Premier rapport sur les traversées de la Manche par les migrants : "entre 2017 et 2020, j’ai comptabilisé 11 décès"

Loan Torondel est l'auteur d'un rapport sur le phénomène récent et mal connu des traversées de la Manche par les migrants qui souhaitent rejoindre l'Angleterre. Il nous livre ses conclusions.

Loan Torondel est un travailleur humanitaire qui a collaboré avec l’association l’Auberge des migrants à Calais de 2016 à 2018. Il a donc vu débuter avec inquiétude le phénomène récent des traversées de la Manche en bateau par des migrants souhaitant rejoindre le Royaume-Uni. De 2019 à la fin de l’année 2020, il a compilé l’ensemble données publiques produites par la presse, les autorités et les associations concernant le phénomène pour tenter de mieux le comprendre. A titre individuel, il a récemment publié un rapport, disponible ici

Quel est le contexte typique de ces traversées ?

Elles sont réalisées la nuit quand il fait sombre et que la météo est calme, de manière à éviter les interventions des secours et des forces de l’ordre. Elles débutent depuis les plages du littoral, à l’écart des villes et des ports pour être plus discrètes. Les risques sont donc maximum puisque les migrants ne sont pas équipés de matériel de sécurité ni d’éclairage. Ils sont donc totalement invisibles des cargos, par exemple. 

Quel est le profil des personnes qui prennent la mer ?

Il a évolué ces derniers mois puisque désormais les profils sont très variés. Avant c’était essentiellement des familles et des hommes seuls d’origine iranienne. Mais désormais, cela concerne toutes les nationalités.

Désormais, les passeurs achètent des semi-rigides de 4, 5, 6 mètres via des concessionnaires ou des sites de ventes entre particuliers.

Avec quel matériel tentent-ils d’aller en Angleterre ?

Au début du phénomène, en 2018, les traversées se déroulaient sur des bateaux de pêche et de plaisance volés. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Désormais, les passeurs achètent des semi-rigides de 4, 5, 6 mètres via des concessionnaires ou des sites de ventes entre particuliers. Ils sont ensuite acheminés sur les plages.

Quel est le prix d’une traversée ?

C’est un moyen de passage cher. Les prix sont variés et il est difficile de savoir quels sont les facteurs qui déterminent les prix : visiblement cela change selon la « prestation », c’est-à-dire le bateau et le matériel utilisés. Certains prix commencent à 1.000, 3.000 ou 5.000 euros. Mais cela peut attendre 10.000 à 13.000 euros parfois. Ces sommes, importantes, font craindre des situations d’endettement des migrants vis-à-vis de réseaux criminel.

Qui sont les passeurs ?  

C’est un sujet sur lequel je n’ai que très peu d’informations. Souvent, celles-ci arrivent par les procès et les comptes rendus d’audience. Le thème est vraiment difficile à appréhender car cela relève du domaine criminel. 

Il est arrivé que des personnes issues de la population locale se transforment en passeurs mais ça reste rare. Concernant leur rôle sur le bateau, j’ai récolté des témoignages dans différents sens : certains affirment que les passeurs étaient à bord lors de la traversée mais la plupart des témoignages montrent que les passeurs n’étaient pas sur le bateau ni sur la plage. Ils venaient, déposaient le bateau et partaient. 

En 2019, il y a eu plus de 200 traversées et en 2020, 719, alors que j’ai arrêté de compter le 31 octobre.

Est-il possible de quantifier ces traversées ?

Pour l’année 2018, j’ai constaté que plus de 55 bateaux avaient tenté de traverser, qu’ils y arrivent ou pas. En 2019, il y a eu plus de 200 traversées et en 2020, 719, alors que j’ai arrêté de compter le 31 octobre. J’ai essayé d’être le plus exhaustif possible mais je pense que j’ai pu en louper. 

A quoi est dû l’augmentation des tentatives de traverser la frontière par la Manche ? 

L’un des principaux facteurs, c’est qu’il est plus difficile de passer par la voie routière car les stratégies d’interception des forces de l’ordre ont évolué. Le tunnel sous la Manche a d’abord été sécurisé puis les parkings autour. Mais les stratégies d’intervention ne portent jamais leurs fruits car ceux qui veulent traverser trouvent toujours un moyen.

Aussi, au moment où ce phénomène est apparu, en 2018-2019, les migrants craignaient le Brexit. Ils pensaient que la frontière était ouverte et qu’elle allait se fermer avec la sortie du Royaume-Uni de l'Europe. Ils pensaient que le passage allait devenir compliqué et qu’il y avait donc urgence à partir.  

Ensuite, les conditions de vie sur les campements en France se sont durcies. La stratégie française est de démanteler les campements régulièrement. En conséquence, cela détériore les conditions de vie des migrants. Ils se sont donc tournés vers des conduites à risques, notamment en utilisant la voie maritime. 

Enfin, le dernier facteur, c’est le manque de voies pour passer légalement. Elles sont très peu nombreuses. 

Entre 2017 et 2020, j’ai comptabilisé 11 décès formellement imputables à des accidents liés à des tentatives de traversées. 

Comment les gendarmes et les policiers essayent d’empêcher ces personnes de prendre la mer ?

