Le procès Goldman à Amiens : la contestation sociale et politique de la jeunesse post-soixante-huitarde mise en lumière en 1976

L'histoire du dimanche - Le 26 avril 1976 s'ouvrait à Amiens le second procès de Pierre Goldman pour le meurtre de deux pharmaciennes sept ans plus tôt à Paris. La capitale picarde, déjà au centre de la contestation estudiantine nationale contre la réforme des universités, accueillait pour dix jours de nombreux journalistes parisiens et personnalités.

Les images en noir et blanc des archives de l'INA révèlent une Goldmania avant l'heure : scène plus habituelle devant une salle de concert qu'aux grilles d'un palais de Justice, des jeunes en jeans jouent des coudes pour entrer. La star du jour ne s'appelle pas Jean-Jacques, mais Pierre Goldman, son demi-frère. Un militant d'extrême gauche poursuivi pour un braquage mortel.

Le soleil brille ce lundi 26 avril 1976. Le nord de la France connaît depuis l'hiver sa pire sécheresse en un demi-siècle, qui débouchera sur une canicule historique les semaines suivantes. Mais pour l'heure, le thermomètre est proche de zéro.

Un froid glacial qui ne freine pas la foule venue assister à ce que d'aucuns décrivent comme une nouvelle affaire Dreyfus. Aux badauds curieux et aux jeunes militants, s'ajoutent des personnalités de gauche comme Alain Krivine, Régis Debray ou Alain Geismar et la comédienne Simone Signoret. Pour éviter tout débordement, un important dispositif policier est déployé : en témoignent les quatre cars de CRS stationnés dans la cour du palais.

Près de quatre-vingts journalistes français et étrangers ont fait le déplacement : pour l'occasion, la salle des pas-perdus a été transformée en salle de presse avec dix cabines téléphoniques ! Mais la petite salle d'audience n'offre pas le même confort, comme se désole Françoise Lapotre dans le Courrier picard du 27 avril 1976 : "un seul laissez-passer accordé par journal, en principe du moins, ce qui vaut à certains de devoir travailler debout".

Un premier verdict annulé pour vices de procédure

Paris a les yeux braqués sur la Picardie ; l'image d'une ville est en jeu : "Pour la première fois, à Amiens, dans les rangs de l'assistance, femmes et hommes seront mélangés. Jusqu'ici, au cours des procès, comme dans le temps dans les églises, les femmes s'asseyaient d'un côté et les hommes de l'autre, affirme très sérieusement Guy Thomas, présentateur du journal de 20 heures d'Antenne 2. Les magistrats d'Amiens n'ont pas voulu offrir au beau monde (...) une image vétuste de leur cour d'assises."

Le jury est constitué de huit hommes et une femme. Dans quelques jours, ils devront dire, si oui ou non Pierre Goldman a tué deux pharmaciennes le 19 décembre 1969, boulevard Richard-Lenoir à Paris. L'accusé a reconnu sa responsabilité dans trois autres braquages, mais il a toujours crié son innocence du double meurtre. Malgré l'aide de trois magistrats professionnels, dont le président Guy Tabardel, la tâche des jurés s'annonce difficile.

Leur responsabilité est d’autant plus grande qu’aux assises de la Seine à Paris, un autre jury a déjà condamné Pierre Goldman à la prison à vie pour les mêmes faits deux ans plus tôt. Un verdict annulé par la Cour de cassation pour des vices de procédure dans les procès-verbaux.

Ces citoyens tirés au sort, un directeur d'école, trois agriculteurs, un agent d'assurance ou encore une secrétaire, sont si loin de l'univers incarné par Goldman, militant politique et ancien maquisard en Amérique latine ayant basculé dans le banditisme. Mais à la surprise des chroniqueurs judiciaires, le courant passe plutôt bien. Malgré le "climat passionnel et politique" qui entoure l'affaire, le président Tabardel la voit comme "n'importe quelle autre", avouera-t-il après le procès. C'est avec son habituelle courtoisie qu'il engage la discussion.

"Vous êtes un fasciste, un pourri et je vous emmerde !"

Dans le box, l'homme, en costume et cravate sombres, se montre coopératif. Mais dès le deuxième jour, le naturel revient au galop : après avoir fait face avec sang-froid aux dépositions, parfois confuses, des témoins à charge, il sort de ses gonds et lance à Me Henri-René Garaud, avocat de la partie civile un retentissant : "Vous êtes un fasciste, un pourri et je vous emmerde !" Face à ses juges, il dénonce le travail orienté des enquêteurs et plus généralement le racisme systémique de la police.

Les méthodes des enquêteurs interrogent. Le témoignage le plus accablant est celui d'un certain X2. Un indicateur anonyme de la police. Le président, un juré et les avocats de la défense réclament son nom. À la barre, le commissaire Jobard, directeur adjoint de la Police judiciaire et chef de la brigade criminelle qui a arrêté Goldman reste inflexible. Plus surprenant, l'accusé lui-même affirme connaître l'identité de X2, mais refuse de la révéler. Pourquoi ? Par héroïsme, par dégoût de la délation, assume le fils de résistant.

Pierre Goldman n'est pourtant plus tout à fait le même homme que lors de son arrestation en 1970 ou de son procès en 1974. Il a mûri, obtenu deux maîtrises, en philosophie et en espagnol, en détention. Son autobiographie Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France, en lice pour le Prix Goncourt, a fait de lui une figure de la gauche intellectuelle. "Avec le succès de son livre, Goldman s'est réconcilié avec notre société", dira même l'avocat général Jacques Basse pendant le procès.

