Seconde Guerre mondiale : comment René Mouchotte et une douzaine de Français ont pris part à la Bataille d'Angleterre

Septembre 1940. René Mouchotte et une douzaine de pilotes français intégrent progressivement la Royal Air Force, alors que la Bataille d'Angleterre fait rage. L'aboutissement d'un long périple qui leur a fait quitter la France après l'armistice pour poursuivre le combat contre l'Allemagne.  

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C'était il y a 80 ans, jour pour jour, le 6 septembre 1940, pendant la Seconde Guerre mondiale. René Mouchotte, jeune aviateur français de 26 ans, exilé en Grande-Bretagne, écrit dans son journal personnel : "Mes heures d'Hurricane s'additionnent ; je vais très prochainement faire partie d'un "départ en escadrille". La grande aventure va commencer. Je m'exerce au combat chaque fois que j'en ai la possibilité. En même temps que l'idée de la lutte sévère que je vais avoir à soutenir s'impose de plus en plus à mon esprit, le souvenir de ma mère, de ma famille, la vision de mon pays violé et trahi me tourmente".   

Mouchotte se trouve alors à Sutton Bridge, dans une OTU (Operational Training Unit), une unité d'entraînement de la Royal Air Force. L'aviation britannique a entrepris de former des pilotes étrangers pour renforcer ses effectifs diminués par deux mois de lutte aérienne intense contre les bombardiers et chasseurs allemands. C'est la Bataille d'Angleterre dont l'objectif est de déjouer le projet de débarquement des troupes hitlériennes en conservant la maîtrise du ciel. En cette fin d'été 1940, la Royal Air Force souffre face aux raids intensifs et répétés de la Luftwaffe sur ses bases du sud de l'Angleterre. Mais le 7 septembre, Adolf Hitler et Hermann Göring, le chef de son aviation, décident de changer de stratégie pour s'en prendre à la capitale britannique et ses habitants. 

"Des bombardements méthodiques sur Londres ont commencé", note René Mouchotte le lendemain. "400 morts hier, 280 aujourd'hui. Que sera-ce demain ? Est-ce le début de la grande attaque promise par Hitler ? N'a-t-il pas annoncé l'invasion de la Grande-Bretagne pour fin août, début septembre ? (...) Notre entraînement paraît soudainement poussé. De nombreux départs ont lieu aujourd'hui. Le nôtre ne se fera pas avant la semaine prochaine malheureusement".
Si le jeune pilote parisien s'impatiente, c'est que cela fait déjà deux mois qu'il attend d'intégrer une unité de combat, lui qui a pris tous les risques, avec une poignée de camarades, pour rejoindre la Grande-Bretagne et poursuivre la lutte contre l'Allemagne nazie.
 

Une échappée rocambolesque

René Mouchotte n'a encore livré aucun combat aérien pendant cette guerre. "Non par manque de capacité ; j'ai suffisamment d'heures de vol : d'autres qui en avaient quatre fois moins se bagarrent depuis septembre (1939)", se désole-t-il dans ses carnets. "Ni par esprit de "planque" ; j'ai fait trois demandes pour partir qui ont eu pour résultat de m'envoyer après cinq mois de guerre à l'Ecole Supérieure des Moniteurs".

Il a été affecté comme instructeur à Chartres puis Avord, avant d'être transféré à Oran en Algérie, en mai 1940, avec les divisions d'entraînement de l'Armée de l'Air, alors que les Allemands envahissaient la France.Le 17 juin 1940, il écrit sa révolte : "Je viens d'apprendre par la radio l'incroyable nouvelle de la... Ca-pi-tu-la-tion. Le fait est tellement incroyable qu'on reste là, les membres brisés, à s'imaginer mille choses, un cauchemar, une erreur, une propagande, pour tenter d'effacer l'horrible réalité".

On voudrait courir, montrer à tous qu'on a encore une force, une énergie pour continuer à combattre. La France doit rester la France, et son cœur bat toujours, malgré ceux qui veulent l'assassiner sans lui permettre de lutter.

René Mouchotte, le 17 juin 1940

"Je ne me souviens pas avoir ressenti jamais émotion aussi intense et douloureuse", fulmine-t-il. "On voudrait courir, montrer à tous qu'on a encore une force, une énergie pour continuer à combattre. La France doit rester la France, et son cœur bat toujours, malgré ceux qui veulent l'assassiner sans lui permettre de lutter".

A Oran, d'autres pilotes partagent cette colère et ce refus de la défaite : Charles Guérin, 26 ans, le meilleur ami de Mouchotte, Emile "François" Fayolle, 24 ans, petit-fils d'un célèbre général de la Première Guerre mondiale, ou encore Henry Lafont, un tout jeune sergent d'à peine 20 ans
Ensemble, ils décident de "partir pour l'Angleterre". Mais ce ne sera pas chose simple...

Conformément aux clauses de l'armistice signé par le maréchal Pétain le 22 juin, "le gouvernement a donné des ordres sévères pour qu'aucune unité de la flotte maritime ou aérienne ne passe à l'Angleterre", note Mouchotte. 
Sur la base aérienne d'Oran-La Sénia, les vols sont donc interdits. Le commandant a commencé à faire vider les réservoirs ou à démonter les ailes des appareils. 

Mouchotte, Guérin et une dizaine de camarades rebelles se réunissent en catimini pour monter leur plan : ils ont repéré sur la piste deux Caudron Goéland et un petit Caudron Simoun, tous trois en état de voler. Ces appareils pourraient leur permettre de rejoindre rapidement le territoire britannique de Gibraltar, de l'autre côté de la Méditerranée. Ils décident de passer à l'action le 29 juin. "Fayolle pilotera le Simoun avec (Hubert) Stourm", expose Mouchotte. "J'emmène dans mon avion deux sous-lieutenants : un fantassin, un cavalier, déserteurs de plusieurs jours puisqu'ils se sont échappés de France dans la soute d'un charbonnier, après avoir déjoué mille poursuites et volé une voiture pour atteindre un port (il s'agit de Georges Heldt et d'André Sorret, futur membre de la 2e Division blindée du général Leclerc NDR). Guérin aura dans le sien des camarades faisant déjà partie de son escadrille et qu'il a encouragés à fuir avec lui (notamment Henry Lafont NDR)". 

Mais dans l'après-midi, le Goéland convoité par Charles Guérin est déplacé dans un hangar. Le petit groupe devra donc se contenter de deux avions pour son échappée.

