Seconde Guerre Mondiale : les débuts tumultueux d'Hans-Joachim Marseille, l'enfant terrible de la Luftwaffe, à Calais

Septembre 1940, Bataille d'Angleterre. Hans-Joachim Marseille, jeune pilote allemand surdoué, est stationné à Calais, sur le front aérien. Indiscipliné, fêtard, il s'attire les foudres de sa hiérarchie mais deviendra plus tard une légende en Afrique du Nord, célébrée par la propagande du IIIe Reich.

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C'était il y a 80 ans, le 2 septembre 1940, pendant la Bataille d'Angleterre, plus grand affrontement aérien de l'Histoire et tournant majeur de la Seconde Guerre Mondiale.

Un Messerschmitt Bf109 au nez peint en jaune, frappé du numéro 14, vient heurter brutalement, sur le ventre, la piste de l'aérodrome de Calais-Marck, en France occupée, où est stationné le groupe I de la Lehrgeschwader 2 (I/LG2). Il s'agit d'une unité d'instruction opérationnelle de la Luftwaffe, où sont affectés des jeunes aviateurs allemands tout juste sortis d'école. 

L'appareil a subi de gros dommages, ce qui ne va pas vraiment arranger les rapports déjà tendus entre son pilote, un Fähnrich (aspirant) de 20 ans, et son capitaine, l'Oberleutnant Herbert Ihlefeld. 

Le Messerschmitt Bf109 avec lequel Marseille se posa sur le ventre à Calais-Marck le 2 septembre 1940 est encore en état de voler aujourd'hui (il a été photographié ici lors d'un meeting aérien dans le Michigan aux Etats-Unis en 2006). Son numéro de série est le 3579, il est aussi appelé le "White 14". Après l'accident de Marseille, il sera entièrement réparé et de nouveau utilisé sur le front russe. De nouveau endommagé en août 1942, il sera découvert 50 ans plus tard dans un hangar en Russie et restauré. Il appartient aujourd'hui à un propriétaire privé en Grande-Bretagne. © D.Miller / Flickr (CC BY 2.0)
L'aéroport du Grand Calais (Calais-Marck), de nos jours. © Frédérik Giltay / France 3
Les anciens "taxiways" de l'aéroport du Grand Calais (Calais-Marck), bâtis par les Allemands. © Frédérik Giltay / France 3
Un blockhaus allemand, en bordure de l'aéroport du Grand Calais (Calais-Marck). © Frédérik Giltay / France 3
Le garçon blond, qui s'extrait sain et sauf de la carlingue fumante du Messerschmitt, s'appelle Hans-Joachim Marseille. Ce Berlinois est une future légende de l'aviation que la propagande nazie popularisera plus tard sous le surnom "Der Stern von Afrika" ("L'Etoile d'Afrique") lorsqu'il cumulera les victoires au-dessus des déserts libyen et égyptien.

Fils d'un colonel de la Wehrmacht, son patronyme à consonance française lui vient de lointains ancêtres huguenots réfugiés en Allemagne.
Hans-Joachim Marseille en septembre 1942. © Bundesarchiv, Bild 146-2006-0122 / Hoffmann, Heinrich (CC-BY-SA 3.0)
Quelques instants plus tôt, avant cet atterrissage en urgence, Marseille se débattait fougueusement de l'autre côté de la Manche, contre des Spitfire du 74 Squadron, au-dessus de Sheerness, dans le sud-est de l'Angleterre.
Harbourne Stephen et John Mungo-Park, deux as britanniques du 74 Squadron de la Royal Air Force, photographiés en novembre 1940. © IWM HU 73463
Il a réussi à abattre l'un des appareils ennemis - sa deuxième victoire dans les airs - avant d'être touché à son tour et de rejoindre péniblement sa base calaisienne.Depuis son arrivée en France, au milieu de l'été, Marseille agace ses supérieurs et ses camarades d'escadrille par ses écarts de conduite. Lors de son premier combat, le 24 août, il a abandonné son ailier pour aller descendre en solo un Hurricane britannique, violant ainsi une règle fondamentale au sein de la très disciplinée Luftwaffe .

Quand il est entré, j'étais encore en colère. Il avait violé mes ordres spécifiques. Mais il avait ce sourire sur son visage et il a levé le doigt. J'ai dû vraiment retenir un fou rire à ce moment-là.

