Septembre 1940, Bataille d'Angleterre. Hans-Joachim Marseille, jeune pilote allemand surdoué, est stationné à Calais, sur le front aérien. Indiscipliné, fêtard, il s'attire les foudres de sa hiérarchie mais deviendra plus tard une légende en Afrique du Nord, célébrée par la propagande du IIIe Reich.
C'était il y a 80 ans, le 2 septembre 1940, pendant la Bataille d'Angleterre, plus grand affrontement aérien de l'Histoire et tournant majeur de la Seconde Guerre Mondiale.
Un Messerschmitt Bf109 au nez peint en jaune, frappé du numéro 14, vient heurter brutalement, sur le ventre, la piste de l'aérodrome de Calais-Marck, en France occupée, où est stationné le groupe I de la Lehrgeschwader 2 (I/LG2). Il s'agit d'une unité d'instruction opérationnelle de la Luftwaffe, où sont affectés des jeunes aviateurs allemands tout juste sortis d'école.
L'appareil a subi de gros dommages, ce qui ne va pas vraiment arranger les rapports déjà tendus entre son pilote, un Fähnrich (aspirant) de 20 ans, et son capitaine, l'Oberleutnant Herbert Ihlefeld.
Fils d'un colonel de la Wehrmacht, son patronyme à consonance française lui vient de lointains ancêtres huguenots réfugiés en Allemagne.
"Quand j'ai atterri, j'ai demandé à l'un de mes officiers d'amener ce connard dans mon bureau", se souviendra Herbert Ihlefeld. "Mais je lui ai dit de me donner 20 minutes, parce que j'avais besoin avant ça de me calmer. Marseille était sorti du Schwarm (formation de vol de deux paires d'avions), n'avait jamais communiqué ses intentions par radio - il n'avait même pas signalé l'appareil ennemi ! (...) Quand il est entré, j'étais encore en colère. Il avait violé mes ordres spécifiques. Mais il avait ce sourire sur son visage et il a levé le doigt. J'ai dû vraiment retenir un fou rire à ce moment-là. Il avait l'air d'un gamin qui avait pêché son premier poisson. Je lui ai dit de s'asseoir, j'ai ouvert une bouteille de cognac et je nous ai versé un verre à chacun".Quand il est entré, j'étais encore en colère. Il avait violé mes ordres spécifiques. Mais il avait ce sourire sur son visage et il a levé le doigt. J'ai dû vraiment retenir un fou rire à ce moment-là.
Les 400 coups en école de pilotage
Quand il a débarqué sur le front aérien, Hans-Joachim Marseille traînait déjà quelques casseroles. "Il était très sympathique", témoigne l'as allemand Günther Rall qui le rencontrera à Calais quand il rejoindra plus tard une autre unité, la Jagdgeschwader 52 (JG52). "Mais il avait une mauvaise réputation. (Gerhard) Barkhorn (un autre pilote allemand NDR) le connaissait depuis l'école de pilotage. "Reste loin de lui, mauvaise nouvelle", m'avait-il dit".Et Marseille était tout aussi ingérable en dehors d'un cockpit. Plutôt porté sur la boisson et les jolies femmes, il n'hésitait pas à faire le mur pour aller guincher et revenir au petit matin, la mine défaite et l'haleine encore chargée d'alcool.
"On se demandait vraiment tous comment il parvenait à s'en tirer, malgré tout ça", relatera un autre camarade d'école de pilotage, Kurt Bühligen. "Puis on a appris que son père était un officer de haut-rang. Je me souviens avoir dit : "Ça explique tout"".
Mais plus que le piston, cette mansuétude semblait surtout liée à ses qualités exceptionnelles aux commandes d'un avion : une mémoire photographique et une acuité visuelle hors-normes, notamment, qui lui permettent de tout voir - ou presque - depuis son cockpit, de se placer idéalement en situation de combat et de réussir avec aisance toutes les épreuves auxquelles on le soumet.
Ainsi, malgré ses frasques, le jeune et impétueux aviateur impressionna le colonel Eduard Ritter von Schleich, as de la Première Guerre Mondiale et commandant de l'école de pilotage de Schwechat, la Jagdfliegerschule 5, qui vanta dans une note ses compétences de pilote et son adresse au tir.
Des péripéties et un drame
L'atterrissage forcé d'Hans-Joachim Marseille à Calais-Marck, le 2 septembre 1940, lui portera peu préjudice finalement. Avec une deuxième victoire aérienne accrochée à son tableau de chasse, il reçoit même sa première distinction, la Croix de Fer 2e classe, des mains de son capitaine, Herbert Ihlefeld."J'ai épinglé sa médaille, il m'a salué - plus ou moins - et je l'ai félicité pour avoir réussi à ramener l'avion. Il a alors fini par admettre qu'il avait relâché son attention sur la jauge de carburant, car les dommages sur son chasseur, pendant le combat, étaient minimes. Je l'ai donc averti pour négligence, et félicité pour sa victoire".