Certains préfèrent renoncer. Mais Mouchotte et huit de ses compagnons s'obstinent. A la nuit tombée, ils s'infiltrent discrètement sur le tarmac et se glissent dans les appareils. "Nous nous empressons de tirer les rideaux de toutes les fenêtres et de fermer la porte à clé. Chacun dans un fauteuil, nous essayons de dormir, sans résultat d'ailleurs, car nous nous sentons très énervés".

Au moindre bruit, au moindre faisceau de lumière à l'extérieur, la tension monte. L'équipage s'est muni d'armes à feu, pour se défendre en cas de grabuge... "Il faudra que nous attendions d'y voir légèrement ; une cinquantaine d'avions sont rangés sans ordre autour de nous, et il sera préférable de ne pas les accrocher."
 

L'avion s'embarque sur l'aile gauche... Que faire ? C'est la catastrophe. Je lutte désespérément du pied et du manche.

René Mouchotte, le 30 juin 1940.

Il est 4h45 du matin, ce 30 juin 1940, quand Mouchotte démarre les moteurs du Goéland.

"La vitesse s'accélère", décrit le pilote. "Je vois la masse de plusieurs bombardiers devant nous, un peu à gauche... Nous passons de justesse. (...) Les moteurs n'ont pas l'air de tirer. Que se passe-t-il ? (...)  Je tire timidement ; l'avion se soulève mais rebondit lourdement. Pourtant, il faut y aller. Je l'aide encore une fois ; nous décollons. Le voilà qui redescend. Il s'embarque sur l'aile gauche... Que faire ? C'est la catastrophe. Je lutte désespérément du pied et du manche. Je rends la main pour le soulager. Nous frôlons le grand lac salé de la Sebkha. Il se rétablit en position horizontale, mais bien péniblement. Lafont, par-dessus mon épaule, attrape la manette du train d'atterrisage et le rentre. Cela allège un peu le Goéland. Je regarde le variomètre. Hurrah !... Nous montons".
René Mouchotte comprend alors la raison de ce décollage acrobatique. "Notre avion avait subi la visite de ces messieurs. Au lieu de retirer l'essence, ils ont simplement déréglé les hélices. Cet acte criminel a failli nous coûter la vie ; notre Goéland chargé de six personnes a décollé au grand pas alors qu'au petit pas c'était déjà tangent. C'est comme si l'on demandait à une voiture surchargée de démarrer en quatrième. Comment avons-nous réussi ? Miracle !".

"Si nous nous en sommes tirés, c'est bien parce qu'on a été aidés par quelqu'un de l'au-delà", dira plus tard Henry Lafont. 



De Gibraltar à Liverpool   

Ces hélices déréglées contraignent Mouchotte à voler à faible vitesse - 120 km/h - et à basse altitude en direction de Gibraltar. Mais l'instant est à la joie. "Quatre heures du matin, c'est déjà demain et le jour se lève !", chantent à tue-tête les six membres d'équipage au-dessus de la Méditerranée (le sixième homme est un sergent-mitrailleur du nom de Duval).

"Lafont veut prendre des photos. Il demande à Guérin de se replacer vers moi", raconte le pilote."Voici le soleil qui se lève. "Un petit sourire, messieurs !" On se retourne : Toc ! La photo est prise."
Le fameux rocher de Gibraltar apparaît bientôt devant eux. Mais René Mouchotte reste sur le qui-vive. "Sur ma gauche, j'aperçois un destroyer dont nous allions couper la route. J'estime très prudent de manifester des sentiments amicaux en sortant mon train d'atterrissage et battant légèrement des ailes. Puis pour plus de sécurité, je fais un léger crochet et je laisse nettement le navire sur ma gauche. (...) Les Anglais ne donnent pas jusqu'à présent l'impression d'être agressifs et je me passerais de l'hostilité des Espagnols".
L'atterrissage à Gibraltar se déroule sans souci. L'accueil des Britanniques est chaleureux. "Une foule de soldats nous entoure. Ce sont des poignées de main, larges tapes dans le dos. Quels grands gars sympathiques ! C'est à celui qui nous offrira le premier une cigarette". L'équipage doit toutefois se délester de ses armes et de ses appareils photos.

Vous vous êtes trouvés en face d'un des dilemmes les plus tragiques, où le cœur, la famille, les intérêts d'une vie tout entière peut-être, s'opposaient au devoir. Vous avez choisi...

Un commandant français à Mouchotte et ses camarades à leur arrivée à Gibraltar

Après un copieux breakfast, les jeunes gens échappés d'Oran sont conduits à l'Amirauté pour un interrogatoire conduit par deux officiers... français. "Je regarde Charles. Comme moi, un doute terrible le prend : serions-nous tombés dans la gueule du loup ?", s'angoisse soudainement René Mouchotte. 

Mais à l'écoute de leur récit, "le visage du commandant perd son air farouche, ses yeux s'adoucissent et un sourire vient éclairer cette figure sévère d'accusateur. "Mes enfants", dit-il. "Ce que vous avez fait là est d'autant plus beau qu'il a été difficile et périlleux. Vous vous êtes trouvés en face d'un des dilemmes les plus tragiques, où le cœur, la famille, les intérêts d'une vie tout entière peut-être, s'opposaient au devoir. Vous avez choisi...".
C'est ce commandant qui leur parle pour la première fois du général de Gaulle. "Nous savons maintenant de quel chef nous allons être les premiers légionnaires", se félicite Mouchotte. "Une question me brûle les lèvres : "Pouvons-nous espérer nous battre en compagnie de nos camarades anglais dans la Royal Air Force ?". La réponse est rassurante. On nous attend, en Angleterre, où tout est prévu pour notre rapide entraînement sur avions anglais".

Fayolle et Stourm se posent à leur tour à Gibraltar à bord de leur petit Caudron Simoun. A leur descente, ils apprennent que la DCA espagnole les a pris pour cible.
Les craintes de Mouchotte à l'atterrissage étaient donc justifiées et se confirment tragiquement en fin de journée quand les Espagnols abattent un bombardier Glenn Martin.

A son bord se trouvaient quatre officiers français qui venaient de fuir leur base marocaine dans l'intention de rallier eux aussi l'Angleterre : Jacques de Vendeuvre, Jean-Pierre Berger, Bertrand du Plessis et Robert Weill n'ont pas survécu au crash.

Mouchotte et ses amis assistent à leurs obsèques. "Ce sont les premiers héros de cette France Libre qui veut combattre", écrit-il dans son journal.  Autour des cercueils, une "poignée de jeunes Français (se tiennent) immobiles. (...) Leurs uniformes sont vieux et sales. Ils appartiennent à toutes les armes, mais l'aviation domine". 

