Courcelles-lès-Lens : l'émouvante histoire de l'enfant au vélo et d'une photo refaite à l'identique 54 ans après

54 ans après, une photo d'un enfant et de son vélo, prise dans le bassin minier en 1966, a été refaite à l'identique, par le même photographe. On vous raconte comment et pourquoi.

Jusque-là, il n'avait pas de photo de lui enfant. Jean-Michel Longeois, 60 ans, n'était pas du genre à s'en plaindre ou même s'en préoccuper. Il coule des jours paisibles à Avion (près de Lens dans le Pas-de-Calais). Le plus souvent avec ses oiseaux, dans une petite cabane au fond du jardin de sa soeur. Il parle peu, sort peu et souffre aussi souvent depuis une série d'accidents du travail quand il était encore couvreur-étancheur dans les années 90. "J'aime bien rester au calme", résume-t-il simplement.

Il n'a pas de téléphone portable, pas d'ordinateur mais ce 17 octobre 2019, c'est une publication sur le réseau social Twitter qui va changer (un peu) sa vie. Surprise, nostalgie, bonheur. Grâce à une simple photo postée par le compte "Heterotopia", spécialisée dans la photographie artistique. Une photo qui va reprendre vie, 54 ans après, au terme d'une histoire et d'une rencontre émouvantes.

Sur Twitter, la légende est succincte : "John Bulmer (1967), A street in Northern France", mais la photo attire l'oeil. Une rue boueuse, des maisons bien alignées et au premier plan, un enfant aux cheveux roux, affalé ou presque endormi sur un vélo bricolé. Et trop grand pour lui. Les couleurs nous ramènent au moins 50 ans en arrière. 

Guillaume Lecointre et Pascal Demuynck, nés dans le Pas-de-Calais et twittos passionnés, repèrent un peu par hasard ce cliché. Et s'y attardent. "A la vue de cette photo, on a la même émotion, raconte Pascal Demuynck. Le sentiment d'être passés dans cette rue des dizaines de fois..."

"Quel bonheur ! Ça nous touche !"

Les deux amis décident, sous le coup de cette émotion, de se passionner pour ce cliché. Il y en a des milliers qui sont postés chaque jour mais eux ont décidé de s'intéresser à celui-là. Et ils ne vont pas lâcher l'affaire. Ils interrogent la twittosphère : où a été prise cette belle photo ? Qui est celui qu'on va désormais appeler "l'enfant au vélo" ? 

La réponse ne tarde pas à arriver, grâce à Google Street View. Aucun doute, c'est la rue de Fismes à Courcelles-les-Lens. Elle n'a pas l'air d'avoir beaucoup changé. Manque la boue mais les corons sont bien là. "Cette émotion autour de cette photo, elle a été partagée par beaucoup de monde, affirme Guillaume Lecointre. On a eu plein de messages de gens qui disaient : "Quel bonheur ! Ça nous touche !" C'est là qu'on se rend de la force des réseaux sociaux, qui peut être très positive. Ce n'est pas que du sarcasme..." C'est un peu de l'histoire du bassin minier, des mineurs, de la mine qui remonte à travers cette photo. Elle est, malgré elle, un petit symbole. 

Mais nos deux twittos ne veulent pas s'arrêter là. La petite enquête continue. Reste à retrouver l'enfant. Si la photo a été prise dans les années 60 et qu'il avait alors 7-8 ans, il doit avoir une soixantaine d'années. Est-il vivant ? Vivait-il dans cette rue de Fismes ? 

Les médias commencent à s'emparer du sujet. Le mystère intrigue. L'histoire est potentiellement belle. La Voix du Nord a publié un premier article, France 3 Nord Pas-de-Calais aussi... Claire Mesureur, journaliste à France Bleu Nord, se rend sur place mais elle rentre bredouille.

Lionel Gougelot, correspondant d'Europe 1 dans les Hauts-de France décide d'aller à Courcelles. Il rencontre des habitants, leur montre la photo et certains reconnaissent l'enfant au vélo. C'est "Jean-Michel Longeois". André, un habitant de la rue âgé d'environ 80 ans, a reconnu un de ses anciens voisins. "La famille Longeois habitait au début de la rue. Ils avaient sept enfants." Il se souvient bien de l'enfant aux cheveux roux. 

Mais dans le quartier, on n'a plus de nouvelles des Longeois, qui sont partis à la fin des années 70. Certains croient même savoir que Jean-Michel est décédé. Dans sa chronique sur Europe 1, Lionel Gougelot évoque cette hypothèse.

Mais il faut vérifier, recouper les sources. "Pour Jean-Michel Longeois, j'ai checké les nécrologies dans la Voix du Nord, écrit alors Guillaume à son ami Pascal. Rien trouvé dans les nécros depuis 2010, j'ai essayé toutes les orthographes possibles, et aussi les Langeois et dérivés, mais rien de rien... »

Tant que rien n'est sûr, Pascal Demuynck ne veut pas à croire à cet épilogue. Il décide d'écrire via Facebook à tous les Longeois qu'il trouve : « Bonjour, comme vous en avez peut-être entendu parler, un cliché pris en 1966 a suscité l'émotion dans tout le bassin minier. Les internautes ont identifié l'endroit où cette photo a été prise. Lionel Gougelot (Europe 1) aurait identifié #LEnfantAuVelo comme étant un certain Jean-Michel Longeois, qui serait né entre 1952 et 1960. il serait aujourd'hui décédé. Particularité : il avait les cheveux roux comme en attestent les clichés. Nous cherchons à confirmer ou à infirmer cette information. Peut-être est-ce quelqu'un de votre famille ou un parent éloigné. Pouvez-vous nous aider ? Par avance, merci...»