Herbert Ihlefeld, chef du I./LG2

"Quand j'ai atterri, j'ai demandé à l'un de mes officiers d'amener ce connard dans mon bureau", se souviendra Herbert Ihlefeld. "Mais je lui ai dit de me donner 20 minutes, parce que j'avais besoin avant ça de me calmer. Marseille était sorti du Schwarm (formation de vol de deux paires d'avions), n'avait jamais communiqué ses intentions par radio - il n'avait même pas signalé l'appareil ennemi ! (...) Quand il est entré, j'étais encore en colère. Il avait violé mes ordres spécifiques. Mais il avait ce sourire sur son visage et il a levé le doigt. J'ai dû vraiment retenir un fou rire à ce moment-là. Il avait l'air d'un gamin qui avait pêché son premier poisson. Je lui ai dit de s'asseoir, j'ai ouvert une bouteille de cognac et je nous ai versé un verre à chacun".
Herbert Ihlefeld (à gauche), en 1941, aux côtés des as allemands Adolf Galland, Walter Oesau et Siegfried Schnell. © Narodowe Archiwum Cyfrowe
"Je lui ai confirmé que sa (première) victoire était homologuée et que je lui en rendrais crédit", poursuit le chef d'escadrille. "Puis je l'ai prévenu que s'il rompait encore une fois la formation de mon unité, je l'abattrais moi-même à son retour, si je ne pouvais pas l'abattre en vol. Il a souri quand j'ai dit ça, puis son sourire a disparu. J'ai commencé alors à rire en lui disant que je plaisantais, mais après avoir fini de rire, je l'ai menacé de l'expédier dans l'infanterie. Il a de nouveau souri et il a promis qu'il ne ferait plus jamais ça. Il a tenu parole. Mais il a trouvé en fait d'autres façons de contourner mes ordres".     
 

Les 400 coups en école de pilotage           

Quand il a débarqué sur le front aérien, Hans-Joachim Marseille traînait déjà quelques casseroles. "Il était très sympathique", témoigne l'as allemand Günther Rall qui le rencontrera à Calais quand il rejoindra plus tard une autre unité, la Jagdgeschwader 52 (JG52). "Mais il avait une mauvaise réputation. (Gerhard) Barkhorn (un autre pilote allemand NDR) le connaissait depuis l'école de pilotage. "Reste loin de lui, mauvaise nouvelle", m'avait-il dit".    
L'as allemand Günther Rall côtoya Hans-Joachim Marseille au sein de la JG52 à Calais. © Narodowe Archiwum Cyfrowe
Ceux qui l'avaient côtoyé en école de pilotage à Fürstenfeldbruck en Bavière, puis Schwechat en Autriche, l'affublaient déjà de sobriquets plus ou moins flatteurs : "le spécial", "l'intouchable", "le bandit bohémien"... Extrêmement brillant au tir et en acrobatie derrière le manche, il avait déjà pris à cette époque la fâcheuse habitude de lâcher sa formation en vol et de n'en faire qu'à sa tête. Un jour, il se posa même sur une autoroute, lors d'un entraînement, afin de se soulager la vessie... 

Et Marseille était tout aussi ingérable en dehors d'un cockpit. Plutôt porté sur la boisson et les jolies femmes, il n'hésitait pas à faire le mur pour aller guincher et revenir au petit matin, la mine défaite et l'haleine encore chargée d'alcool.
L'école de chasse de Fürstenfeldbruck, près de Munich, de nos jours. © Cholo Aleman (CC BY-SA 3.0)
"Il ne ressemblait vraiment pas au militaire type", dira Werner Schröer, un de ses anciens camarades . "Pour nous, il a toujours eu l'air d'un type louche(...) Ce gars s'attirait si souvent des problèmes, il était si souvent consigné, que c'était presqu'un événement quand il n'était pas sanctionné. Pendant six mois, je pense qu'il n'y a eu qu'une demi-douzaine de fois où il n'était pas en quartier consigné. Un jour, au mess, alors que nous étions en train de déjeuner, je lui ai demandé : "Pourquoi tu fais ça ? Tu ne crains pas d'être envoyé dans l'infanterie ?". Il m'a répondu qu'avant que ça se produise, il commanderait un sous-marin. Ce type était incroyable !"       

"On se demandait vraiment tous comment il parvenait à s'en tirer, malgré tout ça", relatera un autre camarade d'école de pilotage, Kurt Bühligen. "Puis on a appris que son père était un officer de haut-rang. Je me souviens avoir dit : "Ça explique tout"". 

Mais plus que le piston, cette mansuétude semblait surtout liée à ses qualités exceptionnelles aux commandes d'un avion : une mémoire photographique et une acuité visuelle hors-normes, notamment, qui lui permettent de tout voir - ou presque -  depuis son cockpit, de se placer idéalement en situation de combat et de réussir avec aisance toutes les épreuves auxquelles on le soumet.