D'autres compatriotes, passés par le sud de la France ou l'Afrique du Nord, ont réussi comme eux à rejoindre Gibraltar, dont plusieurs aviateurs comme François de Labouchère ou Philippe de Scitivaux de Greische, tous animés par la même soif de combattre et de sauver l'honneur des Français dans cette guerre.
Scitivaux, 29 ans, est l'un des rares à avoir l'expérience de la guerre aérienne : basé initialement à Calais-Marck, il a déjà affronté les Allemands, aux commandes d'un Potez 631, et abattu un appareil de transport ennemi le 10 mai, jour de l'offensive nazie sur la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas.
Blessé et hospitalisé à Calais puis Boulogne-sur-Mer, il a réussi de justesse à échapper à l'ennemi le 21 mai, en s'enfuyant à bord d'un remorqueur belge avec un équipage qu'il avait lui-même constitué à l'improviste. Soigné en Angleterre, il est revenu en France pour continuer la lutte mais a dû se replier ensuite vers Bayonne, avant de gagner Gribaltar .

Le chalutier qui l'a conduit jusqu'ici, le Président Houduce, est celui à bord duquel Mouchotte, Guérin, Lafont, Heldt, Sorret et Stourm embarquent le 3 juillet pour rallier l'Angleterre, au sein d'un convoi d'une vingtaine de navires.  
"Le Président Houduce s'est échappé de Marseille, commandé par un skipper décidé", décrit René Mouchotte. "Pourvu d'un équipage disparate, composé d'éléments rassemblés à la dernière minute, il a été choisi, d'abord parce sa position dans le port en permettait l'abordage facile, ensuite parce que très bien armé ; il possédait en outre des lance-grenades, des torpilles, une cale pleine de munitions".
"Il y avait parmi (les marins) de ces gars qui, quelques 300 ans en arrière, auraient composé un équipage idéal de pirates et de forbans", observe-il. "L'un d'eux, un des premiers maîtres, est très fier de me montrer un arsenal de pistolets et revolvers de tous calibres dans sa cabine".

Le navire accoste à Liverpool le 13 juillet 1940.
 

Douze Français d'abord sélectionnés par la RAF     

Quand Mouchotte et ses compagnons débarquent en Angleterre, le général de Gaulle vient tout juste de créer les Forces Aériennes Françaises Libres (FAFL), dont le commandement a été provisoirement confié à l'amiral Emile Muselier, également en charge des forces navales.
Le 25 juillet, plus de 200 volontaires de la France Libre sont rassemblés à l'Olympia Empire Hall, à Londres. Muselier informe les pilotes de leur départ pour Saint-Athan, une base de la Royal Air Force située près de Cardiff, au Pays de Galles. "Il nous parle de ses projets, qui sont loin de nous déplaire, puisque notre petit groupe de pilotes sera le premier à partir", savoure Mouchotte. "Nous irons séparément dans une escadrille de la RAF jusqu'au jour où les Français seront assez nombreux pour constituer un groupe autonome. (...) L'envie de "bouffer du Boche"  me tenaille comme une obsession..."
Pressé d'aller au combat, le jeune aviateur n'hésite pas à gonfler son C.V.. "J'ai un peu triché sur mes heures de vol quand, ce matin, un capitaine anglais m'en demandait le nombre", confesse-t-il le 27 juillet. "Je pressens que cela ne va pas tarder pour Charles (Guérin) et moi-même, à en juger par l'intérêt que l'on nous témoigne dans les différents bureaux".Le lendemain, Mouchotte apprend son transfert vers une autre base, à Old Sarum, près de Salisbury, dans le sud de l'Angleterre. "Nous sommes seulement douze à partir, douze chasseurs", résume-t-il. "Les autres sont ou bien bombardiers, ou bien observateurs. Beaucoup de très jeunes pilotes sont inutilisables pour l'instant. D'autres se font affecter dans les bureaux. Je préfère ne pas m'étendre sur ce sujet".   

Outre René Mouchotte, on retrouve parmi ces douze premiers pilotes de chasse français choisis par la RAF, trois de ses compagnons d'échappée à Oran : Charles Guérin, Henry Lafont et Emile Fayolle. Les autres, pour la plupart, ont transité comme eux par Gibraltar. Il s'agit de François de Labouchère, Pierre Blaize, Georges Perrin, Yves Brière, Maurice Choron, Edmond Lignon et Henri Bouquillard.
A seulement 32 ans, Bouquillard fait figure doyen au sein de ce petit groupe. "Plutôt petit, un peu voûté, coiffé d'un éternel béret, avec des grands yeux bruns dans un long visage amical, son calme et sa douceur cachaient une de ses flammes, qui font parfois de la France l'endroit du monde le plus éclairé", dira à son sujet Romain Gary (Kacew de son vrai nom), dans son roman autobiographique La Promesse de l'Aube.

Les deux hommes avaient rejoint ensemble Gibraltar puis la Grande-Bretagne à bord de l'Oakrest, un cargo britannique parti de Casablanca au Maroc. Passé lui aussi par Saint-Athan, Romain Gary intégrera une escadrille de bombardement de la Royal Air Force.

Le dernier aviateur désigné parmi ce groupe de douze chasseurs français est Xavier de Chérade de Montbron, arrivé fin juin en Angleterre après s'être enfui par bateau de Saint-Jean-de-Luz.

A peine arrivés à Old Sarum, les premiers vols d'entraînement débutent. Pas aux commandes de Hurricane ou de Spitfire, les deux fleurons de la Royal Air Force, mais de modestes biplans Tiger Moth et Hector. 
"C'est avec joie que j'ai repris contact avec le manche à balai, mais cette manette de gaz me cause bien des misères", écrit, le 29 juillet, René Mouchotte qui n'avait plus volé depuis sa fuite entre Oran et Gibraltar. "En effet, les Anglais ne font rien comme les autres ; sur les routes, ils roulent à gauche ; en aviation, ils inversent le sens de la manette des gaz, de sorte que pour décoller, au lieu de la tirer à soi, on doit la pousser en avant. C'est surtout pour l'acrobatie que je me trompe toujours. Rééducation des réflexes. On s'y fera".

Pendant qu'ils renouent avec les sensations du pilotage et de la voltige, les jeunes aviateurs apprennent que le régime de Vichy condamnera à mort tous les militaires français qui ont rejoint une armée étrangère s'ils ne rentrent pas d'ici le 15 août. "Nous retirons de cette "condamnation à mort" une impression de grande tristesse et de solitude ; l'évidence de l'irresponsabilité de notre misérable gouvernement éclate en un tel jugement", réagit Mouchotte. A l'expiration de l'ultimatum, ils seront conviés à un "bal des condamnés à mort" organisé à Londres par la Forces Françaises Libres. Comme un pied de nez au maréchal Pétain...