La stratégie française est celle de l’interception. Il y a donc une mise en place de maraudes et de patrouilles des forces de l’ordre pour tenter de repérer les personnes qui veulent traverser ainsi que les passeurs. Beaucoup de moyens ont été mis en œuvre mais la côte est vraiment grande, il y a plusieurs dizaines de kilomètres de plages. 

Cette stratégie a eu un effet sur le phénomène puisqu’elle a empêché de nombreuses traversées. Mais ça ne peut pas y mettre fin puisqu’elle n’a pas de portée systémique. 

Le risque avec cette stratégie, c’est que pour éviter les interventions policières, les personnes veuillent partir de plus loin et encore plus discrètement. Cela pourrait augmenter le temps mis par les secours pour venir et les accidents seront plus graves. 

Combien y a-t-il eu de décès depuis le début de votre travail ? 

Entre 2017 et 2020, j’ai comptabilisé 11 décès formellement imputables à des accidents liés à des tentatives de traversées. 

Certains accidents passent-ils entre les mailles du filet ?

C’est une hypothèse qui est avancée par certains acteurs associatifs. Peut-être que certaines disparitions n’ont jamais été signalées car ceux qui voulaient traverser étaient seuls et qu’ils n’avaient prévenu personne en amont. 

Pourquoi ces personnes veulent-elles rejoindre le Royaume-Uni ?

Nous manquons d’informations là-dessus également car très peu d’enquêtes ont été menées. En 2017, j’en avais mené une mais les données sont donc anciennes. Néanmoins, j’ai pu identifié plusieurs raisons : le désir de rejoindre un membre de leur famille ou de leur diaspora là-bas, celui de s’insérer en Angleterre où l’économie informelle et communautaire est plus développée, le choix de rejoindre un pays dont ils parlent la langue, la volonté d’étudier là-bas ou encore parce qu’ils estiment que l’obtention de l’asile sera plus simple de l’autre côté de la Manche. 

Aucun accident n’est consécutif à un défaut des secours.

Vous écrivez dans votre rapport que l’attitude des sauveteurs français irritent les Anglais. Pourquoi ? 

Il y a une forte pression des Britanniques pour que les services de secours français dépassent leur fonction qui est de sauver des vies. Ils voudraient que toutes les embarcations de migrants soient interceptées alors que ce n’est pas le cas si elles ne sont pas en danger ou que les passagers ne veulent pas être secourus. 

Quelles sont les règles concernant le sauvetage en mer ?

La préservation de la vie est la première règle du droit maritime et la limitation des risques est toujours à mettre en priorité. 

Il y a eu un débat : est-ce que les migrants doivent être secourus, y compris quand ils ne le souhaitent pas ? Certains sauveteurs ont tenu à rappeler qu’ils n’étaient pas des services de police et que ce n’était pas leur rôle d’intercepter les migrants et qu’eux, ils étaient là pour faire du secours. Le CROSS Gris-Nez (le Centre Régional Opérationnel de Surveillance et de Sauvetage maritimes, ndlr), qui intervient pour les sauvetages, s’occupe normalement de cargos et de ferrys en difficulté. Ils n’étaient pas préparés à ces situations. 

Mais la préfecture maritime s’est adaptée très tôt à ce phénomène, dès novembre 2018. Elle a adapté ses moyens d’alerte, mis en place un dispositif de veille pour s’assurer qu’il y avait toujours des secours en mer et, à chaque fois, le sauvetage est fait très rapidement, en seulement quelques heures ou quelques minutes. Aucun accident n’est consécutif à un défaut des secours. J’insiste beaucoup là-dessus mais nous ne pouvons pas les comparer avec ce qu’il se passe en Méditerranée. Les autorités françaises ont des moyens très conséquents, et ils sont reconnus au niveau international.

Je pense que nous sous-estimons grandement les impacts psychologiques de ces traversées. Elles sont très lourdes et nous n’y prêtons pas attention.

Le Brexit a-t-il eu un impact ?

Ce sujet est régi par des accords bilatéraux entre la France et le Royaume-Uni qui ne relèvent pas de l’Union européenne. Donc le Brexit n’a rien changé. 

Quelles sont vos pistes pour éviter de nouveaux accidents ?

Les parcours et les situations des personnes qui tentent de traverser sont mal connus. Une de mes premières recommandations serait de lancer de vrais travaux de recherches pour mieux comprendre et connaître les migrants afin de mieux adapter nos réponses.

Il faudrait également développer le travail de prévention. Visiblement les expulsions de terrain dans les camps renforcent l’envie des gens de passer en Angleterre. Il faut donc un moratoire sur ces pratiques et les changer pour ne pas encourager les prises de risque. Aussi, il faudrait s’assurer que lorsqu’ils prennent la mer, les migrants connaissent bien les dispositifs de secours.  

Enfin, la prise en charge post-sauvetage et le suivi des naufragés doivent être améliorés. A l’issue de leur récupération en mer, les migrants sont débarqués dans les ports de Calais ou de Boulogne. Ensuite, ils sont remis à la police aux frontières sans possibilité de transferts vers des solutions d’hébergement. Je pense que nous sous-estimons grandement les impacts psychologiques de ces traversées. Elles sont très lourdes et nous n’y prêtons pas attention. Concrètement, les personnes tentent la traversée, sont ramenées à terre, laissées à la rue donc elles retournent sur les campements, aux mains des passeurs. Bref, c'est un cercle vicieux. Je pense que l’on pourrait le briser en mettant en place un système de prise en charge des naufragés. 

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