Ainsi, malgré ses frasques, le jeune et impétueux aviateur impressionna le colonel Eduard Ritter von Schleich, as de la Première Guerre Mondiale et commandant de l'école de pilotage de Schwechat, la Jagdfliegerschule 5, qui vanta dans une note ses compétences de pilote et son adresse au tir.
Eduard Ritter von Schleich (à gauche), pendant la Première Guerre Mondiale, aux côtés de Bruno Lörzer, Hermann Göring (futur commandant en chef de la Luftwaffe), Ernst Udet et Heinrich Bongartz (photo non datée). © Narodowe Archiwum Cyfrowe
Marseille sortit donc diplômé le 18 juillet 1940.
 

Des péripéties et un drame

L'atterrissage forcé d'Hans-Joachim Marseille à Calais-Marck, le 2 septembre 1940, lui portera peu préjudice finalement. Avec une deuxième victoire aérienne accrochée à son tableau de chasse, il reçoit même sa première distinction, la Croix de Fer 2e classe, des mains de son capitaine, Herbert Ihlefeld.

"J'ai épinglé sa médaille, il m'a salué - plus ou moins - et je l'ai félicité pour avoir réussi à ramener l'avion. Il a alors fini par admettre qu'il avait relâché son attention sur la jauge de carburant, car les dommages sur son chasseur, pendant le combat, étaient minimes. Je l'ai donc averti pour négligence, et félicité pour sa victoire".   

Mais dès sa mission suivante, le 11 septembre, le pilote berlinois faute encore : il remporte une nouvelle victoire en abattant un Hurricane au-dessus de la Manche, mais rompt sa formation et doit se poser en catastrophe sur l'aérodrome d'Audembert, près de Wissant.
 
Malgré les menaces d'Ihlefeld, Marseille s'en sort avec un avertissement.
Vestiges de l'ancien aérodrome allemand d'Audembert, près de Wissant, dans le Pas-de-Calais. © Yann Fossurier / France 3
Quatre jours plus tard, le 15 septembre, il participe à une grande offensive aérienne sur Londres, dans ce qui deviendra pour les Britanniques, le "Battle of Britain Day".

Un revers pour la Luftwaffe qui perd ce jour-là près d'une soixantaine d'appareils, entraînant le report (puis l'abandon) du projet de débarquement allemand en Grande-Bretagne.
Au-dessus de l'estuaire de la Tamise, Marseille se frotte à deux aviateurs du 310 Squadron, une escadrille tchécoslovaque de la Royal Air Force, et parvient à éliminer l'un de ses opposants.
Le Tchèque Alexander Hess (à droite, photographié en compagnie de l'as britannique Douglas Bader en septembre 1940) est l'un des deux pilotes du 310 Squadron qu'Hans-Joachim Marseille affronta le 15 juillet 1940. © IWM CH 1340
Les pilotes tchécoslovaques du 310 Squadron, à Duxford, en Angleterre, le 7 septembre 1940. © IWM CH 1340

A son retour à Calais-Marck, la tension est toujours aussi vive avec son capitaine et son unité. "Il y avait de l'animosité entre Marseille et les autres pilotes qui ne se sentaient pas en sécurité en volant avec lui, en raison de sa nature... indépendante, si je puis dire", raconte Ihlefeld. "Je l'ai interrogé sur la mission et ce qui s'était passé. Il avait été séparé du Schwarm, et son ailier l'avait perdu de vue dans les nuages. Ce qui l'a sauvé, c'est que cette fois, il avait communiqué par radio, confirmé sa position et les avait rejoints".

Mais pour avoir manqué à d'autres obligations, Marseille est quand même consigné pour trois jours à Calais-Marck. "Ça signifiait pour lui, de ne pas boire et de rester assis à côté du téléphone. Il est bien resté assis à côté du téléphone, mais s'est quand même procuré de l'alcool, car il empestait quand sa garde s'est terminée. Donc je lui ai encore interdit de voler".

Le 18 septembre, Hans-Joachim Marseille repart en mission. Il remporte son cinquième combat aérien au-dessus de Douvres, ce qui en fait officiellement un "as".

Mais il ramène encore une fois un avion sévèrement endommagé.Cinq jours plus tard, le 23, il est touché par un ennemi dans le même secteur et son moteur le lâche alors qu'il tente de rejoindre le cap Gris-Nez. Marseille est contraint de sauter en parachute.

Il passe trois heures dans l'eau avant d'être repêché, en hypothermie, par un hydravion Heinkel He 59.    
Un hydravion Heinkel He 59, utilisé pour des missions de sauvetage, photographié en août 1940 sur l'île de Sylt, dans le nord de l'Allemagne. © Domaine public
Le 27 septembre, ses démons ressurgissent. Il descend un nouvel appareil britannique mais abandonne son leader, Adolf Buhl, le laissant sans protection. Ce dernier est abattu et meurt.