Attente, frustration et angoisses

Le 10 août, le groupe part pour Odiham, une autre base aérienne du sud de l'Angleterre. On leur explique qu'ils ont été choisis pour combattre en Grande-Bretagne, alors que d'autres pilotes français seront affectés en Afrique.

Les offensives de la Luftwaffe s'intensifient alors dans le ciel anglais. "Nous sommes les témoins de la plus grande bataille aérienne de tous les temps. En serons-nous un jour les acteurs ?", s'interroge Mouchotte. En attendant, l'aviateur ronge son frein. "Nous ne faisons rien à Odiham, camp très éloigné de toute localité", s'agace-t-il le 15 août. "Que de temps perdu ! Serait-ce la traditionnelle lenteur de l'administration française que le général de Gaulle aurait apportée ici ?" 

En Angleterre, on mange très souvent, mais très peu chaque fois, et j'affirme qu'à la fin de la journée, le compte n'y est pas, puisque la faim nous tenaille.

René Mouchotte, le 15 août 1940

"Nous passons notre temps à errer autour des avions, à écouter les nouvelles, à travailler l'anglais, et enfin à manger", bougonne-t-il. "Car en Angleterre, on mange très souvent, mais très peu chaque fois, et j'affirme qu'à la fin de la journée, le compte n'y est pas, puisque la faim nous tenaille. L'essentiel de la nourriture se compose de pain, de beurre et de confiture, le tout arrosé de thé. A midi seulement, on est gratifié d'une tranche de viande flanquée d'une pomme de terre bouillie. Le dîner se compose d'un sandwich. Bière difficilement buvable pour un Français, tant elle est amère".

Mouchotte apprend le même jour qu'il va être envoyé à la 6 OTU de Sutton Bridge, dans le centre de l'Angleterre. La dernière étape avant d'intégrer une unité combattante. Malheureusement, il sera séparé désormais d'une grande partie de ses camarades français, notamment de son meilleur copain, Charles Guérin. "Guérin était pour moi le seul lien qui me rattachait à la France et à ce que j'y avais aimé", regrette-t-il. "Nous étions presque des frères, nous allions devenir des frères d'armes... Demain, je vais me trouver affreusement seul".

Guérin est affecté à la 5 OTU d'Aston Down, dans le sud-ouest du pays, en compagnie de Labouchère, Fayolle, Blaize, Bouquillard et Brière.Lignon a quitté la chasse pour effectué des missions de reconnaissance et d'observation en Afrique mais un autre Français se trouve déjà à Aston Down : Jean Demozay.
Parlant très bien l'anglais, cet officier de liaison de 25 ans servait d'interprète auprès du 1 Squadron de la Royal Air Force pendant la Bataille de France.
Le 17 juin, Demozay avait réussi à rallier l'Angleterre depuis Nantes, à bord d'un avion de transport britannique Bristol Bombay, avec du personnel britannique, alors qu'il n'avait jamais piloté le moindre avion militaire et avait seulement été "briefé" par un mécanicien avant de décoller. Il ne disposait même pas d'un brevet de vol civil (il prétendra le contraire au moment d'intrégrer la RAF). Cet exploit lui valut le surnom de "Moses" (Moïse) auprès de ses camarades anglais.

Du côté de Sutton Bridge, Mouchotte est accompagné par Lafont, Perrin, Choron et Montbron. Ils vont enfin pouvoir s'initier au pilotage du Hawker Hurricane.
Quelques jours à peine après leur arrivée, ils sont témoins du crash d'un de ces appareils, victime d'une panne moteur au décollage. "On nous explique alors très calmement qu'on ne s'en émeut plus, qu'il en arrive de semblables tous les jours, les moteurs étant défectueux", rapporte Mouchotte. "J'avoue que l'impression n'est pas très agréable, ces avions ultra-rapides n'étant pas particulièrement dociles pour l'atterrissage en campagne. Nous apprenons encore que, le mois précédent, les autorités du camp ont enregistré environ un mort par jour".

Mais cette machine, bien plus puissante et sophistiquée que tout ce qu'il a pu piloter jusqu'ici, le fascine. "Il possède huit mitrailleuses qui crachent en même temps. C'est l'enfer que l'on déclenche en appuyant sur un bouton. (...) L'attention du pilote doit être constante ; il est à la fois, sur cette petite usine transformée en bolide, radio, navigateur, ingénieur, chasseur. Il se soumet à d'effrayantes accélérations, à des pressions formidables, à des différences énormes d'altitudes en quelques minutes. Seul à son bord, il met ses nerfs à de dures épreuves. Sa santé doit être parfaite. Aussi, depuis deux semaines, ai-je décidé de ne plus fumer".

La secousse près du sol vous écrase sur votre siège. Plusieurs centaines de kilos pèsent sur vos épaules ; vous éprouvez un mal étrange à tourner la tête.

René Mouchotte décrivant le pilotage d'un Hurricane, le 21 août 1940

Petit à petit, il apprend à dompter la bête, à effectuer "de nombreux piqués d'assez grande altitude, rien que pour avoir cette effrayante impression de vitesse". "La secousse près du sol vous écrase sur votre siège", décrit-il. "Plusieurs centaines de kilos pèsent sur vos épaules ; vous éprouvez un mal étrange à tourner la tête ; une sensible douleur chatouille le tympan et oblige à déglutir sans arrêt afin qu'elle ne se transforme pas en souffrance".

Mouchotte effectue également ses premiers vols à plus de 10 000 mètres. "Il faisait un froid de loup là-haut, et à mesure que je montais, mes mains et mes pieds s'engourdissaient. Le plus curieux est que j'éprouvais une énorme fatigue à parler. Rien que pour donner mon indicatif et lancer la courte phrase usuelle je me sentais épuisé". 
  

L'heure du combat

Le 9 septembre 1940, René Mouchotte et deux de ses camarades français de Sutton Bridge - Henry Lafont et Georges Perrin - apprennent qu'ils vont enfin rejoindre une unité combattante, le 245 Squadron. Mais... à Aldergrove, près de Belfast, en Irlande du Nord, loin du front aérien de la Manche.

