L'histoire du dimanche - En août 1955, une jeune touriste britannique, Janet Marshall, est retrouvée morte entre Belloy-sur-Somme et La Chaussée-Tirancourt. Le meurtrier sera confondu grâce à une nouvelle technique d'investigations aujourd'hui largement utilisée : le portrait-robot.
C’est une affaire de meurtre comme la police française en a beaucoup connu. Mais l’affaire Janet Marshall reste dans les annales pour être celle qui popularisa l’utilisation du portrait-robot, propulsant ainsi les enquêtes judiciaires dans une modernité jamais atteinte depuis Antoine Bertillon, père de la police scientifique.
Le 28 août 1955, des enfants découvrent le corps à moitié dénudé d’une jeune touriste britannique dans un bosquet du Chemin des Bruas, entre Belloy-sur-Somme et La Chaussée-Tirancourt.
À quelques mètres, une bicyclette abandonnée identifiée comme étant celle de Janet Marshall. La jeune femme a été étranglée et frappée à la tête. Elle allait avoir 30 ans et terminait un périple à vélo à travers la France. L’institutrice de Nottingham se rendait au Touquet où elle devrait prendre l’avion pour rentrer chez elle.
Une affaire sensible
Rapidement, l’affaire passionne les foules tout comme la presse française et britannique. Le contexte n’y est pas pour rien : un an plus tôt, Gaston Dominici a été condamné à mort pour les meurtres des Drummond, un couple de Britanniques et leur petite fille également originaires de Nottingham.
L’affaire Marshall est donc hypersensible. Au point que trois commissaires de la police judiciaire de Lille en sont chargés. Journalistes et enquêteurs s’installent à La Chaussée-Tirancourt où un climat de suspicion commence à régner.
Car les battues et les interrogatoires ne donnent rien. Au bout de plusieurs mois, l’enquête n’a pas avancé.
Chabot fait alors appel à un jeune loup, l’inspecteur Henri Van Assche. Il n’a que 35 ans à l’époque, mais déjà une belle liste de succès judiciaire qui lui vaut le surnom de Maigret du Nord.
Tandis que ses collègues se focalisent sur le mobile du meurtre de Janet Marshall, Van Assche se concentre sur les faits et les (maigres) indices. Il interroge à nouveau tous les habitants des communes concernées.
Mais ça ne donne rien. La seule certitude que Van Assche retire de tous ces entretiens, c’est que le suspect n’est pas quelqu’un du coin. Que c’est un vagabond qui vit du braconnage, Janet Marshall ayant été étranglée avec un collet.
Une description orale difficilement diffusable
Un témoignage attire cependant son attention : celui de la factrice. Elle dit avoir croisé, plusieurs fois les jours précédant la mort de la touriste anglaise alors qu’elle était à vélo, un homme qui lui avait fait peur. "Il avait une sale tête, il était buriné et surtout sa main, sa main estropiée", racontait Henri Van Assche en 2011 dans le documentaire 50 ans de faits divers : l’affaire Janet Marschall diffusé sur France 5 repris ensuite en podcast.
Grâce à d’autres témoins, une description de l’homme se précise : il n’est pas de la région, porte un béret, une longue veste et un pantalon sombres. Et il est marqué par une amputation visible : il lui manque trois doigts à la main gauche. Mais ce signalement oral n’est pas aisé à diffuser auprès des policiers.
Le commissaire Chabot a alors une idée qui marquera l’histoire de la police scientifique. "Chabot a dit : 'il faut que je fasse venir l’inspecteur Paris dans mon bureau'", expliquait Van Assche en 2011. C’était le chef du service anthropométrique et photographique. 'Je vais le convoquer', a dit Chabot. 'Il a des centaines de photos. Il faut qu’il me sorte des photos de visages burinés, de paysans'. Et l’idée lui vient de découper. Lui appelait ça le puzzle, la photo-puzzle."
Une idée inspirée d'un jeu de société
Une technique similaire avait déjà été utilisée avec succès trois ans plus tôt dans une affaire de meurtre à Lyon où Chabot était le chef du service régional de la police judiciaire (SRPJ). Elle consistait à reconstituer un visage en découpant chaque élément venant d’autres photos et non pas des bandes. Fastidieuse, cette façon de faire n’avait pas eu grand écho.
Pour sa photo-puzzle, Chabot Il s’inspire d’un jeu de société en vogue à l’époque, le jeu des photos-robots, inventé en 1950 par un ingénieur d’Étaples-sur-Mer, Roger Dambron, pour distraire ses enfants pendant les vacances. Ce jeu consiste à créer des visages à partir de bandes horizontales interchangeables isolant la chevelure, les yeux, le nez et la bouche. La première version était basée sur les photographies d’habitants d’Étaples. Une fois le jeu commercialisé, Roger Dambron remplace les photos d’anonymes par celles de stars de l’époque comme Annie Cordy, Luis Mariano ou Line Renaud. Il recevra d'ailleurs la médaille de bronze au Concours Lépine de 1952 pour son invention.
"Il y avait ce côté fait divers moderne. (...) C’est la première fois que ça se faisait".