Mais dès sa mission suivante, le 11 septembre, le pilote berlinois faute encore : il remporte une nouvelle victoire en abattant un Hurricane au-dessus de la Manche, mais rompt sa formation et doit se poser en catastrophe sur l'aérodrome d'Audembert, près de Wissant.
Malgré les menaces d'Ihlefeld, Marseille s'en sort avec un avertissement.
Un revers pour la Luftwaffe qui perd ce jour-là près d'une soixantaine d'appareils, entraînant le report (puis l'abandon) du projet de débarquement allemand en Grande-Bretagne.
Au-dessus de l'estuaire de la Tamise, Marseille se frotte à deux aviateurs du 310 Squadron, une escadrille tchécoslovaque de la Royal Air Force, et parvient à éliminer l'un de ses opposants.
A son retour à Calais-Marck, la tension est toujours aussi vive avec son capitaine et son unité. "Il y avait de l'animosité entre Marseille et les autres pilotes qui ne se sentaient pas en sécurité en volant avec lui, en raison de sa nature... indépendante, si je puis dire", raconte Ihlefeld. "Je l'ai interrogé sur la mission et ce qui s'était passé. Il avait été séparé du Schwarm, et son ailier l'avait perdu de vue dans les nuages. Ce qui l'a sauvé, c'est que cette fois, il avait communiqué par radio, confirmé sa position et les avait rejoints".
Mais pour avoir manqué à d'autres obligations, Marseille est quand même consigné pour trois jours à Calais-Marck. "Ça signifiait pour lui, de ne pas boire et de rester assis à côté du téléphone. Il est bien resté assis à côté du téléphone, mais s'est quand même procuré de l'alcool, car il empestait quand sa garde s'est terminée. Donc je lui ai encore interdit de voler".
Le 18 septembre, Hans-Joachim Marseille repart en mission. Il remporte son cinquième combat aérien au-dessus de Douvres, ce qui en fait officiellement un "as".
Mais il ramène encore une fois un avion sévèrement endommagé.Cinq jours plus tard, le 23, il est touché par un ennemi dans le même secteur et son moteur le lâche alors qu'il tente de rejoindre le cap Gris-Nez. Marseille est contraint de sauter en parachute.
Il passe trois heures dans l'eau avant d'être repêché, en hypothermie, par un hydravion Heinkel He 59.
Je voulais l'étrangler. Mes mains étaient déjà tendues vers lui quand quelque chose m'a dit "non".
Pour Herbert Ihlefeld, s'en est trop. "Je lui ai dit de s'asseoir et je me suis dressé au-dessus de lui, en utilisant des mots que je n'avais jamais prononcés jusqu'ici. Je venais juste d'écrire une évaluation le concernant, sur ses qualités supérieures de pilotage et de tir, ainsi qu'une demande de promotion. Je les ai déchirées devant lui. Je lui a demandé, bon sang, s'il pensait à ce qu'il avait fait ! Un pilote n'abandonne jamais, ô grand jamais, son leader, à aucun moment, sauf si le leader est abattu. Aucune victoire ne mérite de perdre un équipier, un camarade. Je voulais l'étrangler. Mes mains étaient déjà tendues vers lui quand quelque chose m'a dit "non".
Le message semble entendu. Le lendemain, alors que son escadrille est débordée par des avions britanniques plus nombreux, Marseille détruit un ennemi au-dessus de la Manche pour protéger son leader. Mais il n'a pas pris le temps de l'informer de sa manœuvre. Derrière, il essuie à son tour une rafale de mitrailleuse et doit se poser en catastrophe sur la plage de Calais. Il reçoit une nouvelle réprimande et se retrouve une fois de plus consigné au sol.
Quelques jours plus tard, lors d'une visite du général Hans Jeschonnek, le commandant en chef de la chasse allemande, Ihlefeld demande à Marseille d'effectuer une démonstration de vol acrobatique, son domaine de prédilection.
Avec un tel dossier disciplinaire, n'importe quel autre pilote aurait frôlé la cour martiale. Mais le Kommodore de la LG2, Alfred Bülowius, est un ami de Siegfried Marseille, le père d'Hans-Joachim.
"Il s'était mis à dos la plupart des autres pilotes", explique Ihlefeld. "(...) Il avait une mauvaise influence sur les jeunes officiers, il montrait peu de respect à ses supérieurs et le salut était toujours une option avec lui".