"D'après les premiers renseignements, les Boches viennent très rarement ici", indique-t-il dans ses carnets. "Malgré le beau voyage et ce magnifique pays, nous aurions préféré la région londonienne. Nous survolons l'île matin et soir, scrutant le ciel sans apercevoir la moindre tache suspecte. Nous nous enfonçons en mer, survolons des convois. Nous connaissons vite toutes les baies, tous les lacs, si bleus dans ce pays". 
Rejoints par Henri Bouquillard, les quatre Français ne resteront pas longtemps en Irlande du Nord à admirer les paysages. Moins d'une semaine après leur arrivée, ils sont transférés au sein d'une autre unité, le 615 Squadron, à Prestwick en Ecosse, où les incursions allemandes sont presqu'aussi rares."Je m'inquiète de savoir pourquoi l'Air Ministry nous a envoyés ici, alors qu'en ce moment-même les escadrilles polonaises, près de Londres, se couvrent de gloire", se lamente Mouchotte. "Mon camarade Guérin vient d'être envoyé en escadrille aux îles Shetland (archipel situé entre le nord de l'Ecosse et la Norvège NDR). On ne pouvait l'expédier plus haut. (...) Il a néanmoins plus de chance que nous de rencontrer du Boche".

Le 615 Squadron, lui, est parrainé par le Premier ministre britannique Winston Churchill. Il a remporté 97 victoires depuis le début de la guerre, mais "il paraîtrait que ce groupe a été décimé, qu'il ne reste plus que trois pilotes, au repos à Prestwick".
Le 1er octobre, nouvelle vexation pour Mouchotte : deux de ses compatriotes de l'escadrille, Georges Perrin et Henri Bouquillard, sont mutés au 249 Squadron, à North Weald, près de Londres. "L'amertume que j'éprouve se double d'un soupçon de jalousie", bouillonne-t-il. "Pourquoi ceux-ci sont-ils choisis plutôt que moi ? Je fais des hypothèses absurdes qui aboutissent finalement à la conclusion que seul le hasard en décida ainsi et que mon tour viendra sans tarder".

La grande nouvelle arrive le 10 octobre : le 615 Squadron est transféré à Northolt, près de Londres, pour relever les Polonais du fameux 303 Squadron qui se sont brillamment illustrés depuis la fin du mois d'août : en seulement quelques semaines, ils ont descendu 126 appareils allemands !
"Le travail est incessant, me disent deux Polonais qui partent demain au repos demain ; vous serez constamment en alerte !", rapporte Mouchotte. "Cela promet d'être intéressant pour nous ; mais, hélas ! que de déchet ! Environ 50% de leurs camarades ne sont pas revenus des combats et quelques uns sont blessés...".
Le lendemain, il effectue sa "première mission de guerre", à la recherche "d'un groupe allemand qui se dirige vers l'Angleterre". Si l'ennemi reste invisible ce jour-là, Mouchotte aperçoit avec une grande émotion les côtes françaises, au loin... "Sans vouloir faire de sentiment, je me laisse aller à un mouvement de grande tristesse et de pitié...".

Le 12 octobre, le 615 Squadron reçoit la visite du vice-marshall Keith Park, le commandant du 11e groupe de la Royal Air Force qui dirige les opérations dans le sud-est de l'Angleterre. "Arrivé à moi, il m'a interrogé sur mon évasion et, après m'avoir souhaité bonne chance, il m'a félicité pour mon anglais... il doit être sourd", s'amuse le pilote français.
Le 14 octobre, Mouchotte rencontre enfin des avions ennemis. "Nous avons mis en fuite un groupe de Messerchmitt beaucoup plus important que le nôtre. Ils ont retraversé le Channel (la Manche NDR) sans que nous puissions les atteindre". Trois jours plus tard, premier engagement. "J'avoue que je n'ai pas vu grand'chose, les Allemands étaient bien au-dessus de nous. J'ai aperçu un Spitfire piquer vers le sol à une vitesse terrifiante, en traînant derrière lui un nuage de fumée noire. Pauvre garçon ! Un de plus".
Le 19, première frayeur : à court de carburant et victime d'un train d'atterrissage défectueux, il doit poser son Hurricane sur le ventre. "L'avion heurte violemment le sol. Je me sens projeté en avant. Mais je suis bien calé et fais environ soixante mètres le nez labourant la terre. (...) Je m'attendais à tout, sauf à des félicitations : elles arrivent de toutes parts".   

Alors qu'il participe enfin à cette Bataille d'Angleterre, Mouchotte reçoit des nouvelles de sa famille restée en France, en Dordogne, grâce à des contacts activés à Londres. "Oh ! surprise, je trouve l'écriture de maman. Je n'en crois pas mes yeux. En quelques mots, elle a su me dire qu'elle approuve ma conduite et qu'elle en est fière. Pauvre maman, cette fierté, tu la payes cher ; par quelles transes d'inquiétude, dois-tu passer à mon sujet ?"  
Le 31 octobre, en compagnie de deux autres chasseurs, il poursuit un bombardier allemand jusqu'au dessus du Pas-de-Calais, sa première incursion dans le ciel de la France occupée. "Il était touché et je crois que nous l'avions endommagé, car, à un moment, une fumée noire s'est échappée du moteur gauche. J'ai abandonné la partie ; cela ne me dit rien du tout d'être descendu et fusillé en France".

Pour les Britanniques, la Bataille d'Angleterre se termine officiellement ce jour-là. Au total, treize pilotes de chasse français y ont pris part.
Aux douze premiers aviateurs passés par les OTU de Sutton Bridge et Aston Down, s'est ajouté au mois d'octobre l'expérimenté Philippe de Scitivaux. Encore convalescent après avoir été blessé lors de la Bataille de France, il s'était engagé dans les Forces Navales Françaises Libres, devenant l'aide de camp de l'amiral Muselier et lieutenant de vaisseau.
Détaché fin septembre auprès de la Royal Air Force, Scitivaux effectua une formation-éclair sur Hurricane avant d'être affecté le 16 octobre en Irlande du Nord au sein du 245 Squadron, l'unité qui avait accueilli un mois plus tôt Mouchotte, Perrin, Lafont et Bouquillard. Un 14e Français l'accompagnait, Didier Béguin, mais il n'effectua aucune mission avant le 4 novembre."On n'a rien fait de formidable, on n'a rien fait de sensationnel", dira Henry Lafont au sujet de la participation des Français à la Bataille d'Angleterre. "Nous avons fait la mission d'un petit exécutant dans une escadrille. Le seul mérite qu'on a, c'est d'avoir été les premiers à se battre".
Comme Lafont et Mouchotte, la plupart des pilotes de chasse français ont d'abord été affectés loin du front aérien, dans des escadrilles en pleine recomposition ou nouvellement formées.Guérin et Brière se sont retrouvés ainsi à Sumburgh, Castletown et Wick, dans l'extrême nord de l'Ecosse, avec le 232 Squadron, Blaize a été posté à Dyce, près d'Aberdeen, avec le 111, Labouchère et Fayolle à Church Fenton, dans le Yorkshire, au sein du 85 Squadron du group captain Peter Townsend, retiré du front et en cours de conversion à la chasse de nuit...
Seuls Mouchotte, Lafont, Perrin, Bouquillard, Choron et Montbron ont pu réellement participer à des combats dans le sud de l'Angleterre et au-dessus de la Manche.