Les premières réponses ne tardent pas. Parmi elles, celle d'un certain Maxime Longeois. Extrait de l'échange avec Pascal Demuynck via Messenger :

Maxime : Mon oncle s'appelle Jean Michel Longeois.
Pascal : Serait-il toujours vivant ?
M : Oui
P : Désolé, je suis direct. Originaire de COURCELLES LES LENS ?
M : Pas de soucis Oui !!!!!!!!!! Mes grand-parents y habitaient.
P : Les cheveux roux dans sa jeunesse ?
M : Oui, toujours maintenant.
P : Serait-il né entre 1950 et 1960 ?!
M : Je ne sais pas, je vais demander à ma mère pour ça...
P:  Sur cette photo, il pourrait s'agir de votre oncle et vous n'avez pas idée de ce que cela représenterait pour nous ! (...)
M : Il est bien né en 1960. Mon père me l'a confirmé. Histoire incroyable !!!  Il ignore peut-être lui-même l'existence de ces clichés. Et mon père me dit qu'il habitait 14 rue de Fismes. Je vous confirme que ça doit être mon oncle. 

Jean-Michel Longeois est vivant ! "Grosse décharge émotionnelle !!!, écrit rapidement sur Twitter Pascal Demuynck, alias Craby. On connait #LEnfantAuVelo et il est bien de ce monde. Nous remercions tous ceux qui se sont impliqués et appliqués à écrire cette belle histoire."

"Qu'est-ce qu'il me veulent ?"

Et si on rencontrait Jean-Michel Longeois ? Connaissait-il la photo ? Qui est-il ? Que pense-t-il de cet emballement né sur les réseaux sociaux ? Les questions se bousculent. Quelques semaines plus tard, nous avons rendez-vous à Avion, où il vit désormais. Par curiosité, pour aller au bout de l'histoire, nous aimerions avoir les réponses à ces questions. 

Jean-Michel Longeois est méfiant, surpris de prendre un café avec des journalistes . Parce que cette histoire le dépasse complètement. "Je me suis dit : qu'est ce qu'ils me veulent. J'ai rien fait, moi. C'est incroyable ! 55 ans après... Je ne comprends pas, moi. C'est ma nièce qui m'a prévenu..."

Mais il confirme : c'est bien lui, l'enfant au vélo. "De toute façon, il n'y avait qu'un roux dans la cité, explique-t-il. On m'appelait "Poil de carotte"." Il avait 6 ans à l'époque. Il n'avait jamais vu cette photo. Ce jour de 1966, il ne savait pas qu'il avait été photographié. Mais il se souvient parfaitement du vélo. "C'était magnifique ça... On jouait avec rien. Ce vélo, il n'avait pas de chambre à air, pas de selle, pas de pneu, pas de frein, pas de pédales..."

Jean-Michel Longeois se détend au fil des minutes. Les souvenirs remontent. Il évoque "Le trou d'Odile", un terril en bas duquel il y avait une décharge. C'est là qu'il se souvient avoir récupéré de quoi jouer au cycliste. "C'était le bon temps", raconte-t-il, ému. 

"Je n'ai pas de photos de moi enfant"

On boit un autre café. Finalement, Jean-Michel Longeois, bourru et solitaire, aime parler de son enfance, dont il a beaucoup de souvenirs mais pas de traces. "Je n'ai pas de photo de moi enfant. Mes parents n'avaient pas d'appareil et on ne prenait pas de photos comme maintenant. J'avais peut-être des photos de moi à l'école mais je ne les ai plus". C'est plus qu'une anecdote. Jean-Michel Longeois se revoit donc pour la première fois enfant sur une photo dont il ne connaissait même pas l'existence. 

Ce qu'il ne sait pas encore, c'est que cette photo, des milliers de gens l'ont pourtant vue à l'époque. Elle est parue dans le prestigieux magazine britannique Sunday Times. Une double page au coeur d'un reportage sur le bassin minier français. C'est John Bulmer qui en est l'auteur. En 1966, il est un jeune photographe, spécialisé dans les reportages sur la condition ouvrière, notamment dans le nord de l'Angleterre. Il est devenu par la suite un des plus grands photographes anglais, connu dans le monde entier. Ce reportage est aussi un des premiers réalisé en couleur dans un grand magazine d'information.

Nous l'avons contacté par mail, et par téléphone et lui avons raconté toute l'histoire. "That’s very interesting. I would be interested in meeting him" ("C'est très intéressant. J'aimerais bien le rencontrer"), nous écrit-il très vite. "Him", c'est l'enfant au vélo, aujourd'hui retraité. Une rencontre 54 ans après ?

