Une boutique dédiée aux ouvriers fête ses 100 ans à Abbeville : "c'est un magasin qui fait partie de l'identité de tout le monde"

Sa devanture affiche fièrement "Maison fondée en 1924". Niché au cœur d'Abbeville dans la Somme, le magasin Tout pour l'ouvrier fête ses cent ans cette année. Celles et ceux qui le font vivre partagent leur passion et leurs souvenirs.

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Quel est le point commun entre un chapeau traditionnel de Vendée, un slip en coton bio et un pantalon anti-coupures conçu pour tronçonner ? Tous se trouvent dans les rayons pléthoriques du magasin Tout pour l'ouvrier, situé place Max Lejeune à Abbeville.

Une enseigne historique fondée en 1924 et qui a su se réinventer pour perdurer. "Parfois, des gens attendaient à la porte, dès qu'on ouvrait le magasin, ça ne désemplissait pas, se souvient Claudine Bertin, vendeuse de 1975 à 1982. Les jours de marché, c'était encore pire, les cultivateurs venaient au marché faire leurs courses, donc en même temps, ils passaient à Tout pour l'ouvrier pour leurs vêtements de travail et le reste."

C'est au milieu de ces montagnes de vêtements techniques que Claudine a rencontré Corinne Lourdelle, vendeuse de 1977 à 1989. Depuis, les deux copines ne se quittent plus. "On a passé des moments magnifiques dans ce magasin, beaucoup de joie. On avait un petit serin qui était là, des poissons, une volière dans le garage, détaille Corinne. C'était très vivant, beaucoup de musique aussi, c'était sympa. Une ambiance détente avec un patron, malgré tout, assez rigoureux."

Une page d'histoire

Le patron actuel, Ludovic Lefillatre, est intarissable d'anecdotes sur ces modèles de vêtements qu'il connait si bien. "Il y a des codes couleurs pour les tailleurs de pierre, les charpentiers couvreurs, les maçons, détaille-t-il en passant en revue des chemises de toile à la coupe droite, et des couleurs plutôt tendances actuelles pour les bobos parisiens ! Ça a une coupe années 50, le modèle n'a pas évolué en lui-même. Sur France 2, le matin, ils en portent tous !"

Un peu plus loin, il marque une pause pour déplier un pantalon de velours noir : "les pantalons Largeot, larges aux cuisses, serrés en bas, inventés par Adolphe Lafont en 1892. On y retrouve la petite poche pour la craie à tracer ou la gousse d'ail. Lorsque les charpentiers étaient piqués par des guêpes, ils se frottaient la peau avec une gousse d'ail. On a fini par y mettre une petite montre, qu'on a appelé la montre à gousset, car elle se mettait dans la poche à gousse d'ail."

Au-delà des vêtements professionnels, la boutique propose aussi une gamme de vêtements et chapeaux traditionnels, vendus aux fans de reconstitutions historiques et aux tournages de cinéma. Ou encore aux amateurs de mode affolés par une tendance : "On doit être les seuls dans le nord à avoir des chapeaux provençaux. Jacquemus a fait un défilé à Marseille sur les santons, chaque mannequin portait un château provençal, suite à ça, on en a vendu partout : à New-York, à Chicago, dans toute l'Europe !"

La centenaire a son site web

Il ne faut pas s'y méprendre, malgré son apparence traditionnelle, la boutique a su se réinventer pour survivre. "On expédie jusqu'à Copenhague, Bratislava, l'Irlande, toute l'Europe du Nord, énumère Ludovic Lefillatre. Aujourd'hui, on est à 30 % d'activité sur internet. Au départ, c'était pour agrémenter, mais on se rend compte qu'on ne peut pas faire autrement. Même si le client n'achète pas en ligne, il voit les produits. Il peut se déplacer aussi bien de Paris, de Bruxelles pour venir au magasin, toucher et finaliser la commande."

Ludovic Lefillatre se donne encore quelques années à la tête de ce magasin, il souhaite prendre sa retraite vers 60 ans. Mais lorsqu'il parle de cet avenir, son attachement aux lieux transparaît : "je n'arrêterai que si je trouve quelqu'un pour reprendre le magasin. C'est un magasin qui doit perdurer, qui fait partie de l'identité de tout le monde, il ne m'appartient pas. On fait partie de l'histoire des gens. Si le magasin fermait, ça ferait une grosse peine à la ville. Il faudra quelqu'un qui ne fasse pas ça pour l'argent, mais pour le plaisir de se lever le matin, faire du commerce pour rendre service."

"Les magasins modernes n'ont pas beaucoup d'âme"

C'est en effet pour le sens du service que certains prennent l'habitude de revenir dans ce magasin. "Chez Ludovic, on est bien lotis ! lance un client, qui ajoute apprécier particulièrement l'accueil avec un petit café. Je pensais que Tout pour l'ouvrier, c'était uniquement pour les ouvriers. Un jour, j'ai vu qu'il y avait des trucs super sympas. C'est très insolite, on est entourés de franchises et ici, on en est loin. Je suis petit-fils d'un chemisier abbevillois, la chemiserie Lejeune, à 300 m d'ici, alors on n'a pas été habitués à acheter du jetable."

"C'est du beau produit et vu mon âge, c'est ce que je préfère, ajoute un autre client, venu acheter une casquette. Les magasins modernes n'ont pas beaucoup d'âme. Ici, il y a l'accueil, un vieux comptoir, ça fait du bien de voir que ça existe toujours. Pourvu que ça dure encore longtemps."

Une chose est certaine, c'est que les portes de Tout pour l'ouvrier resteront encore ouvertes pendant quelques années. Et si l'on y passe le bon jour, on peut y entendre Corinne et Claudine fredonner en chœur M'lampiste, une vieille chanson du nord, interprétée par Edmond Tanière, que l'ancien patron avait apprise à ses vendeuses. "Encore maintenant, on se remémore des anecdotes", sourit Claudine. Et elle n'est sans doute pas la seule dans ce cas à Abbeville.

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