Le 16 octobre 1940, Bouquillard endommagea ainsi un bombardier allemand Dornier Do 17. Mais il fut abattu une semaine plus tard par un Messerschmitt Bf109 au-dessus du Kent et dut se poser en catastrophe, blessé, à Rochester. Hospitalisé à Chatham, il était persuadé d'avoir été mitraillé par un chasseur Dewoitine D520, frappé d'une cocarde française (la Luftwaffe utilisait ces appareils pour l'entraînement de ses pilotes). Il retrouvera Mouchotte et Lafont, fin décembre 1940, au sein du 615 Squadron. 

Perrin fut lui aussi descendu et blessé par un célèbre as allemand, Werner Mölders, au-dessus de la Manche, le 12 octobre 1940,
Il retrouva sa place au sein du 615 Squadron en fin d'année.
   

Destins tragiques

Si la Bataille d'Angleterre se termine fin octobre 1940, la guerre aérienne contre l'Allemagne va se prolonger encore 4 ans sur le front de la Manche et de la Mer du Nord. La Luftwaffe poursuit ses bombardements nocturnes sur les principales villes britanniques jusqu'en mai 1941 tandis la Royal Air Force développe une nouvelle stratégie de harcèlement contre les positions et intérêts ennemis dans le nord de la France, en Belgique et aux Pays-Bas.

Elle consiste en des opérations de "balayage" (sweeps), impliquant de grosses formations de chasseurs accompagnées de bombardiers. Des missions périlleuses - également connues sous le nom de Circus ("cirques") - auxquelles participeront pleinement les pilotes français intégrés à la RAF, de plus en plus nombreux. 
Parmi les treize "pionniers" français de la Bataille d'Angleterre, cinq seulement survivront à la Seconde Guerre mondiale. Le premier à tomber sera Henri Bouquillard, abattu le 11 mars 1941 au-dessus de Tilbury. "Il n'a pas sa rue à Paris, mais pour moi, toutes les rues de France portent son nom", écrira son ami Romain Gary. Avant sa mort, il avait remporté 6 victoires homologuées en combat aérien.

Puis ce sera au tour de Pierre Blaize, disparu au-dessus de la Manche le 15 avril, après avoir été touché par deux chasseurs allemands lors d'un raid sur le Pas-de-Calais.
Blaize venait de remplacer Bouquillard au sein 615 Squadron. "Il a sauté en parachute et, suivi par un Hurricane, a amerri à une quinzaine de kilomètres des côtes", relatera René Mouchotte dans ses carnets. "Malheureusement, le manque d'essence força le pilote à rejoindre sa base, et lorsque les patrouilles de bateaux et d'avions côtiers se rendirent sur les lieux, on ne trouva plus que le parachute".

Trois semaines plus tard, il aura la douleur de perdre, sous ses yeux, son meilleur ami, Charles Guérin, qui l'avait également rejoint au 615 Squadron, transféré sur l'île d'Anglesey, au Pays de Galles.Le 3 mai 1941, alors que les deux pilotes français escortent un convoi de navires au large de l'Irlande, Guérin est victime d'une fuite de glycol, un liquide de refroidissement antigel inflammable.

"Je lui conseille de se jeter en parachute", racontera un Mouchotte bouleversé. "(...) Il me dit ne pas pouvoir rentrer. Il va tenter de se poser près du convoi. Mon pauvre vieux Charles, si tu m'avais écouté !... Je me place alors le plus près possible de lui. Il a ouvert son habitacle. Son hélice ne tourne presque plus. Malgré cela, une grosse fumée blanche environne complètement l'avion et doit l'aveugler. Jusqu'au bout, je lui parle, l'encourageant, le conseillant. Hélas ! nous voici maintenant à une cinquantaine de mètres et, tout à coup, se produit la chose la plus imprévisible, que je ne puis expliquer maintenant que par l'épaisseur du glycol qui devait aveugler complètement Charles. Il redresse son avion, se croyant au ras de l'eau, puis d'un mouvement brutal l'appareil déclenche à droite, percute sur la mer, se retourne et disparaît en moins d'une seconde. Le regard fixé sur le point, je ne pouvais réaliser l'horrible vérité, tellement tout cela s'était passé rapidement".          

Dix jours après, le 13 mai 1941, Yves Brière disparaîtra lui aussi en mer lors d'une mission similaire, victime d'un incident moteur. "Nous étions sept Français dans la même escadrille à Kenley. Je reste seul avec Lafont. A qui le tour ?", se désespère alors Mouchotte. 

Le 3 juillet 1941, Xavier de Chérade de Montbron sera descendu au-dessus de Saint-Omer. Blessé, il sera capturé par les Allemands et transféré dans un Oflag (camp de prisonniers pour officiers) en Pologne où il restera jusqu'en mai 1945.   
Maurice Choron, pilote originaire de l'Oise, sera tué le 10 avril 1942 lors du premier sweep sur le Pas-de-Calais auquel participe le 340 Squadron (ou Groupe de chasse "Île-de-France"), une escadrille française formée à l'automne 1941 qui compte aussi dans ses rangs René Mouchotte, Emile Fayolle, François de Labouchère et Philippe de Scitivaux.
"Nous formions la pointe d'une immense flèche de 250 chasseurs", décrira Mouchotte. "(...) Nous nous croisons dans une effroyable salade, nous frôlant par miracle. Je vois des croix gammées, puis des Spits, je pique sur l'une d'elles, elle disparaît, je redresse... (...) Toujours des cris de : "Attention à gauche ! Attaque à droite !". Puis la chose la plus pénible, une voix très calme : "Ici Maurice, je vais sauter, à bientôt les copains !"". 