Je voulais l'étrangler. Mes mains étaient déjà tendues vers lui quand quelque chose m'a dit "non".

Herbert Ihlefeld, chef du I./LG2


Pour Herbert Ihlefeld, s'en est trop. "Je lui ai dit de s'asseoir et je me suis dressé au-dessus de lui, en utilisant des mots que je n'avais jamais prononcés jusqu'ici. Je venais juste d'écrire une évaluation le concernant, sur ses qualités supérieures de pilotage et de tir, ainsi qu'une demande de promotion. Je les ai déchirées devant lui. Je lui a demandé, bon sang, s'il pensait à ce qu'il avait fait ! Un pilote n'abandonne jamais, ô grand jamais, son leader, à aucun moment, sauf si le leader est abattu. Aucune victoire ne mérite de perdre un équipier, un camarade. Je voulais l'étrangler. Mes mains étaient déjà tendues vers lui quand quelque chose m'a dit "non".
Herbert Ihlefeld, photographié en avril 1942. © ww2gallery / Flickr (CC BY-NC 2.0)
"Puis je l'ai regardé", poursuit le capitaine. "Il pleurait vraiment et s'excusait. Je peux assurer qu'il se sentait terriblement mal pour ce qui était arrivé et j'étais désolé pour lui. Je lui ai dit : "Marseille, tu dois retirer la tête de ton cul. Tu n'es pas tout seul, ce n'est pas le Hans Marseille Show ici. Tu seras peut-être un jour un leader toi-même. Tu dois apprendre que tes équipiers pilotes sont la chose la plus importante".

Le message semble entendu. Le lendemain, alors que son escadrille est débordée par des avions britanniques plus nombreux, Marseille détruit un ennemi au-dessus de la Manche pour protéger son leader. Mais il n'a pas pris le temps de l'informer de sa manœuvre. Derrière, il essuie à son tour une rafale de mitrailleuse et doit se poser en catastrophe sur la plage de Calais. Il reçoit une nouvelle réprimande et se retrouve une fois de plus consigné au sol.

Quelques jours plus tard, lors d'une visite du général Hans Jeschonnek, le commandant en chef de la chasse allemande, Ihlefeld demande à Marseille d'effectuer une démonstration de vol acrobatique, son domaine de prédilection.
Hans Jeschonnek (à droite), en 1941, aux côtés d'Hermann Göring, le commandant en chef de la Luftwaffe. © Narodowe Archiwum Cyfrowe
Le jeune aviateur s'exécute avec brio, mais ses manœuvres sont tellement audacieuses et risquées (décollage court, tonneau aérien, approche à basse vitesse, décrochage) qu'elles enfreignent à peu près toutes les règles imposées au sein de l'aviation du Reich. Une nouvelle sanction tombe.

Avec un tel dossier disciplinaire, n'importe quel autre pilote aurait frôlé la cour martiale. Mais le Kommodore de la LG2, Alfred Bülowius, est un ami de Siegfried Marseille, le père d'Hans-Joachim.
Alfred Bülowius, "Kommodore" de la LG2 et ami de Siegfried Marseille, le père d'Hans-Joachim (photo non datée). © Narodowe Archiwum Cyfrowe
C'est Bülowius qui lui aurait évité, jusqu'à présent, des sanctions trop lourdes. Pour autant, la situation du jeune feu-follet est devenue intenable au sein de l'unité.

"Il s'était mis à dos la plupart des autres pilotes", explique Ihlefeld. "(...) Il avait une mauvaise influence sur les jeunes officiers, il montrait peu de respect à ses supérieurs et le salut était toujours une option avec lui".
 

Changement d'unité 

Ihlefeld va trouver un point de chute pour Marseille : le 4/Jagdgeschwader 52 (JG52). Stationnée à ce moment-là dans le Calaisis, cette escadrille est commandée par un de ses amis, Johannes "Macky" Steinhoff. qui attend le renfort de nouveaux pilotes, après avoir subi de lourdes pertes sur le front de la Manche. 
Un Messerschmitt Bf109 du 4/JG52 endommagé après un atterrissage forcé en Angleterre, dans l'Essex, le 8 octobre 1940. © IWM HU 73560
"Quand j'ai su que j'allais accueillir ce gars avec 7 victoires et pas mal d'heures de vol, j'étais plutôt excité", racontera Steinhoff. "Normalement, on ne m'envoyait jamais de pilotes expérimentés. (...) J'avais demandé le registre avec ses états de service et j'étais surpris de voir que, malgré ses heures de vol et son expérience, il n'avait pas encore obtenu de promotion. Puis j'ai reçu son dossier disciplinaire et je ne pouvais pas y croire. J'ai d'abord pensé qu'on avait là un vrai héros ignoré. Mais non, ce n'était ni des recommandations, ni des récompenses ; c'était des réprimandes, des punitions, des rapports de compétence. Il y avait de tout là-dedans : confinement, désobéissance aux ordres, ivresse publique, irrespect, violation des règles aériennes, survol en rase-motte d'aérodromes et de tour de contrôle, vol de voiture (Marseille avait l'habitude d'"emprunter" les véhicules des officiers pour ses virées nocturnes NDR), absence d'uniforme, retards, ivresse en service, rupture de formation sans ordre, ni autorisation... (...) J'ai aussi vu qu'il n'avait plus qu'un seul avion allemand à détruire pour devenir un as chez les Alliés".

