Témoignages. Bénévoles et précaires : "quand on voit les situations qu'on gère, on se dit que finalement, nous, on est bien"

Publié le Écrit par Jennifer Alberts
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Alors que l'inflation sévit dans notre pays, les associations d'aide aux plus précaires n'ont jamais autant été sollicitées. Des associations qui ne pourraient pas fonctionner sans les bénévoles. La plupart d'entre eux ont été ou sont encore sont, eux aussi, en situation de précarité économique, mais pour lesquels l'engagement dans le bénévolat est bien plus qu'un peu de temps donné aux autres.

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C'est comme ça tous les jours, sauf le dimanche: dès le matin, il faut décharger la fourgonnette du fruit de la ramasse du jour. Cartons, cagettes, packs de bouteilles. Des dizaines de kilos de produits alimentaires provenant de la Banque Alimentaire ou de dons des supermarchés doivent être stockées. Dans l'entrepôt ouvert aux quatre vents, des dizaines de personnes, vêtues d'un gilet rouge, s'affairent à tout ranger. Parmi elles, Jean-Marc. Jeune retraité, il est bénévole à la Croix-Rouge depuis cinq ans. Il a rejoint de l'unité locale du grand Amiens en septembre dernier.

Ici, c'est une grande famille. On partage un objectif commun et une belle mission.

Jean-Marc, bénévole à l'unité du grand Amiens de la Croix rouge

Malgré le froid, il ne ménage pas ses efforts dans ce travail harassant de manutention. Tous les mardis, il vient donner un coup de main dans cette chaîne de solidarité qui tente de contenir les effets de la crise économique.

Déjà bénévole lorsqu'il était actif, Jean-Marc a tenu à poursuivre son engagement une fois à la retraite. Lui qui a désormais "un peu plus de temps à consacrer aux autres. Le bénévolat, ça a toujours été dans mes veines, explique-t-il entre deux allers-retours au fourgon. C'est quasiment un métier, qui n'est pas rémunéré mais il est rémunéré autrement: par le sourire des bénéficiaires, par l'action que l'on mène et cet esprit d'équipe. Ici, c'est une grande famille. Des trajectoires, des histoires pour chacun mais on partage un objectif commun et une belle mission. Parmi les bénévoles, il y a des personnes en situation irrégulière. Et je suis souvent déçu que leur situation ne s'²arrange pas plus quand on voit à quel point ils donnent de leur personne pour le bien-être de tous."

Des bénévoles au RSA, en intérim ou sans papiers

C'est le cas de Tierno. Sans papiers, il aura un titre de séjour dans trois mois, après une longue bataille devant la justice. Avec son grand sourire et sa voix qui chante, cet ancien étudiant en logistique et entreposage vient tous les jours depuis neuf ans aider la main qui le nourrit. Et pas seulement pour décharger les 16 tonnes de nourriture distribuées chaque mois par la délégation locale du grand Amiens. Tierno fait également partie des secouristes de la Croix-Rouge. Il est allé à ce titre trois fois dans le Pas-de-Calais pour aider les sinistrés des inondations.

"Je donne toute mon énergie ici : j'aime faire du bénévolat. Même quand j'aurai des papiers et un emploi, je continuerai à venir. Quand je suis là, je suis à l'aise, je suis content. Je suis dans l'action. Avec les collègues, on parle beaucoup, on s'amuse, on partage nos problèmes. Au lieu de rester à la maison enfermé. Ça aide à supporter les soucis."

Derniers remparts à l'extrême pauvreté, nombre de bénévoles sont donc eux-mêmes en situation de précarité. C'est le cas de Karine. Cette étudiante camerounaise a rejoint l'équipe de la Croix-Rouge il y a trois mois lorsqu'elle est venue s'inscrire pour bénéficier des colis alimentaires. "J’ai tout de suite demandé comment faire pour donner un coup de main, raconte-t-elle tout en indiquant à des jeunes stagiaires leurs tâches du jour. Je me suis dit 's'il y a besoin d'un coup de main, je peux aider'". Depuis, Karine enfile son gilet rouge de la Croix-Rouge tous les lundis ou quand elle n'a pas cours. "C'est quelque chose qui me plaît. J'aime me rendre utile. Lorsque j'ai du temps libre, au lieu de rester à ne rien faire, je préfère le mettre à profit. Ici, je fais ce que j'aime."