Choron sera porté disparu au large du Touquet.    
Philippe de Scitivaux ne rentrera pas non plus en Angleterre, ce jour-là. Touché par les Allemands, il sautera en parachute au-dessus de Condette, près de Boulogne-sur-Mer. Il se blessera gravement à la réception et sera fait prisonnier. Transféré dans le même Oflag que Montbron en Pologne, il parviendra à s'évader en février 1945 et à rejoindre Paris pour reprendre le combat aérien.   
Le 19 août 1942, Emile Fayolle succombera aux commandes d'un Hurricane converti en bombardier alors qu'il soutient le débarquement de troupes alliées à Dieppe, en Normandie, lors de la tragique Opération Jubilee.

Il avait épousé une Anglaise, Sybil, qui avait donné naissance à une petite fille 3 mois avant sa mort.
François de Labouchère disparaîtra, le 5 septembre 1942, lors d'une mission au-dessus de la Baie de Somme. "Jamais je n'oublierai le souvenir de mon pauvre François, toujours si gai et si ardent au combat", écrira Mouchotte.
René Mouchotte sera le dernier des treize Français de la Bataille d'Angleterre à mourir au combat, le 27 août 1943, huit mois après avoir reçu le commandement du 341 Squadron (ou Groupe de chasse "Alsace") affecté à Biggin Hill, au sud de Londres.
Sa dernière mission le conduit au-dessus du Pas-de-Calais, à la tête d'un wing de deux escadrilles, le 341 français et le 485 néo-zélandais. "Quatre vagues de soixante forteresses volantes, chacune devant bombarder à 20 minutes d'intervalle un bois au sud-ouest de Saint-Omer. Une division blindée allemande en manœuvre y avait été signalée", résume Pierre Clostermann, alors jeune pilote du Groupe "Alsace". "Notre wing doit seul escorter la première formation de bombardiers américains".
La cible principale de ce sweep est en fait le Blockhaus d'Eperlecques construit par les Allemands pour lancer des missiles V2 sur l'Angleterre.
Mais l'aviation nazie a prévu un féroce comité d'accueil. "Toute la Luftwaffe est en l'air aujourd'hui ! Ça va chauffer", raconte Clostermann. "Le hurlement dans les écouteurs me perce les oreilles. Un coup d'œil à gauche me montre une avalanche de vingt à trente (Focke-Wulf) FW 190 qui dégringolent du soleil. (...) Un Boche ouvre le feu ; les traceuses passent à quinze mètres de mes extrémités de plan. Décidément très malsain. J'ouvre les gaz à fond, je tire désespérément sur le manche pour suivre Mouchotte qui exécute un virage serré en grimpant presque à la verticale".
Mais Clostermann a "tiré trop sec". Son moteur coupe brièvement, ce qui lui fait perdre le contact avec sa section qu'il aperçoit "cent mètres au-dessus grimpant en spirale". C'est une furieuse mêlée. "J'entends les cris des uns et des autres dans la radio. (...) La voix détachée du commandant Mouchoutte essaye de rallier les deux groupes, les appels au secours, les cris forcenés et excités des Néo-Zélandais, un ou deux jurons parisiens bien salés... (...) Qu'attend le contrôleur pour nous envoyer des renforts ? - 24 contre 200 - Nous n'avons guère de chance de nous en sortir".

J'entends pour la dernière fois la voix du commandant Mouchotte appelant : "I am alone !..."

Pierre Clostermann, le 27 août 1943

Clostermann se débat comme un diable au commandes de son Spitfire, venant à bout de plusieurs adversaires. "Je suis à l'est de la forêt qui borde l'aérodrome de Saint-Omer. Je commence à reprendre mon souffle, mais pas pour longtemps. Là-haut, la bataille continue toujours. (...) Quelques secondes après j'entends pour la dernière fois la voix du commandant Mouchotte appelant : "I am alone !..." ("je suis seul"). Quel combat violent pour qu'un wing-leader - surtout celui de Biggin Hill - se trouve ainsi isolé".

René Mouchotte ne rejoindra jamais sa base anglaise. "Commandant Mouchotte, Croix de Guerre, Compagnon de la Libération, DFC (Distinguished Flying Cross, décoration militaire britannique NDR)... Il aura été pour nous le chef exemplaire, juste, tolérant, hardi et calme au combat, vrai Français à l'âme trempée, sachant, quelles que soient les circonstances, imposer le respecter", saluera Pierre Clostermann.
A Biggin Hill, la disparition du "commandant René" bouleverse. "Grand et fin, il était tout le temps habillé tout en blanc et on le voyait rarement sans un long et élégant fume-cigarette qu'il tenait soit entre des doigts délicats, soit légèrement entre ses dents", se souviendra le wing commander de la base, Al Deere, légende néo-zélandaise de la Royal Air Force et héros de la Bataille d'Angleterre.
"Mais l'apparence de René donnait une fausse idée de sa vraie valeur de chef et de pilote de chasse. Il était dévoué à la libération de son pays et pour lui, il n'y avait pas de joie dans la vie aussi longtemps que le Boche (il avait une façon singulièrement expressive de prononcer ce mot) était sur le sol français. Un officier réservé et calme au sol ; un chasseur agressif et déterminé dans les airs".
Le corps de René Mouchotte ne sera retrouvé qu'après la guerre, le 10 mars 1949, dans une tombe de Middelkerke en Belgique, près d'Ostende, après une longue enquête d'un agent de liaison de la Royal Air Force.Pour éviter les représailles sur sa famille, son disque d'identification portait un patronyme d'emprunt (René Martin) et le matricule d'un Canadien rentré au pays en 1942. Mais le nom de René Mouchotte figurait sur l'étiquette de la veste qu'il portait exceptionnellement le jour de sa disparition, au-dessus de son habituel pull-over blanc. "On ne sait jamais, je tiens à être paré pour finir en beauté", avait-il lancé en plaisantant à l'un de ses pilotes avant de décoller...
"Il semble clair d'après l'évidence que nous avons maintenant que le commandant Mouchotte tomba en mer et non près de l'objectif, dans le voisinage de Saint-Omer, et que son corps alla à la dérive vers la côte belge où il a été retrouvé le 4 septembre 1943", informa le ministère de l'Air britannique. Sa dépouille fut rapatriée en France pour être inhumée au cimetière du Père Lachaise, à Paris.

Une rue de la capitale, près de la gare Montparnasse, porte encore aujourd'hui son nom.
"Le commandant Mouchotte, c'était un copain, on était sous-officier ensemble et maintenant il a sa rue à Paris, de quoi se marrer", ironisera Romain Gary dans son roman La Nuit sera calme, paru en 1974. "J'ai raconté ça au chauffeur de taxi et il s'est marré aussi. Je m'en vais donc rue du Commandant-Mouchotte, rue parfaitement dégueulasse, d'ailleurs. Une cochonnerie de rue, sinistre, avec les hangars de la rue Montparnasse béants de vide, moche au possible, il ne se serait pas fait tuer pour ça, Mouchotte, c'est moi qui te le dis...".