Une jeunesse amiénoise en ébullition

C'est cette figure charismatique que veulent voir les jeunes Amiénois. Une jeunesse révolutionnaire en ébullition. Étudiants, lycéens et enseignants de gauche sont en grève depuis février. Ils s'opposent à la loi Haby, du nom du ministre de l'Éducation nationale, qui instaure le collège unique : "C'est l'effervescence dans les établissements scolaires, car les élèves rejettent en bloc un système éducatif qui ne répond pas à leur préoccupation ; quant aux syndicats d'enseignants et de parents d'élèves, ils dénoncent les inégalités que la réforme peut entraîner", rappelle l'historien Alain Trogneux dans son ouvrage Amiens, années 70, la fin des Trente glorieuses.

L'historien décrit les bouillonnants échanges qui remplacent les cours dans les amphis : "En droit, on peut assister à des débats sur la justice et le pouvoir, en sciences, on palabre sur l'énergie nucléaire pendant qu'à l'UER d'histoire, on organise des expositions sur la Commune de Paris et sur les réformes de 1958."

La capitale picarde est à la pointe de la lutte et accueille les représentants des trente-neuf universités bloquées : selon Alain Trogneux, la toute jeune "Université de Picardie, avec ses neuf mille étudiants, s'est trouvée au cœur d'un événement national à connotation post-soixante-huitarde, le tout sous les flashs des reporters venus en grand nombre assister, par ailleurs, au procès Goldman."

"Vous confondez coupable et capable !"

Malgré cette chaude atmosphère, les débats s’enchaînent aux assises. Au brigadier Quinet, qui affirme avoir vu Pierre Goldman près de la pharmacie le soir du braquage, répond Joël Lautric : ce militant de l’Union des étudiants communistes est formel, Goldman était chez lui au moment des faits.

Le vendredi, coup de théâtre : le président Tabardel accepte d’entendre un témoin surprise, détenu à la prison d’Angers. Il faut repousser la fin du procès au-delà du week-end. Mais le lundi, l’audition fait pschitt… Le dénommé Albert Bendel révèle le tueur, un homme... Décédé depuis. L'embarras est général.

L'heure des plaidoiries a sonné. Dans ses réquisitions, l’avocat général Jacques Basse rappelle que pas moins de cinq témoins ont reconnu Pierre Goldman, qu’il était dans le quartier le soir de ce funeste 19 décembre 1969 et que sa dépression le prédisposait à toutes les folies meurtrières. Il réclame la perpétuité.

"Vous confondez coupable et capable !", s’insurgent Mes Georges Kiejman et Emile Pollak, avocats de la défense et ajoutent que "dans cette affaire, il vaudrait mieux qu’il y ait des preuves matérielles", citant avec malice une phrase prononcée à la barre par le commissaire Gustave Jobard lui-même...

Ce procès "a permis la réhabilisation de la notion de doute"

Le mardi 4 mai, après sept jours d’audiences, les jurés se retirent enfin dans la salle des délibérations. Autour de la grande table ovale, bien assis dans les fauteuils en cuir rouge, ils reprennent pendant près de trois heures chaque élément du dossier. Et votent.

À 22 heures, le public reprend place sur les bancs pour l’annonce du verdict : Pierre Goldman a-t-il tué les deux pharmaciennes ? Non, répond le jury. L'accusé est cependant condamné à 12 ans de réclusion pour les trois braquages qu'il avait admis. Mais pour ses soutiens et ses proches, l'essentiel est acquis.

Sur les marches du palais de Justice, son père Alter Mojsze Goldman ne cache pas sa satisfaction au micro du journaliste à France 3 Picardie : "L'atmosphère n'était pas la même qu'à Paris. Il y avait trop de passion (...) Peut-être que les jurés parisiens étaient influencés parce qu'il y avait trop de cheveux longs. Ici, tout était calme, digne. Et surtout ces jurés se sont intéressés à chaque mot qu'on disait".

La presse aussi se prend d'admiration pour ce jury picard : "Il a été clair qu'ils voulaient savoir et comprendre. Ils ont posé plus de questions que dans n'importe quel autre procès (...) Ils sont allés jusqu'au bout de la bonne foi et de l'honnêteté", écrit Pierre Macaigne pour Le Figaro, quand Chantal Paillard affirme dans le Courrier picard que "ce procès est qualifié d'exemplaire : il a instauré un style nouveau dans les débats d'assises et a permis la réhabilitation de la notion de doute."

Le procès terminé, les journalistes rentrés à Paris, la ville ne retrouve son calme qu'avec la fin de la grève, le 20 mai.

Le 5 octobre, alors que la sécheresse touche à sa fin et que la France se remet à peine de la défaite des Verts en finale de la Coupe d'Europe de football, un homme quitte la prison de Fresnes, dans l'anonymat, grâce aux réductions de peine et la détention provisoire déjà effectuée.

Devenu journaliste, Pierre Goldman collabore à plusieurs titres de presse, notamment Libération. Mais après seulement trois années de liberté, cette nouvelle vie s'arrête brutalement : le 20 septembre 1979, trois hommes l'abattent froidement en pleine journée, place de l'Abbé-Georges-Hénocque à Paris. Le crime est revendiqué moins d'une heure plus tard par le groupuscule Honneur de la police. Ses assassins ne seront jamais identifiés.

Le film Le Procès Goldman réalisé par Cédric Kahn, centré sur les audiences à Amiens, sort mercredi 27 septembre au cinéma.

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