Retraités, salariés modestes, mères de famille monoparentale viennent ici, au Square des 4 Chênes, pour solliciter une aide alimentaire d'urgence. Avec aujourd'hui 2 400 bénéficiaires, la Croix-Rouge du grand Amiens a enregistré plus 15 % du nombre de demandeurs entre 2022 et 2023. Dont de plus en plus d'étudiants.

On en a vus arriver affamés et on les voit reprendre du poids. Il y en a qui ont grossi et qui ont repris trois ou quatre kilos. Donc ce qu’on fait, c’est très utile. Il faut qu’on continue.

Karine, bénévole à l'unité grand Amiens de la Croix rouge

Une situation qui révolte quelque peu Nathalie. Ancienne bénéficiaire elle-même de la Croix-Rouge, elle sait ce que c'est que d'être étudiant sans le sou, elle qui a fait une partie de son cursus à l'étranger. Alors elle connaît la valeur et l'utilité de son engagement de bénévole. "Beaucoup d'étudiants, sans nous, n'auraient rien à manger. Ils n'ont même pas cinq euros par mois pour ce qui leur reste à vivre même avec les aides comme les APL etc, avoue-t-elle. Je le vois à ce qu'ils prennent : les fruits et légumes abîmés, ils s'en moquent, ils les prennent. Voir des étudiants dans cet état-là, ça me scandalise. Si on ne leur donnait pas d'alimentation, beaucoup d'entre eux ne mangeraient pas de la journée. On en a vu arriver affamés et on les voit reprendre du poids. Il y en a qui ont grossi et qui ont repris trois ou quatre kilos. Donc ce qu'on fait, c'est très utile. Il faut qu'on continue".

Un moyen de relativiser sa propre précarité

Dans une pièce qui jouxte l'entrepôt, on entend le ronron régulier d'une machine à coudre. Entourée de cartons remplis de vêtements, Martine retouche ceux qui seront vendus à la Vestiboutique située rue Gutenberg. À 60 ans, ses années comme bénévole à la Croix-Rouge font d'elle un pilier de l'unité locale du grand Amiens. "Je suis toujours là ! Je suis celle qui râle ! Il faut bien quelqu'un qui râle, non ?! C'est pour ça qu'ils m'ont prise !", s'amuse-t-elle en enfilant son aiguille. Depuis combien de temps Martine est bénévole à la Croix-Rouge ? "Je ne sais pas. Sincèrement, je ne sais pas. Au début, c'était pour une demi-journée, un petit coup de main. Et aujourd'hui, c'est tous les jours sauf le dimanche. Mais c'est bien. On rencontre des gens. Toutes sortes de gens."

Le mardi matin, Martine abandonne les bobines de fil et les ciseaux pour s'occuper des inscriptions des familles. Elle pourrait s'apitoyer sur son propre sort, elle qui ne vit qu'avec le RSA. Mais les cas de misère et de détresse qu'elle voit tous les jours lui font dire que "finalement, dans ma situation, je suis bien. Faut prendre les choses comme ça quand on voit tout ce qui se passe. Quand on voit les gens qui sont à la rue, les situations compliquées qu'on gère, franchement, on est bien. Il y a des bénévoles ici qui ne sont pas bien. Mais je leur dis toujours : "le 'je suis pas bien', il faut le laisser à la porte". Parce qu'ici, c'est le sourire. Les gens en ont besoin. Ici, c'est une seconde famille."

Il faut faire quelque chose pour ces gens. Ils ont besoin de nous. Je pourrais être à leur place. Donc je peux comprendre. Je trouve malgré tout que j’ai de la chance.

Nadia, bénévole à l'unité du grand Amiens de la Croix-Rouge

L'ambiance à l'unité locale du grand Amiens est effectivement conviviale. Pour preuve, cette joyeuse passe d'armes entre Nadia, la cuisinière, et Paul Garbe, le président : Nadia n'a pas eu le temps de faire la tarte que "Mr Garbe" espérait avoir en dessert ce midi parce que "j'aime bien les gâteaux !", avoue-t-il.

"C'est vrai qu'il est très gourmand, Mr Garbe. Mais le problème, c'est qu'il ne me prévient pas ! Le matin, j'arrive, je vois un sac avec des pommes ou de la rhubarbe de son jardin. Et là, je me dis "bon ben, j'ai compris. Faut que je fasse un gâteau ou une tarte !" Mais là, ce sera autre chose pour le dessert ! Tant pis ! ", prévient Nadia dans un éclat de rire.