Changement d'unité
Ihlefeld va trouver un point de chute pour Marseille : le 4/Jagdgeschwader 52 (JG52). Stationnée à ce moment-là dans le Calaisis, cette escadrille est commandée par un de ses amis, Johannes "Macky" Steinhoff. qui attend le renfort de nouveaux pilotes, après avoir subi de lourdes pertes sur le front de la Manche.Lorsqu'il rencontre Hans-Joachim Marseille pour la première fois, il a le sentiment d'avoir devant lui "un gamin de 15 ans". "Je regardais cet enfant, debout devant moi, et je lui ai dit : "Bon sang, c'est quoi ça ? Ce dossier est aussi épais que l'annuaire ! Regarde ça !". Et Steinhoff de passer en revue les pages du dossier, une par une. "Qu'est-ce que tu as à dire là-dessus ?", lui demande-t-il. Et Marseille de lui répondre innocemment : "Je n'ai jamais détruit un de mes avions, Herr Oberleutnant !". "Je pense qu'il voulait dire qu'il n'en avait jamais détruits sans avoir été touché avant", décrypte son nouveau chef.Il fallait vraiment que je l'envoie ailleurs. Bonne chance, tu vas en avoir besoin !
Après cette première entrevue, Steinhoff rappelle immédiatement Ihlefeld au sujet de Marseille. "Désolé Macky", lui répond ce dernier. "Mais il fallait vraiment que je l'envoie ailleurs. (...) Bonne chance, tu vas en avoir besoin !". Puis Ihlefeld raccroche. Pour se faire pardonner, il offrira plus tard une bouteille de cognac à son ami.
Là-haut, en mission, Marseille reste toujours autant imprévisible. "Personne ne savait où il était", déplore Steinhoff. "Soudain, on entendait dans la radio : "Je l'ai eu", et c'était Marseille. Puis on entendait "Oh merde, il m'a eu", et c'était encore Marseille. Il était tombé dans un piège tout simple, leurré par un chasseur solitaire pour que trois autres lui tombent ensuite dessus. Seuls sa vigilance et ses réflexes l'ont empêché d'être tué".
Victime d'une fuite de glycol (liquide de refroidissement inflammable), il s'offre encore un atterrisage sur le ventre sur la plage de Calais.
Et comme Ihlefeld, le chef d'escadrille du 4/JG52 va se lasser très vite de ses frasques répétées. "Ça faisait un mois qu'il était avec moi quand j'ai finalement décidé qu'il fallait que je me débarrasse de lui fin janvier, début février (1941)". La Bataille d'Angleterre, premier revers de l'Allemagne hitlérienne dans cette Seconde Guerre Mondiale, est alors terminée et les unités de chasse commencent à être redéployées petit à petit, en vue notamment de la prochaine offensive sur l'Union Soviétique.
"Une fois, après une mission de reconnaissance, un Sturmbannführer de la Gestapo (police politique sous le IIIe Reich NDR) m'a rendu visite", raconte Johannes Steinhoff. "Ce gars cherchait un pilote dont il ne connaissait pas le nom, mais il m'a décrit Marseille parfaitement. Je lui ai demandé ce que ce pilote avait fait. Il m'a dit que c'était une affaire personnelle et qu'il visitait toutes les bases aériennes du coin pour retrouver ce type. On a discuté, et il a fini par me dire que l'homme qu'il recherchait avait abusé de sa fille qui était venue lui rendre visite depuis son université. Ça a fait "tilt" alors dans ma tête. Ça devait être l'une des filles déshabillées que j'avais vues dans la voiture ! (cette histoire racontée par Steinhoff n'a jamais pu être vérifiée toutefois NDR)".
"L'Etoile d'Afrique"
Comme prévu, Hans-Joachim Marseille quittera la JG52 au début de l'année 1941 pour être affecté au printemps dans une autre escadre de chasse, dans le désert libyen, en Afrique du Nord: la Jagdgeschwader 27 (JG27).
"C'est assez ironique", commentera Steinhoff. "Il a quitté la France en pleine disgrâce et il est devenu ensuite une légende vivante. S'il y avait eu des filles en Afrique, je ne suis pas sûr qu'il aurait rencontré le même succès. Même si c'était un problème chronique pour moi, j'appréciais beaucoup ce gars en fait (...) C'était un vrai personnage, l'archétype du pilote de chasse de la Première Guerre Mondiale, mais nous ne combattions pas pendant la Première Guerre Mondiale".En Afrique du Nord, Hans-Joachim Marseille va se bâtir un impressionnant tableau de chasse : 151 victoires qui s'ajouteront aux 7 remportées pendant la Bataille d'Angleterre. Le tout en à peine une année et demi.
