Alors que la forêt est le premier puits de carbone de notre pays, en dix ans, sa capacité à absorber le CO2 a été divisée par deux. Les forêts des Hauts-de-France, du Grand Est et de la Corse sont même devenues émettrices de CO2. Un phénomène qui s'explique par plusieurs facteurs liés au dérèglement climatique et à la gestion forestière, selon un chercheur.
Les forêts constituent le premier puits de carbone de la France. Grâce à la photosynthèse, les arbres absorbent et stockent le CO2 émis par les activités humaines. Une fonction essentielle, aujourd'hui menacée. En 2021, les forêts ont absorbé seulement 31,2 millions de tonnes de CO2, soit 7,5 % des émissions nationales.
Entre 2010 et 2020, la capacité de stockage du CO2 de nos forêts a ainsi été divisée par deux, selon un rapport publié le 5 juin 2023 par le centre interprofessionnel technique d'études de la pollution atmosphérique (Citepa). La capacité de stockage du CO2 par les prairies françaises, deuxième puits de carbone du territoire, est également en baisse depuis 2010. Des chiffres inquiétants alors que la France compte en partie sur les forêts pour atteindre la neutralité carbone en 2050.
Sécheresses, incendies, tempêtes, multiplication des insectes ravageurs et des maladies expliquent cette diminution. Des phénomènes qui vont devenir de plus en plus fréquents dans les années à venir en raison du dérèglement climatique. Paradoxalement, la superficie des forêts s'accroit en France (+0,7 % par an depuis 1985 selon l'IGN). Mais en dix ans, la mortalité des arbres a augmenté de 54 %, leur croissance a diminué de 10 %, et la récolte du bois s'est accentuée.
En compilant les travaux du chercheur spécialiste du cycle du carbone Philippe Ciais, les données du Citepa, celles de l’institut national de l’information géographique et forestière (IGN), et les observations satellitaires, le journal Le Monde a établi une carte de l'évolution des émissions de carbone des forêts françaises entre 2010 et 2020. Elle révèle que les forêts des Hauts-de-France, du Grand Est et de la Corse émettent plus de CO2 qu'elles n'en stockent.
Des forêts plus fragmentées et plus fragiles
Les causes de l'émission de CO2 par les forêts des Hauts-de-France sont "multifactorielles", selon Jonathan Lenoir, chargé de recherche CNRS en écologie et biostatistiques à l'université de Picardie Jules Verne (UPJV) et spécialiste des impacts des changements climatiques sur les écosystèmes forestiers. "Les forêts continuent de stocker du CO2, mais moins rapidement qu'il y a 10 ou 20 ans. Et cela est lié au réchauffement climatique et à la gestion forestière", observe-t-il.
Les Hauts-de-France font partie des régions les moins boisées de France. Seulement 15 % du territoire des Hauts-de-France est couvert par la forêt, selon les données des campagnes d'inventaire forestier menées entre 2017 et 2021 par l'IGN. Et 75 % de ces forêts sont privées. "À part Compiègne, Mormal, et Crécy, il n'y a pas beaucoup de grosses forêts, mais surtout des petits bois privés, des forêts plus fragmentées et donc plus fragiles. Sur des gros massifs, on retrouve un effet de protection entre les arbres alors que les petits massifs sont plus sensibles aux changements de température", appuie le chercheur.
Les années 2018, 2019 et 2020 ont été marquées par une sécheresse exceptionnelle et longue. En 2020, l'office national des forêts (ONF), qui gère les forêts publiques, estimait que, depuis 2018, 300 000 hectares de forêts publiques françaises subissaient des dépérissements importants et un taux de mortalité inédit. Et que sur les 35 000 hectares de forêts publiques de l'Oise par exemple, 10 000 étaient touchés par les dépérissements.
Trop de prélèvements de bois et de biomasse
La sécheresse n'est pas la seule responsable du manque d'eau dans les écosystèmes forestiers. Ce déficit est aussi lié à une tendance à trop couper dans certaines zones, et à prélever trop de biomasse, selon Jonathan Lenoir. "Moins de végétation, moins de biomasse, c'est moins de transpiration et donc moins d'eau qui retourne dans les sols", explique le chercheur.
