Des grèves ouvrières de la Somme à ses camarades de résistance, le lien fort entre Jean Moulin et la Picardie

L'histoire du dimanche - Le 8 juillet 1943 mourait Jean Moulin, grâce à qui les mouvements de la Résistance française se sont unifiés sous la houlette du Conseil national de la Résistance. Mais avant d'être le symbole du martyre des résistants, Jean Moulin avait été en poste à la préfecture de la Somme. Un territoire qui le suivra jusqu'à son arrestation le 21 juin 1943 à Lyon.

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C'est un homme dont l'Histoire a fait un héros. Un homme dont le nom fait résonner en chacun l'amour de la liberté. Un nom synonyme de courage et de sacrifice. Un nom qui est le plus donné aux établissements scolaires de France.

Jean Moulin. Résistant. Figure du combat contre le fascisme. Martyr d'une France avilie. Plus jeune préfet de France. Arrêté et torturé par Klaus Barbie, le boucher de Lyon. Son parcours est connu de tous. Mais il reste dans cette vie que l'Histoire a rendue transparente des périodes moins connues.

L'une d'elles lie Jean Moulin à la Picardie de manière indélébile. Ce serviteur de l'Etat a en effet occupé le poste de secrétaire général de la préfecture de la Somme pendant deux ans. C'était quelques années avant la guerre. Mais jusqu'à sa mort le 8 juillet 1943, la Somme ne sera jamais bien loin.

Numéro 2 de la préfecture de la Somme

Diplômé en droit, Jean Moulin entame sa carrière dans l'administration préfectorale en 1922 comme chef de cabinet du préfet de Savoie. Il n'a alors que 23 ans. Rapidement, il passe les grades supérieurs de la préfectorale.

En 1933, il est nommé directeur de cabinet de Pierre Cot, son ami et ministre de l'Air. Le contexte politique est alors explosif. En Allemagne, majoritaire aux élections législatives de novembre 1932 avec son parti d'extrême droite le NSDAP, Hilter est nommé chancelier en janvier 1933. Chef du gouvernement depuis octobre 1922, Mussolini a déjà fait basculer depuis longtemps l'Italie dans la dictature fasciste. Fortes de ces exemples voisins, les ligues françaises d'extrême droite se font de plus en plus actives.

Le 6 février 1934, elles organisent à Paris une manifestation antiparlementaire qui vire à l'émeute. On dénombrera 12 morts et 657 blessés. Édouard Daladier, chef de l'exécutif, est contraint de présenter sa démission et celle de son gouvernement. Pierre Cot perd son portefeuille, Jean Moulin, son poste au sein du ministère.

Il est alors nommé sous-préfet de Montargis en avril 1934. "Mais il ne veut pas y aller. Avec le départ de Pierre Cot du ministère, il perd son appui politique et retrouve des postes plus classiques pour finalement être nommé numéro deux de la préfecture de la Somme parce qu’il faut bien lui trouver un poste et qu’il faut bien l’occuper," raconte Louis Teyssedou, professeur d'histoire au lycée Edouard Gand d'Amiens.

Le nouveau secrétaire général de la préfecture du département prend ses fonctions le 1er juillet de la même année auprès du préfet André Jozon. Jean Moulin s'installe dans une petite maison amiénoise au 36 de la rue Duthoit, à quelques pas de la préfecture.

Les grèves dans les usines de la Somme

Au contexte politique difficile, s'ajoute un contexte social et économique qui n'est pas meilleur. Le krach boursier de 1929 s'abat de plein fouet sur la France. Le monde industriel est en crise. Et particulièrement dans le nord de la France où l'industrie textile est dominante. "Et ultrasensible aux cycles économiques", précise Louis Teyssedou.

Jean Moulin va rapidement se retrouver en première ligne face à des mouvements de grève d'ampleur. D'autant qu'il doit très régulièrement remplacer le préfet Jozon, souvent malade.

Les grèves ouvrières qui éclatent en 34 et 35 dans la Somme, ça va être son gros dossier. Et lui, il parcourt le département pour ça.

Louis Teyssedou, professeur d'histoire

En mai 1934, quelques semaines seulement avant l'arrivée de Jean Moulin dans la Somme, les fonderies d'Albert sont en grève. Puis en août, l'une des usines Saint Frères est à l'arrêt. Les salariés du site de L'Étoile ont cessé le travail pour protester contre le renvoi d'un des leurs, leader communiste notoire et "fauteur de troubles" selon la direction.