On propose cette idée à première vue un peu "odd", "strange", bizarre à Jean-Michel Longeois. "Il ne va quand même pas venir jusqu'ici, juste pour faire une photo", tranche-t-il. Il a 82 ans. Mais c'est vrai que j'aimerais bien savoir qui a pris cette photo. Pourquoi moi ? Pourquoi pas un autre ?" Mais, dans le même temps, il devient méfiant : "Non, je ne veux pas retourner à Courcelles". Sa nièce et sa soeur insistent. Elles trouvent ça sympa, rigolo, émouvant. Une cigarette plus tard, Jean-Michel Longeois revient : "D'accord, mais il faut que je refasse un vélo qui ressemble à celui de la photo !"

Nous voilà embarqués et un peu engagés dans l'histoire. Nous, journalistes de France 3 Nord Pas-de-Calais, qui devions simplement faire un petit reportage sur l'histoire d'une photo des années 60, nous voilà organisateurs d'une rencontre entre un photographe et un enfant au vélo devenu soixantenaire. Rendez-vous est fixé fin janvier. 

John Bulmer qui a refusé plusieurs fois de refaire des photos à l'identique pour le Sunday times, a cette fois-ci, accepté. "Je ne m'attendais pas du tout à ce que quelqu'un s'intéresse à mes photos si longtemps après", s'étonne-t-il. Mais il est intrigué. A 82 ans, en voiture, il traverse l'Angleterre, la Manche et le Pas-de-Calais pour venir à Courcelles-lès-Lens, où il n'avait plus mis les pieds depuis 1966.

De son côté, au fil des semaines, Jean-Michel Longeois est un peu dépassé par tout ce qui se trame autour de lui, autour de cette photo qui ressurgit. Il est à la fois impatient, inquiet et ému : "Ça va faire drôle d'aller là-bas. Je repense à mes copains, à la cité..." 

La rencontre

Le jour dit, nous voilà rue de Fismes. John Bulmer, chapeau de cow-boy sur la tête et sac photo en bandoulière, et Jean-Michel Longeois, en basket et vêtu d'un gros manteau à carreaux, se serrent la main pour la première fois. 

-Bonjour ! C'est très bien de vous voir, se lance John Bulmer dans un français hésitant mais clair.

-54 ans, répond Jean-Michel.

-Vous vous souvenez de ma dernière visite ?

-Pas du tout, je ne savais même pas que j'avais été photographié !

Jean-Michel montre la maison juste à côté. 

-C'est là que j'habitais !

-Ah ! Vous avez toujours les cheveux rouges ?

-Non, pas vraiment. Ils sont pluôt gris, rigole Jean-Michel en soulevant sa casquette.

Ils rigolent. La glace est (un peu) brisée. Jean-Michel sort un vélo bricolé du coffre de la voiture. John cherche l'endroit exact où a été prise la fameuse photo. Les deux se parlent peu, sont timides. Mais 1966 les réunit : "Avant, il y avait des arbres dans la rue et au fond, un terril mais tout a disparu", explique Jean-Michel. 

John sort son appareil et donne quelques consignes à Jean-Michel, clope au bec. Cette fois, celui qui n'est plus l'enfant au vélo va poser pour le photographe. L'instant est étrange. Emouvant. John Bulmer l'affirme : cette photo est l'une des plus marquantes et importantes de sa carrière. La refaire 54 ans après, suite à un concours de circonstances improbable, est évidemment unique.

C'est dans la boîte. 

La journée n'est pas terminée. John Bulmer est toujours photographe Même retraité, il a gardé l'oeil du professionnel. Il en profite pour faire d'autres photos du quartier, de Jean-Michel... Souvenirs d'une journée un peu hors du temps. En voici quelques-unes (qu'il nous a envoyées quelques jours après).

Tout le monde se retrouve dans un petit restaurant du bassin minier. L'ambiance est sympathique. John Bulmer montre des livres compilant ses photos. Jean-Michel évoque quelques souvenirs, rit et se fige un peu quand son voisin de table anglais sort un cadeau. 

John Bulmer a fouillé ses archives et a retrouvé les négatifs de la série de photos prises à l'époque dans le Pas-de-Calais. La photo de Jean-Michel parue dans le Sunday times n'est pas la seule. Il y en a d'autres. Au moins aussi belles. Elles n'avaient jamais été imprimées.

Voilà Jean-Michel avec les tirages entre les mains. Silence dans le restaurant. John Bulmer explique pourquoi ces photos sont spéciales selon lui : "On dit en anglais : "It kicks you in the gut (Ça vous prend aux tripes). Quand une photo vous noue l'estomac, c'est qu'elle est spéciale". 

Fin du repas. Adieux chaleureux. Retour à Avion. C'est la fin d'une journée qui se termine assis dans la salle à manger, avec quatre ou cinq photos sur la table. Jean-Michel Longeois prend le temps d'en choisir deux.

Il n'avait pas de photos de lui enfant. En voici désormais deux, encadrées, posées sur le devant du buffet. Elles sont maintenant entrées dans son histoire.

 

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