D'après les chiffres de la direction régionale de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (Draaf), les Hauts-de-France se classent 7e en termes de récolte du bois avec 1,3 million de m3 de bois prélevés en 2018 dont 49 % de bois énergie, 38 % de bois d'œuvre et 13 % de bois industrie. Le carbone peut ainsi être stocké, pour la durée de vie du produit, dans le bois utilisé pour des charpentes, des parquets ou de l'ameublement.
La sylviculture [activité d'entretien des forêts en vue de leur exploitation commerciale, ndlr] est de plus en plus dynamique depuis quelques décennies. Cela peut s'expliquer par une peur de perdre son capital sur pied en raison des dégâts liés aux événements climatiques extrêmes, ce qui a peut-être contribué au fait de prélever davantage de bois que par le passé.
Jonathan Lenoir, chargé de recherche CNRS en écologie et biostatistiques
L'ONF assure de son côté qu'en forêt domaniale, bien qu’il y ait des dépérissements, "il n’y a pas de hausse de prélèvements et nous ne prélevons jamais plus que la capacité de la forêt à se renouveler."
La tendance à couper les plus vieux arbres
Au-delà du volume coupé, Jonathan Lenoir souligne l'importance de choisir ce que l'on coupe. Et dénonce la tendance qui consiste à couper les plus vieux arbres, qui sont en réalité encore adolescents. "Longtemps, l'idée dominante était que les plus vieux arbres étaient moins capables de stocker du CO2 que les plus jeunes. Mais cette théorie n'est pas vérifiée", pointe le chercheur. "L'âge médian des arbres français diminue. La gestion forestière a tendance à écrêter la pyramide des âges des forêts", appuie-t-il. Le chêne, essence principale des forêts des Hauts-de-France, peut ainsi vivre plusieurs siècles, voire un millénaire.
Un chêne de 100 ans est un adolescent. Il peut encore stocker du carbone pendant des siècles. Mais, par peur de les voir dépérir à cause du changement climatique, on les coupe jeunes.
Jonathan Lenoir, chargé de recherche CNRS en écologie et biostatistiques
Or, en contexte de sécheresse, il faut non seulement éviter de couper trop d'arbres, mais aussi "garder sur pied les plus âgés, car ils sont plus résistants, tandis que les plus jeunes arrêtent toute activité", souligne le chercheur. Ne pas couper uniquement les arbres plus âgés est ainsi nécessaire pour "garder un environnement variable où les plus vieux, résistants, sont mélangés à des plus jeunes, qui prennent ensuite le relais."
Insectes et maladies
Les forêts des Hauts-de-France sont composées à 96 % de feuillus. Après le chêne pédonculé, le hêtre est la deuxième essence principale des forêts de la région, suivi du frêne.
En forêt de Compiègne, notamment en 2016, le hanneton forestier a causé de gros dégâts sur le hêtre. "Les larves se développent pendant plusieurs années dans le sol, et rongent les racines. Cela a des conséquences sur la croissance des arbres. Et c'est un phénomène concomitant au réchauffement climatique", fait remarquer Jonathan Lenoir.
Le frêne a, quant à lui, été très touché par la chalarose du frêne, un champignon arrivé d'Asie par conteneur, et qui est apparu pour la première fois en France en 2008. "La chalarose entraîne des mortalités importantes chez le frêne. L'arbre perd ses feuilles, ne peut plus faire de photosynthèse et meurt", détaille Jonathan Lenoir. Dans son plus récent bilan sur la santé des forêts dans les Hauts-de-France, en 2021, le ministère de l'Agriculture notait que la chalarose du frêne avait eu un impact très fort sur les forêts en 2016, 2017 et 2018 et un impact modéré les trois années suivantes.
Or, les arbres morts émettent du CO2. La mortalité des arbres fait que les forêts se retrouvent aussi avec moins d'arbres pour transpirer de l'eau dans les sols. Le cycle de l'eau n'est donc pas entretenu. Or l'eau est nécessaire pour la photosynthèse et donc pour stocker le CO2.