En tant que représentant de l'État, il revient à Jean Moulin de calmer la situation pour éviter une escalade dans ce conflit aux forts accents politiques. "À l’époque, dans les mouvements sociaux, c’est la préfecture qui est directement à la manœuvre. Il réussit à mettre tout le monde autour de la table et ne va être renvoyé que le leader communiste du coin, raconte Louis Teyssedou. Et les ouvriers reprendront le travail. En 35, à la bonneterie Bouly à Moreuil, il y a un problème de salaires : les ouvriers demandent des augmentations. Et Jean Moulin arrivera à faire que les ouvriers soient un peu mieux payés. Les grèves ouvrières qui éclatent en 34 et 35 dans la Somme, ça va être son gros dossier. Et lui, il parcourt le département pour ça. Il y a aussi des grèves dans le secteur industriel de la serrurerie à ce moment-là."

Romanin, son double artistique

Sans compter les cérémonies officielles durant lesquelles il remplace toujours plus souvent le préfet Jozon comme lors de l'inauguration de la première synagogue d'Amiens le 3 novembre 1935.

Tous ces bouleversements de la société française inquiètent le social-démocrate qu'est Jean Moulin. Mais en tant qu'administrateur de l'État, il a un devoir de réserve qui l'empêche de s'exprimer personnellement sur les bruissements de plus en plus forts du monde qui l'entoure.

Si Jean Moulin ne parle pas, c’est son double, Romanin, qui le fait.

Louis Teyssedou, professeur d'histoire

"Il dessinait beaucoup. Il peignait beaucoup. Quand il était à Amiens, il ne l’a pas fait de manière intensive parce qu’il avait d’autres choses à faire sur le plan administratif. Mais il s’est exprimé sur ce qu’il voyait et entendait dans le monde. Pour ça, il avait un pseudo. Il signait du nom de Romanin", confirme Anatolie Mukanusoni, présidente du centre de mémoire et d’histoire de la Somme.

"Si Jean Moulin ne parle pas, c’est son double, Romanin, qui le fait, explique Louis Teyssedou. Par exemple, il a fait une eau-forte des ouvriers de la Somme en grève. Et cette eau-forte a été présentée au salon des beaux-arts de Paris en 1936. Il évolue dans le milieu artistique parisien. Il est ami avec des artistes notamment Max Jacob. Il reçoit à la préfecture de la Somme des lettres de Max Jacob et de ses amis artistes."

C'est durant son passage à Amiens qu'il met la dernière touche à l'illustration du recueil de poèmes Armor de Tristan Corbières. Huit eaux-fortes qui seront elles aussi exposées en 1936 au salon d'automne au Grand palais à Paris. Le livre, édité l'année précédente, ne sera tiré qu'à 150 exemplaires.

Soirées caritatives et artistes parisiens

Ses connaissances dans le milieu artistique parisien, Jean Moulin les mettra au service de sa fibre sociale. En 1934, le nouveau gouvernement Doumergue demande aux préfets d'organiser une fête de Noël durant laquelle des fonds sont récoltés pour les enfants des chômeurs. "Les Noël des enfants des chômeurs deviennent la grande soirée courue du tout Amiens avec des personnalités artistiques d’envergure nationale, selon Louis Teyssedou. Comme Jean Moulin connaît tout le milieu artistique parisien et qu’il aime bien faire la fête, c’est un évènement à chaque fois. En 1934, il fait venir une fanfare de régiment. En 1935, c'est une chanteuse des années 30 éminemment connue, Marie Dubas. Il y a une pleine page dans Le progrès de la Somme. Les salons de la préfecture deviennent un grand hall pour danser. Et puis des artistes de swing, de jazz. Ce ne sont que des artistes de Paris qui viennent parce qu’il a un carnet d’adresses. Il aurait pu se contenter de faire un truc modeste et il aurait rempli son rôle. Mais non. Il fait jouer son carnet d'adresses."

Après deux ans d'une implication forte dans la vie des Samariens, Jean Moulin retrouve en juin 1936 son poste de directeur de cabinet de Pierre Cot, de nouveau nommé au ministère de l'Air.

Six mois plus tard, en janvier 1937, il devient le plus jeune préfet de France, nommé dans l'Aveyron. En janvier 1939, il est nommé à Chartres.

Jean Moulin a fait du chemin depuis son poste à la préfecture de la Somme. Mais la Somme va rapidement le rattraper, nouant le destin du fondateur du Conseil national de la Résistance à celui de Samariens entrés en résistance.

