Le berger picard est un chien peu connu. Entre deux guerres mondiales et de nombreuses vicissitudes pour le faire reconnaître officiellement comme race, il doit sa survie à une poignée d'éleveurs, amoureux de ce chien attachant et discret.
C'est l'histoire d'une race de chien méconnue. Même dans la région qui l'a vu naître. C'est l'histoire d'une race confidentielle et discrète qui ne compte qu'un peu plus de 200 naissances par an. Une race de chien qui a bien failli disparaître après chacune des deux guerres mondiales, victime des privations inhérentes aux conflits armés. Mais pas que...
Le berger picard, car c'est de lui dont il s'agit, est pourtant le premier chien de berger identifié dans l'histoire de France. C'est même probablement le plus ancien chien de berger connu : dans nombre de tableaux et gravures du Moyen-Âge, on trouve la représentation d'un canidé qui lui ressemble énormément. Il aurait pour ancêtres des chiens amenés par les Celtes lors de leurs invasions du nord de la France aux environs du 9e siècle avant notre ère. Mais il faudra pourtant attendre 1925 pour que le berger picard soit reconnu officiellement comme une race canine propre.
Le 19e siècle, le début du chemin de croix
Le berceau de cette race est localisé dans le nord de la Somme. Mais elle est présente dans tous les actuels Hauts-de-France et même en Belgique. "Parfois, le berger picard gardait les troupeaux de vaches mais surtout ceux de moutons et de chèvres, raconte Louisette Beauvisage, éleveuse de bergers picards à Conty. Certains le font encore aujourd'hui." À la bergerie nationale de Rambouillet, on trouve un tableau du 19e siècle représentant un berger accompagné d’un chien qui ressemble en bien des aspects au berger picard d’aujourd’hui.
Car au 19e siècle, ce chien est à la mode. Un peu. Pas trop. Mais suffisamment pour qu'on en trouve mention dans la presse cynophile de l'époque et que des passionnés s'échinent à le faire reconnaître comme race. Des sélections des individus les plus représentatifs sont même déjà opérées. En 1863, les premiers bergers picards sont présentés lors de l'exposition canine organisée dans le cadre de l'Exposition universelle à Paris. "Ils ont été présentés avec des beaucerons et des bergers briards", explique Alain Grange, président du club des amis du berger picard situé en Dordogne. "Quand on parle des beaucerons, on dit les cousins ! Avant, le berger picard ressemblait beaucoup au beauceron, détaille Louisette Beauvisage. Il avait le même gabarit, les mêmes couleurs noir et feu. Et c'est pour ça qu'il y a des bergers picards noirs".
Noir, feu et blanc, c'est la robe du berger picard que Jean-Pierre Mégnin, vétérinaire et précurseur de la cynologie, mentionne dans le tome 4 Le chien et ses races en 1898 : "Dans notre conférence sur Les chiens de berger publiée en 1893 dans la Revue des sciences naturelles appliquées, (...) nous avions raison d'employer l'expression au moins 4 races de chiens de berger. Car nous avons acquis depuis la preuve que nous avons encore au moins deux races de plus : une race picarde et une race ardennaise." Et de décrire le chien en question :
Cette reconnaissance par Jean-Pierre Mégnin de l'existence de caractéristiques spécifiques au berger picard pousse les propriétaires à présenter leurs chiens dans des expositions canines. Ainsi, en 1899, l'exposition canine d'Amiens en voit une quinzaine inscrits. Mais le président du club des chiens de berger qui juge le concours refuse de faire concourir les bergers picards.
En voie d'extinction après la Première Guerre mondiale
La guerre 14-18 va mettre à mal la population des bergers picards : la race se raréfie sous les effets des pénuries alimentaires engendrées par le conflit. Avant de nourrir les chiens, il faut nourrir les hommes. Les chiens de berger sont par ailleurs utilisés comme auxiliaires militaires. Le berger picard ne fait pas exception : chargés de signaler par des grognements la présence de l'ennemi, ils servent aussi de chiens de liaison et portent des ordres de tranchées en tranchées entre la ligne de front et les postes de commandement. En 1915, dans un reportage écrit et photo publié dans le journal Le Flambeau, Turco et sa maîtresse Lily Claude, tous vêtus de l’emblème de la Croix rouge, montreront aux Français comment un berger picard retrouve des soldats blessés dans une forêt.