On trouve d'autres rues René-Mouchotte un peu partout en France, notamment à Cambrai, Lambersart et Aubencheul-au-Bac dans le Nord ou à Wimereux dans le Pas-de-Calais. La Base aérienne 103 de Cambrai-Epinoy, fermée en 2013, était également baptisée "René-Mouchotte".

Un mémorial lui rend aussi hommage à l'aéroport de Calais-Dunkerque, à Marck.


Les derniers survivants 

Parmi les cinq vétérans français de la Bataille d'Angleterre qui ont finalement survécu à la Seconde Guerre mondiale, on trouvait Jean Demozay. Comme Mouchotte, l'aviateur nantais connut un brillant parcours au sein de la Royal Air Force qui lui valut d'être nommé chef d'escadrille, dès juin 1941, au sein du 91 Squadron, puis wing commander en janvier 1943.
Avec 19 victoires homologuées et 2 probables à son tableau de chasse, Demozay fut aussi le troisième plus grands as français de cette guerre, derrière Pierre Clostermann et Marcel Albert.

Il quitta les unités combattantes en 1943 pour œuvrer, à la demande du général de Gaulle, à la fusion des Forces Françaises Libres et de l'Armée d'Afrique du Nord, sous le pseudonyme du "commandant Morlaix". Puis il forma, en 1944, en Algérie, le Groupe Aérien de Coopération "Patrie" destiné à soutenir les Forces Françaises de l'Intérieur (FFI) du sud-ouest en France.
Demozay n'eut pas le temps malheureusement de profiter de cette France libérée. Il trouva la mort dans l'accident d'un avion de transport, près de Paris, le 19 décembre 1945, quelques mois seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Libéré de son camp de prisonniers en Pologne en 1945, Xavier de Chérade de Montbron décéda lui aussi dans un accident aérien, lors d'un vol d'entraînement, à Mont-de-Marsan, le 21 avril 1955. Il fut entre-temps instructeur dans une école de chasse à Meknès au Maroc puis commandant de la Base Aérienne 102 à Dijon.    
Georges Perrin, lui, connut une brève carrière de pilote. Après avoir été abattu pour la seconde fois le 26 février 1941, il fut suspendu de vol sur avis médical et se reconvertit comme opérateur radar et radio.
Après la guerre, il quitta l'Armée de l'Air et rentra chez lui, à Bourges, pour monter une entreprise d'équipements électroniques. Il est décédé en 1981, à l'âge de 64 ans. 
Evadé de Pologne en février 1945 et de retour en France le mois suivant après avoir réussi à traverser l'Allemagne, Philippe de Scitivaux effectua une belle carrière dans l'aéronavale après la guerre. Promu commandant pour le Pacifique dans les années 1960, il devint ensuite préfet maritime puis commandant en chef pour la Méditerranée. Il est mort à Toulon en 1986, à 75 ans.
Henry Lafont, lui, s'est éteint le 2 décembre 2011, en Bretagne. Il avait 91 ans.

Après avoir suivi René Mouchotte d'Oran jusque dans les rangs du 615 Squadron, il fut sélectionné par la Royal Air Force, en juillet 1941, pour devenir moniteur à la 59 OTU de Crosby-on-Eden, près de Carlisle, dans le nord de l'Angleterre, où il forma une soixantaine de pilotes français sur Hurricane.
A sa demande, il fut ensuite envoyé en Egypte, au sein du tout nouveau 341 Squadron (Groupe "Alsace"). Il participa à la campagne de Libye en 1942, lors de laquelle il fut abattu et blessé. Cette blessure l'empêcha de rejoindre, comme il le souhaitait, le Groupe "Normandie" qui allait combattre sur le front russe, aux côtés des Soviétiques. "Ça m'a certainement sauvé la vie", estimera-t-il.

Lafont retrouva Mouchotte début 1943, à Biggin Hill, lorsque le Groupe "Alsace" fut transféré en Angleterre. Atteint de dysanterie amibienne depuis son passage en Afrique du Nord, il dut renoncer au combat aérien en juin 1943 et n'effectua plus que des missions de convoyage de Spitfire par la suite. Après la guerre, il pousuivit sa carrière dans l'Armée de l'Air, notamment au sein l'Etat-major pendant la Guerre d'Algérie. 
Après avoir quitté l'armée en 1966, Henry Lafont devint directeur général du Salon Aéronautique du Bourget jusqu'en 1984. Chez les Français, il était le dernier des "Few" (les "quelques uns"), surnom donné aux pilotes de chasse de la Royal Air Force pendant la Bataille d'Angleterre. 

Rendez-vous demain pour un nouvel épisode de cette série consacrée à la Bataille d'Angleterre. Nous intéresserons cette fois à Jan Zumbach et aux pilotes polonais intégrés dans la Royal Air Force.
 
SOURCES

Livres :
  • Les Carnets de René Mouchotte, commandant du Groupe "Alsace"
  • Daniel Pierrejean Pilotes Français dans la Bataille d'Angleterre
  • Germaine L'Herbier-Montagnon Cap sans retour
  • Vital Ferry Croix de Lorraine et croix du sud 1940-1942 : Aviateurs belges et de la France libres en Afrique
  • Pierre Clostermann Le Grand Cirque
  • Romain Gary La Promesse de l'Aube
  • Romain Gary La Nuit sera calme
  • Alan C.Deere Nine Lives
  • Kenneth G.Wynn Men of the Battle of Britain: A Biographical Dictionary of the Few
  • Alastair Goodrum School of Aces: The RAF Training School that Won the Battle of Britain
Articles :
  • Yves Brière a participé à la Bataille d'Angleterre, Ouest France (9 novembre 2012)
  • Bethisy-Saint-Pierre rend hommage à Maurice Choron, Courrier Picard (9 novembre 2019)
  • Le Berruyer Georges Perrin décoré à titre posthume, Le Berry Républicain (22 octobre 2014)
  • Sous une bonne étoile - Philippe de Scitivaux de Greische, Les Cols Bleus - Marine Nationale (2 mars 2016)
  • François Emile Fayolle, un Français fauché à son apogée, L'Echarpe Blanche (4 août 2020)
  • Thirteen Frenchmen, FlyPast Magazine (octobre 2016)
Sites internet : Lieux à visiter :
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