Son agent de liaison, une infirmière de la Somme

Le 3 septembre, la France déclare la guerre à L'Allemagne. Les deux tiers du pays passent sous occupation allemande. Les évacuations des civils et des services de l'État commencent.

C'est le cas des services de la préfecture de la Somme. Dont celui d'hygiène et de santé. "Au moment de l’exode et de l’évacuation, le service de santé de la préfecture s’en va sur les routes et s’arrête à Chartres", raconte Sylviane Schwal, coautrice du livre Des Picards proches de Jean Moulin. "À sa tête, il y a Antonin Mans, qui était le directeur du service d’hygiène et de santé à la préfecture de la Somme. Il était originaire de Béziers. Comme Jean Moulin. Ils étaient amis. Est-ce qu’il savait que son ami était à Chartres et que c’est pour ça que le service s’arrête là-bas ? Ou est-ce le hasard ? Je ne sais pas."

Car le Dr Mans est resté à Amiens. C'est une infirmière de Saint-Léger-les-Domart, Jeanne Boullen, qui mène l'évacuation du service vers Chartres.

Engagée volontaire dès 1939, elle a le grade d'infirmière-chef de la défense à la Préfecture. "Jeanne Boullen est protestante. Elle est nommée à Saint-Léger-les-Domart en 1935. Elle a un bureau à côté de la mairie. Elle va visiter à bicyclette des malades à domicile. Elle travaille aussi sur Ailly-sur-Somme. Elle n’a pas connu Jean Moulin dans la Somme. Quand elle se retrouve à la préfecture en 39, lui est déjà parti. Elle le rencontre à Chartres. Certains disent qu’elle le reconnaît. Peut-être qu’elle l’a croisé sur les piquets de grève de Flixecourt. Peut-être qu’elle l’a vu en photo... Toujours est-il que Jeanne Boullen va travailler pour Jean Moulin dès le printemps 1940", assure Sylviane Schwal.

Jeanne Boullen, c'est celle qui connaît le mieux Jean Moulin. Elle a été son amie avec un A majuscule.

Louis Teyssedou, professeur d'histoire

L'infirmière picarde, que Jean Moulin appelle affectueusement "Petit Boullen", deviendra en effet l'agent de liaison de celui qui va unir quelques semaines plus tard sa vie à la Résistance.

"Jeanne Boullen, c'est celle qui connaît le mieux Jean Moulin. Elle a été son amie avec un A majuscule, celle qui va l’aider pendant la Seconde Guerre mondiale dans les réseaux et celle qui ensuite sera toujours aidée par la famille Moulin, même après la guerre. Ce qui est fou, c’est que Moulin et elle viennent du même secteur mais qu’ils se rencontrent par hasard à Chartres", constate Louis Teyssedou.

Le 17 juin 1940, alors que le maréchal Pétain vient de signer l'armistice avec l'Allemagne d'Hitler, le préfet Moulin est arrêté par les Allemands : il a en effet refusé de signer un document rédigé par l'occupant et portant de fausses accusations sur des tirailleurs sénégalais.

Unifier la Résistance

Incarcéré, il tente de se trancher la gorge avec un bris de verre trouvé dans sa cellule. Rétabli, il reprend son poste à la tête de la préfecture d'Eure-et-Loire. Faisant preuve de mauvaise volonté dans l'application des lois antisémites des Allemands et étiqueté préfet de gauche par les autorités de Vichy, il est révoqué le 2 novembre.

Il part alors se reposer à Cottenchy, au sud-est d'Amiens, chez Antonin Mans.

Il repart quelques jours plus tard dans le sud de la France, Avignon puis Marseille où il s'installe avec l'idée d'établir un état des lieux de la Résistance française en zone libre. Il vit sous l'identité de Joseph Mercier, professeur de droit, né à Péronne, dans la Somme. "Il a certainement choisi Péronne parce que les archives de la ville avaient brûlé, se hasarde Sylviane Schwal. Donc les Allemands ne pouvaient pas vérifier".

Jeanne Boullen est évidemment elle aussi à Marseille. Elle est devenue experte pour fournir de faux papiers ou des planques aux aviateurs anglais ou aux juifs en fuite. Et c'est sur le vieux port qu'elle rencontre par hasard en 1941 un jeune Picard qui sort de l'hôpital, Jean Choquet.