"Il leur fonçait dessus, tirant des rafales, souvent seul contre dix, mais d’une façon ou d’une autre, il arrivait toujours à descendre ou à causer suffisamment de dommages à l’ennemi pour s’en tirer. Je pense que c’était son audace qui prenait ses ennemis par surprise. (...) Il était imprévisible, spontané, agressif et presqu’irresponsable. Je suis encore étonné qu’il ait pu survivre à tant de combats. Je pense que le manque de femmes l’a aidé à se concentrer, à aiguiser ses talents et à affûter ses instincts. C’est ce que Steinhoff a toujours pensé".
On lui prête aussi une relation avec Leni Riefenstahl, la célèbre cinéaste du Reich, réalisatrice des Dieux du Stade et du Triomphe de la Volonté.
"C'était un homme tellement beau", dira-t-elle, sans jamais confirmer, ni infirmer cette rumeur. "Je ne l'ai rencontré qu'une seule fois, pendant quelques jours, et je ne parvenais pas à détacher mes yeux de lui. Je sais que certains ont dit que je m'étais entichée de lui. J'ai toujours beaucoup apprécié les hommes et Marseille était simplement irrésistible".Je lui ai demandé pourquoi il pensait que nous allions perdre ? Il a dit que maintenant que l'Amérique était entrée en guerre, ce n'était qu'une question de temps.
Des gars comme Marseille, il y en a un sur un million.
"Certains officiers – peut-être (Nicolaus) von Below lui-même (aide de camp d'Hitler en charge des questions aériennes NDR) - lui ont demandé s’il avait songé à rejoindre le parti, comme il était un héros national et tout ça…", se remémorera Eduard Neumann. "Marseille a répondu quelque chose du genre : "Si je vois un parti digne d’être rejoint, j’y songerais, mais il faudra qu’il y ait beaucoup de jolies femmes présentes". Il a dit ça avec un air très sérieux. J’imagine comment ça a été reçu. Galland a été pris d’un fou rire quand il m’a raconté cette histoire et je dois avouer que j’ai beaucoup ri aussi. Oui, des gars comme Marseille, il y en a un sur un million".
Mathias - de son vrai nom Mathew Letulu - est un caporal sud-africain capturé par les Allemands lors du siège de Tobrouk en 1941. Il deviendra l'aide de camp et le meilleur ami d'Hans-Joachim Marseille. Une relation qui irritera beaucoup la hiérarchie militaire nazie.
"Marseille avait une façon de se moquer de sa propre célébrité personnelle et d’ignorer ce qui était alors accepté comme les règles de conduite, et ça concernait aussi les lois raciales", expliquera Neumann. "Même si moi et pas mal de mes amis pensions qu’elles étaient ridicules, c’était néanmoins les lois et Mathias attirait les regards de nombreux supérieurs et dignitaires et Marseille était le sujet de nombreux débats parmi les officiers qui visitaient nos différentes bases. Je pense vraiment que s'il n’avait pas eu un tel succès et une telle aura, il aurait été renvoyé en Allemagne et sanctionné plusieurs fois".HJ Marseille the Punk of WWII' Libyan Campaign
— Harry Boone (@towersight) June 29, 2019
German WWII Fighter Ace Hans-Joachim Marseille befriends with South African POW Corporal Mathew ‘Mathias’ Letulu & defies the Nazi status quo!https://t.co/tAPRML9gvg pic.twitter.com/y9TuqlWaeB
Le 1er septembre 1942, Hans-Joachim Marseille réussit l'exploit d'abattre 17 avions alliés dans la même journée (16 Curtiss P-40 et 1 Spitfire). Mais ces combats l'épuisent. Sur les images d'archives de l'époque, il apparaît extrêmement maigre, notamment lors de sa rencontre avec le célèbre maréchal allemand, Erwin Rommel, surnommé "le Renard du Désert", alors à la tête de l'Afrika Korps.Il voulait juste voler et considérait la guerre comme un grand événement sportif.
► Rendez-vous samedi pour un nouvel épisode de cette série consacrée aux aviateurs de la Bataille d'Angleterre. Nous nous intéresserons à Jean Offenberg, as belge de la Royal Air Force.
SOURCES
► Livres :
- Colin D.Heaton et Anne-Marie Lewis, The Star of Africa (traduit en français sous le titre L'Etoile d'Afrique, L'histoire de Hans Joachim Marseille)
- Colin D.Heaton et Anne-Marie Lewis, The German Aces Speak (deux volumes)
- Christer Bergström,The Battle of Britain, an epic conflict revisited
- Jean-Charles Stasi, L'Etoile d'Afrique, ovni du Troisième Reich, dans "Aces, Les As de l'Histoire de l'Aviation Mondiale" (novembre-décembre 2016-janvier 2017)
- La Coupole, Centre d'Histoire et Planétarium 3D (Helfaut, Wizernes)
- Musée Mémoire 39/45 Calais (Parc Saint-Pierre, Calais).