Il fallait vraiment que je l'envoie ailleurs. Bonne chance, tu vas en avoir besoin !

Herbert Ihlefeld à Johannes Steinhoff, le nouveau chef d'escadrille d'Hans-Joachim Marseille

Lorsqu'il rencontre Hans-Joachim Marseille pour la première fois, il a le sentiment d'avoir devant lui "un gamin de 15 ans". "Je regardais cet enfant, debout devant moi, et je lui ai dit : "Bon sang, c'est quoi ça ? Ce dossier est aussi épais que l'annuaire ! Regarde ça !". Et Steinhoff de passer en revue les pages du dossier, une par une. "Qu'est-ce que tu as à dire là-dessus ?", lui demande-t-il. Et Marseille de lui répondre innocemment : "Je n'ai jamais détruit un de mes avions, Herr Oberleutnant !". "Je pense qu'il voulait dire qu'il n'en avait jamais détruits sans avoir été touché avant", décrypte son nouveau chef.

Après cette première entrevue, Steinhoff rappelle immédiatement Ihlefeld au sujet de Marseille. "Désolé Macky", lui répond ce dernier. "Mais il fallait vraiment que je l'envoie ailleurs. (...) Bonne chance, tu vas en avoir besoin !". Puis Ihlefeld raccroche. Pour se faire pardonner, il offrira plus tard une bouteille de cognac à son ami. 
Johannes Steinhoff vers 1943. Il sera gravement brûlé et défiguré le 18 avril 1945 dans un accident aux commandes d'un chasseur à réaction Messerschmitt Me 262. Après la guerre, il participera à la refondation de l'Armée de l'air allemande et deviendra, en fin de carrière, président du comité militaire de l'OTAN. © Walter Frentz (CC BY-SA 4.0)
Johannes Steinhoff ne va pas être déçu... "Marseille était beaucoup de choses à la fois - un ivrogne, un playboy, un rebelle, occasionnellement un idiot ou un voleur de voiture - mais ce n'était pas un menteur", relève -t-il. "Il admettait toujours ses erreurs. Je n'aurais jamais pu lui dire, mais même quand j'étais le plus en colère contre lui, j'attendais souvent qu'il soit parti avant d'éclater de rire. C'était vraiment très dur de haïr ce type". 

Là-haut, en mission, Marseille reste toujours autant imprévisible. "Personne ne savait où il était", déplore Steinhoff. "Soudain, on entendait dans la radio : "Je l'ai eu", et c'était Marseille. Puis on entendait "Oh merde, il m'a eu", et c'était encore Marseille. Il était tombé dans un piège tout simple, leurré par un chasseur solitaire pour que trois autres lui tombent ensuite dessus. Seuls sa vigilance et ses réflexes l'ont empêché d'être tué".

Victime d'une fuite de glycol (liquide de refroidissement inflammable), il s'offre encore un atterrisage sur le ventre sur la plage de Calais.
Un Messerschmitt Bf109 échoué sur une plage française de la Manche en 1940. © Bundesarchiv, Bild 101I-344-0741-30 / Röder / CC-BY-SA 3.0
Comme Ihlefeld avant lui, Steinhoff punit Marseille en le laissant au sol pendant une semaine. "Il a volé ma voiture, est parti en ville, puis il est rentré ivre, avec deux filles dévêtues à des degrés divers. Elles étaient aussi ivres et l'une d'entre elles conduisait ma voiture. J'étais plus que furieux ! J'ai dû appeler un taxi pour ramener les filles, que je lui ai fait payer de sa poche. Je l'ai consigné pour un mois à la base, dans ses quartiers, mais après une semaine, il était de nouveau autorisé à voler. Mais quand il revenait de mission, il était placé sous escorte. Même ses repas lui étaient amenés et je lui ai mis une amende équivalente à un mois de salaire".