Le jeune homme est né à Amiens en 1918 mais a été élevé chez sa grand-mère maternelle à Picquigny. "Il fuit la zone occupée parce qu’il fait un peu de marché noir, explique Sylviane Schwal. Il parlait allemand au point qu’il avait suspecté d’être un collaborateur. Mais je ne sais pas comment ni où il avait appris l’allemand".

Le vélo de Jean Moulin

Jean veut également entrer en résistance. Sa rencontre avec Jeanne Boullen en sera l'occasion : elle le présente à Jean Moulin. Il s'avère qu'il connaît le grand-père de Jean Choquet. "Son grand-père travaillait à la préfecture. Son père aussi. Il était instituteur avant la Première Guerre mondiale où il a été gravement blessé. Et donc après la guerre, il n’a plus pu être instituteur parce qu’il avait gardé des séquelles. Et il a travaillé à la préfecture aussi", détaille Sylviane Schwal.

Jean Moulin va faire du jeune homme, qui prend le pseudonyme de Claudy Colotte, son courrier. "Il l’installe pour ça à Avignon. Jean Choquet garde le vélo de Jean Moulin : quand Jean Moulin arrive à Lyon par le train, c’est Jean qui lui amène son vélo pour qu’il puisse rayonner dans le secteur en toute discrétion. Il restera au service de Moulin jusqu'à la fin. Comme Jeanne", révèle Sylviane Schwal.

Entre-temps, l'ancien préfet aura rejoint le général de Gaulle à Londres le 25 octobre 1941. À sa demande, il aura unifié les principaux mouvements de résistance en créant le Conseil national de la Résistance en mai 1943 dont il sera le premier président.

Jeanne Boullen s'est, elle, mariée en 1942 à un jeune poète juif autrichien, "au nez et à la barbe des Boches", avec la complicité d'un greffier du tribunal de Marseille. Elle donne naissance à son premier fils, Samuel, qu'elle ira cacher à Ailly-sur-Somme, auprès de la directrice de la crèche communale, Alice Rosenthiel.

Déportations et fins tragiques

La fin, c'est le 21 juin 1943. Jean Moulin est arrêté à Caluire-et-Cuire par la Gestapo lyonnaise de Klaus Barbie. Selon ses faux papiers, il s'appelle Jacques Martel. Il est né à Picquigny. Dans la Somme.

Une fois sa véritable identité démasquée, il sera quotidiennement torturé par le boucher de Lyon en personne, sans jamais révéler une quelconque information sur le réseau français de résistance.

Officiellement, Jean Moulin meurt de ses blessures le 8 juillet 1943, en gare de Metz, dans le train Paris/Berlin. Son corps est rapatrié à Paris et incinéré. Ses cendres sont inhumées au cimetière du Père Lachaise. En 1945, sa famille les fait déplacer dans le carré de la résistance du cimetière avant qu'elles n'entrent au Panthéon en 1964.

Jeanne Boullen suit son mari en Israël en 1947 pour revenir trois ans plus tard avec son deuxième fils. Infirmière libérale tirant le diable par la queue, elle meurt à Créteil à 63 ans en 1971, soutenue financièrement par Laure, la sœur de Jean Moulin, reconnaissante "des prouesses clandestines" de cette amie inconnue du grand résistant.

Antonin Mans est arrêté le 12 novembre 1943 par la Gestapo à Amiens. Incarcéré à la prison de la ville puis à Compiègne, il est déporté dans les camps de Neuengamme, Woebbelin et Fallersleben. Après la guerre, il reprend ses activités de médecin au sein de l'administration de la santé publique où il travaille notamment sur les pathologies de la déportation. Il meurt à Paris en 1985.

Jean Choquet connaîtra, lui, un destin plus horrible et funeste. Il est arrêté une première fois par Klaus Barbie le 22 avril 1944. Il s'évade mais est rapidement repris. Le 29 juin, il est déporté à Dachau puis à Buckenwald où il est enfermé dans une cage si petite qu'il ne peut pas se tenir debout. Il est libéré à la fin de la guerre mais il est hospitalisé suite au "régime spécial" que lui ont fait subir les SS. Il meurt dans un hôpital de la Forêt Noire le 6 octobre 1945. "On dit qu'il a passé tellement de temps dans cette cage que son corps était resté recroquevillé sur lui-même, même une fois libéré. Et qu'il est mort dans cette position", souffle Sylviane Schwal. Son corps, d'abord inhumé à Brunstatt, est rapatrié dans le cimetière communal de Picquigny en 1948 où il est depuis enterré.

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