L'impact du tassement des sols
Un autre facteur peut expliquer le fait que les forêts des Hauts-de-France rejettent du CO2 dans l'atmosphère. Il y a encore 20 ans, les bucherons allaient couper des arbres à la tronçonneuse. Aujourd'hui, les forêts sont mécanisées, des débardeurs entrent dans les forêts et tassent les sols. "Le fait de mécaniser les forêts a amélioré les conditions de travail des travailleurs forestiers, et heureusement. Mais il ne faut pas négliger les conséquences de l'usage de ces engins. Ils peuvent abimer les sols et donc influer sur la capacité des forêts à stocker du CO2", explique Jonathan Lenoir.
Si le sol est tassé, cela modifie le fonctionnement des microorganismes du sol, des insectes et la capacité d'infiltration de l'eau. Les arbres ne peuvent pas transpirer. Plus c'est sec, plus l'environnement devient sec, et ça s'emballe très vite.
Jonathan Lenoir, chargé de recherche CNRS en écologie et biostatistiques
L'influence du tassement des sols sur la capacité des arbres à stocker du CO2 "aurait pu être anticipée, mais on ne connaît pas encore les impacts à long terme ni le rapport exact entre les deux. Peu de scientifiques travaillent dessus. Ce qu'on voit maintenant est peut-être le résultat de ce qu'on a fait il y a 20 ou 30 ans. En forêt, tout se passe lentement", note Jonathan Lenoir.
"Diversifier les systèmes en espèces et en classes d'âge"
Des solutions pour endiguer le phénomène existent. Leur mise en œuvre dépend essentiellement d'une volonté politique forte et de la mise en place rapide de mesures concrètes. Selon Jonathan Lenoir, il faudrait "arrêter de prélever autant de vieux arbres" et donc "revoir les plages d'exploitabilité des essences", qui dépendent de la durée de vie des arbres.
Selon le chercheur, il est aussi nécessaire de réfléchir à limiter les risques d'espèces exotiques envahissantes, et pour cela "diversifier les systèmes en espèces et en classes d'âge afin de favoriser leur résistance et leur résilience aux pathogènes". Mais il ne faut pas aller trop vite, prévient-il. "Il serait dommage de remplacer des forêts de feuillus par des conifères plus économes en eau. Car si on met des conifères, qui transpirent moins d'eau, on a moins d'eau qui revient par précipitations, donc il faut repenser le cycle de l'eau", observe-t-il.
L'ONF explique avoir "une vision à long terme" de la forêt. "Aujourd’hui, lorsque nous plantons, nous misons sur des essences mélangées et avons une vision 'mosaïque' de la forêt afin de la rendre plus résiliente dans les années à venir. Dans cette vision, il n’y a pas de remplacement des feuillus par des résineux", illustre l'acteur de la filière forêt-bois.
"Il ne suffit pas de planter"
Réfléchir à la gestion de l'exploitation des forêts, afin de prendre davantage soin des sols forestiers, fait aussi partie des actions à mener, selon Jonathan Lenoir. Tout comme penser à l'aménagement du territoire. "Cela fait intervenir des échelles très larges. Il faut avoir une vision systémique de tout ça", estime le scientifique.
En 2022, Emmanuel Macron a annoncé vouloir planter "un milliard d'arbres" d'ici 10 ans. "Comment ? Où ? Il ne suffit pas de planter, il faut s'assurer de l'implantation des arbres et de l'entretien des forêts pour faire de la compensation carbone", pointe Jonathan Lenoir. Quant aux solutions technologiques comme les puits de carbone artificiels, "on ne peut pas miser uniquement là-dessus" estime le chercheur.
Nous avons des solutions plus simples, moins couteuses qu'on ne met pas en place. Il faut revenir à la gestion de nos écosystèmes et s'assurer de leur bonne santé.
Jonathan Lenoir, chargé de recherche CNRS en écologie et biostatistiques
À l'échelle mondiale, les forêts sont certes le deuxième puits de carbone après les océans, mais en raison de la déforestation et des évènements extrêmes (feux de forêts, ouragans), leur capacité à stocker le CO2 est mise à mal. Un rapport, publié notamment par l'Unesco en 2021, a mis en lumière le fait que 10 aires forestières dans le monde émettent plus de CO2 qu'elles n'en absorbent. Une étude de la revue Nature datée de 2021 montrait également que la partie brésilienne de la forêt amazonienne était désormais émettrice de carbone.