Après l'annonce d'un projet d'arrêté anti-mendicité par la mairie d'Amiens, des associations se mobilisent et organisent une manifestation pour protester contre la future mesure. Elles réclament des actions concrètes pour aider les personnes sans-abris.
C'est un projet qui provoque l'incompréhension : le 26 mars, Brigitte Fouré, maire UDI d'Amiens, annonce que sa municipalité va prendre un "arrêté anti-mendicité" pour la période de mai à août. "L'objectif, c'est de pouvoir verbaliser, mais les personnes sans domicile fixe ne sont pas solvables. Par conséquent, l'idée est plutôt de les faire partir lorsqu'elles ont un comportement agressif, qui peut empêcher des clients de venir tranquillement faire leurs courses" explique la maire d'Amiens.
Les associations qui œuvrent auprès des plus démunis se mobilisent en réponse. Les maraudes citoyennes amiénoises, la Coordination des intermittent.e.s et précaires de Picardie et le Réseau éducation sans frontières (RESF) appellent à manifester devant l'hôtel de ville à 18 heures, mercredi 3 avril. La Ligue des droits de l'Homme et l'association Femmes solidaires seront également représentées dans le cortège. La manifestation sera suivie d'une distribution alimentaire place Gambetta à 19 heures et d'une maraude dans les rues d'Amiens.
Un projet injustifié pour les associations
Colère et indignations sont les premières réactions dont font part Amina Selmi, membre des Maraudes citoyennes amiénoises et Sibylle Luperce, impliquée dans la Coordination des intermittent.e.s et précaires de Picardie et RESF.
"Je traverse souvent le centre-ville, je n'ai jamais été témoin d'incivilités de la part des personnes qui mendient, constate Sibylle Luperce. Je ne comprends pas cet arrêté, c'est une façon de masquer la réalité. La priorité est de lutter contre la pauvreté, pas de chasser les pauvres du centre-ville. Il faut essayer d'apporter de l'aide. Je me pose des questions sur les réelles motivations. On est à l'approche des JO, est-ce que c'est une façon de 'vider' le centre-ville à leur approche ?"
"Beaucoup d'incompréhension et de colère : on ne comprend pas pourquoi viser spécifiquement le public des personnes à la rue en ce qui concerne l'agressivité et l'incivilité, alors que cela concerne un public beaucoup plus large", déplore pour sa part Amina Selmi.
Pour le bureau de la Ligue des droits de l'Homme de la Somme (LdH), les troubles à l'ordre public liés à la mendicité sont une diversion pour éviter de s'attaquer à d'autres problèmes du centre-ville. "On fait croire aux commerçants que l'on agit pour leur chiffre d'affaires et leur attractivité. Il faut élargir aux motifs d'urbanisme et de droits sociaux : les villes moyennes perdent en attractivité en raison des politiques d'urbanisme démentielles, avec des propriétaires qui font des loyers énormes, des centres commerciaux qui s'ouvrent, les franchisés étranglés par leurs donneurs d'ordres. On fait croire que tout va bien à part les pauvres. C'est du grand délire" souligne la LdH.
Pour l'organisation de défense des droits de l'Homme, la mairie pourrait plutôt utiliser ses pouvoirs pour encadrer les loyers des commerçants et les types de commerces autorisés, afin de renforcer l'attractivité du centre-ville.
"C'est un mouvement de contestation, mais aussi de proposition"
La première revendication de la manifestation du mercredi 3 avril, c'est donc l'abandon de ce projet d'arrêté municipal. Mais d'autres revendications, portées de longue date par les associations, en découlent. Notamment l'installation d'un point d'eau gratuit dans la ville d'Amiens.
"Madame la maire vient souvent place Gambetta sous une tonnelle, nous y avions été il y a deux ans en tant qu'association, se souvient Amina Selmi. Nous demandions l'installation de toilettes ouvertes la nuit et d'un point d'eau gratuit. Pour les toilettes, on nous avait tout de suite dit que ce n'était pas possible, trop compliqué à surveiller la nuit, etc. Le point d'eau, nous avions souligné que ce serait bien pour tout le monde, les touristes, le public, les familles... C'est quand même un besoin vital. On avait suggéré de l'installer place Gambetta, la maire était d'accord avec nous. Mais trois semaines plus tard, on a reçu un courrier nous indiquant que c'était trop compliqué."