Jacques Béal, journaliste au Courrier picard50 ans de faits divers : l'affaire Janet Marshall (France 5 - 2011)
La photo-puzzle ainsi réalisée pour retrouver le suspect du meurtre de Janet Marschall est diffusée à toute la presse et à toutes les forces de police. Jacques Béal, journaliste au Courrier picard, décrivait dans le même documentaire l’impact que la publication de cette photo avait eu : "Il y avait ce côté fait divers moderne. La publication de cette photo-robot a été importante. Elle a été diffusée partout et c’est la première fois que ça se faisait". En effet, jusqu’alors, la police se contentait de la technique du "portrait parlé" ou "signalement descriptif". Les enquêteurs avaient également à leur disposition celle du signalement anthropométrique, créée par Antoine Bertillon à la fin du 19e siècle.
Une nouveauté qui provoque le scepticisme
L’inspecteur Van Assche diffuse le portrait obtenu avec la méthode Chabot dans les commissariats, espérant qu’un policier y reconnaîtra quelqu’un. La presse le publie également très largement dès le 19 décembre 1955.
Mais la nouveauté de la photo-robot, devenue le "portrait Chabot", ne convainc pas les protagonistes de l’affaire Marschall. Les parents de Jean Leclerc tenaient le café de la place à la Chaussée-Tirancour, devenu le QG de la PJ de Lille le temps de l’enquête. En 2011, il témoigne de la réaction des habitants face à cette nouvelle technique : "personne ne croyait que ça aurait pu aboutir à quelque chose parce que c’était quelque chose de nouveau, dont on n’avait jamais entendu parler. Les gens disaient 'c’est du cinéma, c’est de la fantaisie'".
Ça a permis d’alléger un peu l’atmosphère. Parce que c’était quand même très tendu".
Jean Leclerc, habitant de La Chaussée-TirancourtDocumentaire 50 ans de faits divers : l'affaire Janet Marshall (France 5 - 2011)
L’utilisation de la photo-robot aura pourtant un effet inattendu : "il y avait une forme de suspicion qui s’établissait entre les uns et les autres, se souvenait Jacques Béal. Cette photo a apporté un soulagement. On se disait qu’on ne ressemblait pas à ce que la presse présentait."
"Les gens se disaient que personne dans la famille ne ressemblait de près ou de loin à ce portrait, confirmait Jean Leclerc à France 5. Ça a permis d’alléger un peu l’atmosphère. Parce que c’était quand même très tendu."
Le 27 décembre 1955, c’est un collègue de Gagny, en banlieue parisienne, qui l’appelle : quelques jours avant le meurtre de Janet Marshall, un automobiliste est venu déclarer un accident avec un cyclomotoriste qui s’est alors enfui et auquel il manquait trois doigts à la main gauche. Le cyclomoteur portait par ailleurs une plaque au nom de Robert Avril.
Fin de la traque
Pensant qu’il s’agit d’un faux nom, l’inspecteur lillois vérifie néanmoins si cet homme a un casier judiciaire. Effectivement : Robert Avril a été condamné à 10 ans de travaux forcés pour quatre viols perpétrés pendant la guerre. Mais ce qui a conforté Van Assche dans le fait qu’il tenait enfin celui qu’il traque depuis des mois, ce sont les photos d’identification de Robert Avril qui accompagnent le casier judiciaire : leur ressemblance est saisissante avec la photo-puzzle.
Robert Avril est arrêté chez sa sœur à Suzy-en-Brie le 6 janvier 1956. C'est le 17e suspect interpellé depuis le meurtre de Janet Marshall. Des effets personnels de Janet Marshall sont retrouvés dans la chambre d’Avril qui avoue le vol, mais pas le meurtre. Cinq jours plus tard, il reconnaît avoir étranglé la jeune Anglaise. Le mobile : elle avait refusé ses avances.
Jugé en 1958, il est condamné à perpétuité. Bénéficiant d'une grâce présidentielle qui commue sa peine à perpétuité en 20 ans de réclusion criminelle, Robert Avril sera libéré en 1971 par le jeu des remises de peine. Il meurt en octobre 1994, fauché par une voiture alors qu'il circule à mobylette.
Une technique perfectionnée par le FBI
En 1968, le FBI s’intéresse à ce "portrait Chabot" également appelé "système Paris" et va le moderniser en créant une mallette transportable d’échantillons photographiques. Cet "identity kit" est composé de plus de 40 000 photographies figurant tous les types humains. Les différentes parties du visage – le front et les cheveux, les yeux et le nez et enfin le menton et la bouche - sont compilées sur des feuilles transparentes, au nombre de 500 dans chaque mallette.
Des accessoires, lunettes, moustache, barbe, chapeau, peuvent également être ajoutés. Ainsi améliorée, la technique revient en France et le portrait Chabot/système Paris sera désormais appelé le portrait-robot. La méthode sera dès lors modernisée au gré des évolutions technologiques.
Janet Marschall est enterrée dans le cimetière de la Chaussée-Tirancourt. Sur sa stèle, il était indiqué qu’elle était morte non pas en août, mais en avril 1955, comme le nom de son meurtrier. Il faudra attendre 2015 pour que cette erreur soit corrigée.