Et comme Ihlefeld, le chef d'escadrille du 4/JG52 va se lasser très vite de ses frasques répétées. "Ça faisait un mois qu'il était avec moi quand j'ai finalement décidé qu'il fallait que je me débarrasse de lui fin janvier, début février (1941)". La Bataille d'Angleterre, premier revers de l'Allemagne hitlérienne dans cette Seconde Guerre Mondiale, est alors terminée et les unités de chasse commencent à être redéployées petit à petit, en vue notamment de la prochaine offensive sur l'Union Soviétique.

"Une fois, après une mission de reconnaissance, un Sturmbannführer de la Gestapo (police politique sous le IIIe Reich NDR) m'a rendu visite", raconte Johannes Steinhoff. "Ce gars cherchait un pilote dont il ne connaissait pas le nom, mais il m'a décrit Marseille parfaitement. Je lui ai demandé ce que ce pilote avait fait. Il m'a dit que c'était une affaire personnelle et qu'il visitait toutes les bases aériennes du coin pour retrouver ce type. On a discuté, et il a fini par me dire que l'homme qu'il recherchait avait abusé de sa fille qui était venue lui rendre visite depuis son université. Ça a fait "tilt" alors dans ma tête. Ça devait être l'une des filles déshabillées que j'avais vues dans la voiture ! (cette histoire racontée par Steinhoff n'a jamais pu être vérifiée toutefois NDR)".
 

"L'Etoile d'Afrique"      

Comme prévu, Hans-Joachim Marseille quittera la JG52 au début de l'année 1941 pour être affecté au printemps dans une autre escadre de chasse, dans le désert libyen, en Afrique du Nord: la Jagdgeschwader 27 (JG27).  

"C'est assez ironique", commentera Steinhoff. "Il a quitté la France en pleine disgrâce et il est devenu ensuite une légende vivante. S'il y avait eu des filles en Afrique, je ne suis pas sûr qu'il aurait rencontré le même succès. Même si c'était un problème chronique pour moi, j'appréciais beaucoup ce gars en fait (...) C'était un vrai personnage, l'archétype du pilote de chasse de la Première Guerre Mondiale, mais nous ne combattions pas pendant la Première Guerre Mondiale".
Un Messerchmitt Bf109 peint aux couleurs d'Hans-Joachim Marseille lors de ses activités au sein de la JG27 en Afrique du Nord, exposé au Museu TAM de São Paulo (Brésil). © Renato Spilimbergo Carvalho (GFDL 1.2)
"C'était l'individualiste ultime", analyse-t-il. "J'entends encore son satané tourne-disques et sa musique. Elle était très bien, on appréciait, mais là encore, ses goûts musicaux ne correspondaient pas exactement à ce que nos chefs nationaux considéraient comme appropriés. Il faisait partie de ces jeunes gens qu'on appelait les "swing kids", les amoureux de jazz (Marseille était aussi un amateur de rumba, autre musique honnie des Nazis NDR). J'appréciais aussi ce genre de musique, mais je faisais attention de ne pas dévier de mon chemin pour ne pas irriter les pouvoirs supérieurs. Mais ce clown n'en avait rien à faire. Il avait aussi un poste radio sans fil, qu'il avait l'habitude de régler pour écouter la BBC (la radio publique britannique NDR) et d'autres stations interdites. Je ne lui ai jamais fait la morale à ce sujet, comme beaucoup d'ailleurs. Je lui ai juste dit de ne pas se faire attraper et que s'il l'était, je ne serais au courant de rien".

En Afrique du Nord, Hans-Joachim Marseille va se bâtir un impressionnant tableau de chasse : 151 victoires qui s'ajouteront aux 7 remportées pendant la Bataille d'Angleterre. Le tout en à peine une année et demi.
Hans-Joachim Marseille posant à côté d'un Hawker Hurricane britannique abattu en mars 1942 en Afrique du Nord. © Narodowe Archiwum Cyfrowe
"Souvent, il voyait un vol ennemi et décollait immédiatement, sans alerter personne", racontera Eduard Neumann, son chef d'escadrille en Afrique au sein de la JG27.