Car elle a déjà beaucoup à faire de ses matinées quand elle n'est pas en contrat d'intérim. Entre deux petits boulots, elle arrive chaque jour à 7h15 à l'antenne locale. Sa mission depuis bientôt quatre ans : préparer les repas avec la ramasse du jour pour la quarantaine de sans-abris hébergés chaque soir dans le centre Croix-Rouge de la ville. Une mission menée au pas de charge par un petit bout de femme énergétique et souriante, qui ne se départit jamais de son bonnet. "J'aime ce que je fais ici. Je suis rentrée à la Croix-Rouge par vocation. Par envie. Je n'aime pas la misère, les gens qui sont dehors. Je n'aime pas l'injustice, tout ça. Il faut faire quelque chose pour ces gens. Il faut les aider. Ils ont besoin de nous. Je pourrais être à leur place. Donc je peux comprendre. Je trouve malgré tout que j'ai de la chance. Quand je travaille, ici, ils sont un peu perdus, il faut le dire ! Mais dès que j'ai du temps libre, je reviens. Je le fais toujours de bon cœur."

Ne pas se laisser envahir par la détresse des gens

Ce soir, pour les gens hébergés dans le centre, ce sera escalope de poulet aux champignons et à la crème accompagné de gratin dauphinois. Du gratin dauphinois servi également à la vingtaine de bénévoles qui déjeunent tous ensemble chaque midi, avec des pilons de poulet et une salade d'endives. L'occasion pour Paul Garbe de faire un point informel sur l'entretien des camions ou le stock de vêtements pour la Vestiboutique.

À 80 ans, cet ancien directeur comptable n'avait jamais fait de bénévolat avant d'être à la retraite. Depuis 15 ans, il passe toutes ses journées jusqu'au samedi matin à la Croix-Rouge. Des semaines qui font souvent 45 heures, mais "ce monde me satisfait pleinement du fait des rencontres mais aussi du bien-être que l'on apporte à cette population qui vit pauvrement. Et aussi ce contact des bénévoles. P

armi eux, il y a beaucoup d'anciens bénéficiaires.

Ils apprécient mieux les difficultés des gens parce qu'ils les vivent eux-mêmes. Et i

ci, c'est une famille. On se tutoie, on mange ensemble. Tout le monde a à cœur d'être présent et de participer même si les conditions de travail sont difficiles. Mais ça fait partie du quotidien et l'important, c'est de rendre service. Au-delà des soucis que l'on peut avoir individuellement, on les oublie. C'est vrai pour les bénévoles mais aussi pour les bénéficiaires qui sont accueillis dans de bonnes conditions."

Quand je rentre chez moi, je n’y pense plus sinon on ne vit pas. (...) Quand on est bénévole, il faut être costaud intérieurement.

Martine, bénévole à l'unité du grand Amiens de la Croix rouge

Ces repas du midi partagés ensemble sont, pour ces hommes et ces femmes de tous âges, un vrai sas de décompression qui leur permet d'affronter la lourde tâche qui les attend chaque jour. "Le soir, quand je rentre, je suis fatiguée. Surtout les mardis et les jeudis, avoue Nathalie. C'est comme une journée de travail ordinaire. Mais avec la conscience du travail accompli. Des fois, on est remercié à l'extérieur : des étudiants qui me reconnaissent quand je suis en civil et qui me disent merci de ce que l'on fait pour eux. On a beaucoup de reconnaissance."

Martine, elle, laisse la Croix-Rouge derrière elle une fois sa journée terminée. "Quand je rentre chez moi, je n'y pense plus sinon on ne vit pas. Si je commence à me laisser envahir, je me sentirai mal. Donc il faut le prendre avec le sourire pour que les gens repartent avec le sourire. Parce que le principal, c'est que les gens repartent avec le sourire. Mais quand on est bénévole, il faut être costaud intérieurement."

Unis par un lien très fort, les bénévoles de la Croix-Rouge du grand Amiens, qu'ils soient bénéficiaires ou non, retraités ou étudiants, ont finalement un point commun : le désir de s'oublier dans le don de soi. "

C'

est dommage qu'on n'ait pas des profils de bénévoles plus diversifiés,

déplore Paul Garbe pour conclure.

Mais on ne peut pas forcer les gens à devenir bénévoles. À croire que l

a précarité, ça rend plus solidaire."

Avec Yolande Malgras / FTV

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