Chiens de patrouille, chien d’attaque ou encore de trait, de nombreux bergers picards mourront sous les bombardements et la mitraille. D’autres seront purement et simplement éliminés par l’ennemi pour ne pas faire concurrence aux races canines germaniques comme le berger allemand. Le berger allemand dont la race sera en partie reconstituée avec les plus beaux spécimens de bergers picards, réquisitionnés par les Allemands comme c'est mentionné dans cet article du journal L'Éleveur, "journal illustré de biologie appliquée, de chasse d'acclimatation et de médecine comparée aux animaux utiles" :
La population de bergers picards sort exsangue de la Grande Guerre. Mais il reste suffisamment d’individus pour faire repartir les lignées. À l’exposition canine de Lille, "en 1920, les premiers standards du berger picard sont élaborés par Paul Mégnin qui était éleveur et juge de concours [le fils de Jean-Pierre Mégnin, ndlr], explique Alain Grange. En 1925, la race du berger picard est officiellement reconnue" par la Société centrale canine et le tout puissant Club du chien français. Mais même si plusieurs élevages voient le jour après cette reconnaissance officielle, le berger picard reste un chien confidentiel, cantonné à sa région patronymique.
Le chien des résistants du nord de la France
Vient la Seconde Guerre mondiale et une nouvelle période sombre pour ces chiens : les restrictions alimentaires auront raison de la plupart des bergers picards du nord de la France mais pas seulement. "Ils étaient utilisés par la Résistance, explique Louisette Beauvisage. La Résistance leur faisait passer des messages ou du matériel. Parfois, les bergers picards faisaient passer des armes et même des explosifs. Et puis encore une fois, les Allemands n’ont voulu garder que leurs races de chiens. Ils ont fait avec les bêtes ce qu’ils ont fait avec les hommes".
"Après la Seconde Guerre mondiale, il ne restait que très peu de bergers picards. Pas plus d’une dizaine en France. Des chiens que les agriculteurs avaient cachés pour qu’ils ne soient pas abattus par les soldats ennemis", confirme Alain Grange. Le berger picard est encore une fois en voie d’extinction. Pour faire repartir la race, il faut multiplier les naissances.
La lente reconstitution de la race
Mais le peu de chiens pose problème. "Il y avait beaucoup de consanguinité. Donc on a commencé à croiser les bergers picards qui restaient avec des bouviers des Flandres, précise Louisette Beauvisage. Ça a donné la race actuelle". Le standard du berger picard change alors. Notamment dans la couleur des robes : en 1930, les couleurs reconnues étaient le noir, le gris, le fauve et quelques taches blanches. Les chiens d’après-guerre sont désormais plus clairs : le beige apparaît et le fauve domine.
"La première portée de bergers picards inscrite au livre des origines français (LOF) est née le 15 avril 1953, commente Alain Grange. Et en 1964, un nouveau standard de la race est défini et reconnu par la Société centrale canine". L’existence officielle du berger picard s’affirme un peu plus avec la création en 1955 du Club des amis du berger picard (club qui sera reconnu par la SCC en 1959 et définitivement affilié au ministère de l’Agriculture en 1974) par Robert Montenot, cynophile reconnu. Un club qui existe toujours aujourd'hui.
On pourrait croire la carrière du berger picard lancée. Mais non. La race reste discrète et peu connue. "C’est un chien rustique. Son aspect bourru et sa réputation d’antan aussi peut-être n’aide pas le berger picard, avoue Alain Grange. Avant, ce n’était pas des chiens faciles. C’était des chiens de ferme, avec beaucoup de caractère. Pas méchants mais avec un gros caractère. J’ai connu une éleveuse qui fournissait l’armée française en chiens pour toute sorte d’utilisation parce que ce sont des chiens polyvalents. Mais ce ne sont pas des chiens agressifs. Ils sont juste méfiants avec les étrangers".
Pour Louisette Beauvisage, c’est le physique du berger picard qui fait douter de potentiels propriétaires : "dans la tête des gens, un chiot, c’est une grosse boule de poil. Et le chiot berger picard, ce n’est pas ça du tout ! Il a un poil sec mais pas trop ! Il ne sait pas encore bien tenir ses oreilles droites. Il a l’air un peu bancal ! Quand j’ai des naissances, les gens qui viennent les voir me demandent si je suis sûre que ce ne sont pas des bâtards ! Ou alors ils me disent que les chiots ressemblent au clochard de La belle et le clochard !"
Une injustice en somme pour un chien très apprécié par ceux qui se laissent tenter. "Ce n’est pas une race exubérante. Le berger picard n’aboie quasiment pas. Il ne mord pas et est très gentil avec les enfants. Il est aussi très attaché à ses maîtres", conclut l’éleveuse. Et s’il est peu connu en France, le berger picard a pourtant beaucoup voyagé : de la Picardie, sa région d’origine, il a su s’exporter dans le monde entier. On trouve ce digne représentant de la Picardie en Pologne, au Canada ou encore au Brésil !