"Il leur fonçait dessus, tirant des rafales, souvent seul contre dix, mais d’une façon ou d’une autre, il arrivait toujours à descendre ou à causer suffisamment de dommages à l’ennemi pour s’en tirer. Je pense que c’était son audace qui prenait ses ennemis par surprise. (...) Il était imprévisible, spontané, agressif et presqu’irresponsable. Je suis encore étonné qu’il ait pu survivre à tant de combats. Je pense que le manque de femmes l’a aidé à se concentrer, à aiguiser ses talents et à affûter ses instincts. C’est ce que Steinhoff a toujours pensé". 
Hans-Joachim Marseille, dans le cockpit d'un Hurricane britannique qu'il a abattu en Afrique du Nord en mars 1942, discutant avec un homme. © Bundesarchiv, Bild 101I-440-1313-09 / Oppitz (CC-BY-SA 3.0)
"Il attaquait toujours violemment, souvent sans soutien, et souvent à vitesse réduite, à la limite de la collision avec ses adversaires", saluera Adolf Galland, as de la Bataille d'Angleterre devenu ensuite General der Jagdflieger,  commandant en chef de toute la chasse allemande. "Il faisait simplement des choses qui l’auraient fait virer de l’école de pilotage". 
Adolf Galland (à gauche), "General der Jagdflieger", lors d'une visite d'inspection dans le sud de l'Italie en 1943. © Bundesarchiv, Bild 101I-468-1421-33 / Ketelhohn (t) (CC-BY-SA 3.0)
Dès lors, l'ancien paria de Calais devient une icône pour le régime nazi et sa propagande. 
 
Marseille fait régulièrement la "une" des magazines officiels comme Der Adler ou Signal.
Hans-Joachim Marseille en couveture de la version espagnole de "Der Adler", magazine de propagande de l'Allemagne nazie. © DR
Image de propagande allemande colorisée montrant Hans-Joachim Marseille racontant ses exploits de pilote aux Jeunesses hitlériennes en 1942. © Julius Jääskeläinen (CC BY 2.0)
Adolf Hitler le reçoit en personne devant les caméras, et le couvre de récompenses.
 
Lors de ses permissions en Allemagne, le jeune aviateur fréquente des actrices, des femmes de la haute société. "Une fois, Marseille a reçu une bouteille de champagne de la part de la femme d’un général d’armée, après sa 50e victoire, et sans aller dans de grandes spéculations, je peux vous dire qu’il y avait quelques rumeurs sur cette relation", racontera Eduard Neumann.

On lui prête aussi une relation avec Leni Riefenstahl, la célèbre cinéaste du Reich, réalisatrice des Dieux du Stade et du Triomphe de la Volonté. 

Je lui ai demandé pourquoi il pensait que nous allions perdre ? Il a dit que maintenant que l'Amérique était entrée en guerre, ce n'était qu'une question de temps.

Leni Riefenstahl, cinéaste

"C'était un homme tellement beau", dira-t-elle, sans jamais confirmer, ni infirmer cette rumeur. "Je ne l'ai rencontré qu'une seule fois, pendant quelques jours, et je ne parvenais pas à détacher mes yeux de lui. Je sais que certains ont dit que je m'étais entichée de lui. J'ai toujours beaucoup apprécié les hommes et Marseille était simplement irrésistible".
La cinéaste Leni Riefenstahl (à droite), à côté d'Adolf Hitler (photo non datée). © KPA/picture-alliance / dpa/MaxPPP
Leni Riefenstahl en tournage en 1936. © DB Walter Frentz Archiv/picture-alliance/ dpa/MaxPPP
"Je lui ai même demandé d'être un acteur et de jouer dans un de mes films plus tard", détaillera Riefenstahl. "Il m'a demandé quel type de film j'avais en tête. Je lui ai répondu qu'Hitler et Goebbels (le ministre de la propagande NDR) aimaient les films traditionnels, les films militaires. Je lui ai même dit qu'il serait parfait pour jouer son propre rôle dans un grand film de combat aérien. Il m'a demandé alors si je pensais que ce genre de films serait encore populaire, une fois que nous aurions perdu la guerre... J'étais choquée. Je n'avais jamais entendu quelqu'un parler comme ça. C'était une parole dangereuse. Je lui ai demandé pourquoi il pensait que nous allions perdre ? Il a dit que maintenant que l'Amérique était entrée en guerre, ce n'était qu'une question de temps".       

Des gars comme Marseille, il y en a un sur un million.

Eduard Neumann, commandant de la JG27


"Certains officiers – peut-être (Nicolaus) von Below lui-même (aide de camp d'Hitler en charge des questions aériennes NDR) - lui ont demandé s’il avait songé à rejoindre le parti, comme il était un héros national et tout ça…", se remémorera Eduard Neumann. "Marseille a répondu quelque chose du genre : "Si je vois un parti digne d’être rejoint, j’y songerais, mais il faudra qu’il y ait beaucoup de jolies femmes présentes". Il a dit ça avec un air très sérieux. J’imagine comment ça a été reçu. Galland a été pris d’un fou rire quand il m’a raconté cette histoire et je dois avouer que j’ai beaucoup ri aussi. Oui, des gars comme Marseille, il y en a un sur un million".
"Je dois rappeler à quel point il était une sorte d’anomalie", insiste-t-il. "C’était un grand héros allemand, souvent dans les actualités, qui s’ébattait avec des stars de cinéma et des célébrités et qui chassait les femmes de la même manière qu’il le faisait avec l’ennemi aux commandes de son avion. Je me souviens qu’après sa première visite à Hitler, Marseille a dit qu’il trouvait "que le Führer était plutôt bizarre". Le souci, c’est qu’il disait ça devant trois généraux, avec son assistant noir Mathias qui rigolait avec lui".