Le principal reste que cet arrêté ne passe pas. Il stigmatise une population, on a l'impression que la mairie stigmatise sans écouter les besoins que l'on essaie de faire remonter, les deux sont entremêlés.
Amina Selmi, membre des Maraudes citoyennes amiénoises
"Il y a un manque d'actions concrètes de la mairie, alors que les associations font des propositions, souligne Sibylle Luperce. Ce soir, c'est un mouvement de contestation, mais aussi de proposition. Il y a beaucoup de défaillances."
"Si vous ne pouvez pas venir au rassemblement, apprenez à sourire et à dire bonjour aux personnes qui font la manche en centre-ville, même si vous ne donnez rien, conclut Amina Selmi. C'est ce qu'ils nous font remonter le plus souvent. Arrêtons de les invisibiliser."
Que dit la loi ?
Depuis 1994, le vagabondage en lui-même n'est plus un délit. La mendicité peut être réprimée lorsqu'elle est exercée de façon agressive, en groupe ou avec des animaux, ainsi que dans certains lieux comme les halls d'immeuble. L'ivresse sur la voie publique et les agressions, physiques ou verbales, tombent bien entendu sous le coup de la loi.
Le maire est garant de l'ordre public sur sa commune. C'est à ce titre que de nombreuses municipalités s'essaient à prendre des arrêtés "anti-mendicité", avec plus ou moins de succès. La Ligue des droits de l'Homme attaque régulièrement ces décisions municipales en justice. Le 13 novembre 2008, la cour administrative d'appel de Douai annule ainsi un arrêté similaire pris par la commune de Boulogne-sur-Mer, les troubles à l'ordre public causés par la mendicité n'étant pas suffisamment caractérisés.
"(...) il ne ressort pas des pièces du dossier que les risques d'atteinte à l'ordre public liés à la pratique de la mendicité, sous quelque forme que ce soit, présentaient à Boulogne-sur-Mer un degré de gravité tel que son interdiction, sous toutes ses formes, y compris paisibles, s'avérât nécessaire sur l'ensemble des lieux énumérés et pour une durée de six mois, alors même que la commune serait une ville touristique (...)" indique ainsi la cour.
Pour que la décision d'Amiens soit légale, elle doit se baser sur des faits avérés de troubles à l'ordre public et n'interdire la mendicité que dans certains cas susceptibles d'engendrer ces troubles, par exemple à un lieu précis, à des horaires précis.
Consciente de cela, la maire d'Amiens Brigitte Fouré annonce vouloir limiter la portée de cet arrêté, "à la partie piétonnière du centre-ville, et que ce soit limité du mardi matin au samedi soir, c'est-à-dire pendant la période où les commerces sont ouverts. Parce que c'est là que l'on constate les désagréments qui sont parfois observés."
Appel aux témoignages et contre-attaque juridique
Le bureau amiénois de la Ligue des droits de l'Homme compte bien profiter de la manifestation pour agir, notamment en appelant les amiénois à témoigner. "Ce soir, nous allons collecter des témoignages pour contrer les soi-disant plaintes des commerçants. Nous sommes nombreux à fréquenter le centre-ville. Les vrais problèmes de sécurité dans la ville ne sont pas liés à la mendicité", indique la LdH.
Difficile de parler des éventuelles mesures d'éloignement contenues dans cet arrêté, car il n'en est pour l'instant qu'au stade de projet. Des jurisprudences récentes pourraient aider la LdH dans l'éventualité où ce dossier soit porté devant un tribunal. Par exemple, une décision de la Cour européenne des droits de l'Homme prise en 2021, qui qualifie l'interdiction de la mendicité comme une atteinte à la dignité humaine.
"Du côté de ceux qui mendient ou de ceux qui leur donnent, on est devant des libertés fondamentales qui ne peuvent donner lieu à des mesures de police répressives" conclut le bureau de la Ligue des droits de l'Homme.
Pour ses membres, le projet de la ville d'Amiens tient plutôt de la manœuvre politique à l'approche des élections européennes. Mais dans le cas où cet arrêté serait bien publié au bulletin municipal, la LdH fourbit ses armes juridiques pour empêcher son application.