Britanniques et la France qui se renvoient la balle…
Quand on lit le détail de cet article, on voit concrètement qu’il y a un vrai manque de moyens pour lutter contre ces drames.
J’ai l’impression que cet article pique au vif, sur un registre plus émotionnel qui finira peut-être par atteindre les sphères qu’il doit atteindre pour faire bouger les choses."
À qui vous adressez-vous ?
"Je m’adresse au public du rap et j’essaie de le sensibiliser sur cette question-là. Ce n’est pas un plaidoyer qui va interpeller les responsables politiques. Ils ont toute une armée de conseillers autour d’eux qui les renseignent sur ces questions-là."
"Ce n’est pas à nous de faire ce travail, c’est peut-être votre rôle à vous médias. Mon rôle à moi, c’est de m’inspirer de votre travail de terrain, de le transformer, de le romancer pour qu’il arrive jusque dans les foyers de ceux qui écoutent cette musique, qui la chérissent. Et utiliser cette musique pour faire passer un message. "
Aux jeunes, particulièrement ?
Il faut comprendre que c’est un puzzle : moi en tant qu’artiste, je pose une pièce. Vous en tant que journaliste, vous en posez une. Le jeune qui lit cette interview, qui entend ce morceau, se dit : je devrais me sensibiliser, comment je peux aider ? Lui aussi pose une pièce.
Médine
Malheureusement, on a attendu ce drame pour se réveiller. J’espère qu’on n’en attendra pas un deuxième pour le faire."
Journée spéciale sur nos antennes
Ce mercredi 23 novembre - Journée spéciale sur nos antennes : Calais, ville frontière – 30 ans de crise migratoire :
- 12/13 et 19/20 : pages spéciales avec des invités et des témoignages
- Edition Littoral Hauts-de-France : l'Abeille Normandie - Le plus puissant remorqueur de France
- 21h10 : Enquêtes de région : Calais, ville frontière. Témoignages, reportages et invités exceptionnels
- 22H15 : documentaire inédit : "La dernière traversée."