Mathias - de son vrai nom Mathew Letulu - est un caporal sud-africain capturé par les Allemands lors du siège de Tobrouk en 1941. Il deviendra l'aide de camp et le meilleur ami d'Hans-Joachim Marseille. Une relation qui irritera beaucoup la hiérarchie militaire nazie.       "Marseille avait une façon de se moquer de sa propre célébrité personnelle et d’ignorer ce qui était alors accepté comme les règles de conduite, et ça concernait aussi les lois raciales", expliquera Neumann. "Même si moi et pas mal de mes amis pensions qu’elles étaient ridicules, c’était néanmoins les lois et Mathias attirait les regards de nombreux supérieurs et dignitaires et Marseille était le sujet de nombreux débats parmi les officiers qui visitaient nos différentes bases. Je pense vraiment que s'il n’avait pas eu un tel succès et une telle aura, il aurait été renvoyé en Allemagne et sanctionné plusieurs fois". 

Il voulait juste voler et considérait la guerre comme un grand événement sportif.

Adolf Galland, général en chef de la chasse allemande

Le 1er septembre 1942, Hans-Joachim Marseille réussit l'exploit d'abattre 17 avions alliés dans la même journée (16 Curtiss P-40 et 1 Spitfire). Mais ces combats l'épuisent. Sur les images d'archives de l'époque, il apparaît extrêmement maigre, notamment lors de sa rencontre avec le célèbre maréchal allemand, Erwin Rommel, surnommé "le Renard du Désert", alors à la tête de l'Afrika Korps.
 
Le 30 septembre 1942, une mission d'escorte de bombardiers au-dessus de l'Egypte lui sera fatale. Selon les pilotes qui l'accompagnent ce jour-là, une épaisse fumée noire a commencé à envahir son cockpit à la suite d'un souci mécanique. Marseille a ouvert sa canopée pour sauter en parachute mais son chasseur Messerschmitt a soudainement piqué du nez et la queue de l'appareil a brutalement heurté l'infortuné pilote qui s'est écrasé au sol, près du village égyptien de Sidi-Abd-el-Rahman.Hans-Joachim Marseille n'avait que 22 ans. "Il voulait juste voler et considérait la guerre comme un grand événement sportif", dira Adolf Galland. "Il avait un grand instinct de chasseur, mais c’était tempéré par un sens profond de la chevalerie. Il était connu pour avertir les Britanniques quand un des leurs avait été descendu et était blessé. Il ne pensait pas qu’un homme devait mourir au sol, s’il avait survécu au combat".
Un pyramide érigée à Sidi-Abd-el-Rahman, en Egypte, où Hans-Joachim Marseille a trouvé la mort. © Roland Unger (CC BY-SA 4.0)
Plaque indiquant la date du décès d'Hans-Joachim Marseille sur la pyramide/memorial érigée à Sidi-Abd-el-Rahman, en Egypte. © Iclifford (CC BY-SA 3.0)
Deux ans plus tôt, le 24 août 1940, après sa première victoire en combat aérien, Marseille avait écrit, depuis Calais, une lettre émouvante à sa mère : "Aujourd'hui, j'ai descendu mon premier adversaire. Cela me met mal à l'aise. Je ne peux m'empêcher de penser à la mère de ce pilote, quand elle apprendra que son fils est mort. Et c'est moi le responsable de cette mort. Je suis triste, au lieu de me réjouir de ma première victoire. Je revois le visage de cet Anglais en face de moi, et je pense à sa mère en larmes...".

► Rendez-vous samedi pour un nouvel épisode de cette série consacrée aux aviateurs de la Bataille d'Angleterre. Nous nous intéresserons à Jean Offenberg, as belge de la Royal Air Force
 
SOURCES

Livres :
  • Colin D.Heaton et Anne-Marie Lewis, The Star of Africa (traduit en français sous le titre L'Etoile d'Afrique, L'histoire de Hans Joachim Marseille)
  • Colin D.Heaton et Anne-Marie Lewis, The German Aces Speak (deux volumes)
  • Christer Bergström,The Battle of Britain, an epic conflict revisited
Articles :
  • Jean-Charles Stasi, L'Etoile d'Afrique, ovni du Troisième Reich, dans "Aces, Les As de l'Histoire de l'Aviation Mondiale" (novembre-décembre 2016-janvier 2017) 
Site internet : A visiter :
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