Depuis dimanche 15 décembre 2024, certaines lignes de TER au départ de la gare d'Amiens sont opérées par une nouvelle filiale privée de la SNCF. Une évolution qui se fait dans le cadre de l'ouverture du rail à la concurrence. Les cheminots de cette structure étaient en grève pour dénoncer une dégradation de leurs conditions de travail et des risques sécuritaires.
Ce mardi 17 décembre, seuls deux TER sur cinq circulaient au départ d'Amiens. Un mouvement de grève qui a commencé dimanche 15 décembre pour dénoncer la privatisation de "l'Étoile d'Amiens", un ensemble de lignes de TER ouvertes à la concurrence et désormais opérées par une filiale privée de la SNCF. Au détriment de la sécurité des voyageurs et des conditions de travail des cheminots, d'après les syndicats de la SNCF.
En cause, les nouvelles fiches de poste où figurent des obligations supplémentaires, notamment pour les conducteurs de train qui devraient effectuer une manœuvre d'aiguillage. Si la grève s'est arrêtée en fin d'après-midi, les revendications perdurent, les négociations commencent et les syndicats n'excluent pas de reprendre le mouvement en début d'année 2025, si nécessaire.
"On n'est pas à l'abri d'un accident"
Pour entrer et sortir de leur voie en gare d'Amiens, les conducteurs devraient descendre du train et manœuvrer l'aiguille pour orienter leur rame vers la voie dans laquelle elle peut circuler. Pour l'heure, cette manœuvre est effectuée par les "remiseurs dégareurs", des agents spécialisés dans la manœuvre des rames aux moments où elles ne transportent pas de voyageurs.
"On n'est pas à l'abri d'un accident, d'une faute de sécurité où ça va entraîner un déraillement de train, redoute Éric Espinouse, conducteur de trains affecté à la nouvelle filiale privée. On rajoute une charge mentale supplémentaire aux conducteurs, ce n'est pas possible. On a déjà la sécurité des voyageurs, de circulation avec l'autorisation de mise en mouvement. Rajouter la charge des aiguilles, c'est créer un risque de sécurité supplémentaire. À la vue des journées, des amplitudes de plus en plus longues, c'est impossible."
Pour le conducteur de train, cette privatisation des lignes de TER s'est accompagnée d'un changement d'emploi du temps : il fait le même nombre d'heures, mais sur des plages horaires plus étendues. "Le quotidien est plus difficile à vivre, on passe plus de temps au travail, moins avec la famille", déplore-t-il. La nouvelle direction avait initialement d'autres demandes que les syndicats ont réussi à écarter, notamment faire faire le plein de gazole du train aux conducteurs. "Juste avec des gants et des lunettes, ensuite, on aurait dû continuer la journée de travail comme ça, en sentant le carburant", souligne Éric Espinouse.
Cette exigence a donc été abandonnée, Éric Espinouse espère qu'il en sera maintenant de même avec la manœuvre de l'aiguille. Il souligne que cette manœuvre est très physique et demande de sortir du train. Les employés qui l'assurent sont équipés et entraînés, pas les conducteurs.
Trois jours de grève
Lui et ses collègues ont donc mené une grève jusqu'à la soirée du 17 décembre, avec le soutien de plusieurs syndicats du rail, dont la CGT. "Ce que l'on demande au groupe SNCF, c'est de garantir les droits des cheminots et de protéger ses salariés avec les mêmes garanties que ce que l'on connaît aujourd'hui, expose Angélina Darras, secrétaire générale du secteur fédéral CGT des cheminots picards. On refuse de voir nos conditions de travail se dégrader. L'ouverture à la concurrence est une décision politique, pour autant, il faut qu'elle soit utile aux usagers, mais pas au détriment des cheminots. On estime que l'ouverture à la concurrence n'est bonne pour personne."
La nouvelle filiale SNCF promet pourtant, grâce à cette privatisation, moins de retards et plus de trains. Si la fréquence de certaines lignes doit en effet être augmentée, pour les retards, Angélina Darras est sceptique. "On voudrait tous faire circuler les trains à l'heure et ne pas avoir de suppressions, mais c'est dû à un manque de moyens, de personnel, d'investissement dans les infrastructures", souligne la syndicaliste. Et d'après elle, la privatisation ne changera rien à ce manque de moyens : "l'ouverture à la concurrence implique forcément des restrictions de coûts. Ces coûts, c'est sur le dos des cheminots et de leurs conditions de travail."
La syndicaliste partage les craintes de son collègue conducteur. "On accumule des tâches qui n'étaient pas les nôtres au départ, car on a des métiers très spécifiques. Aujourd'hui ces conditions dégradées pour tout me monde mettent en péril la sécurité. On ne veut faire peur à personne, mais on alerte, en disant que la sécurité des usagers et des agents doit être la priorité", prévient Angélina Darras.
Quand la SNCF concurrence la SNCF
Même pour un public averti, l'évolution est un peu compliquée à comprendre. Depuis décembre 2020, le transport de voyageurs sur le réseau de rail français est ouvert à la concurrence. Avant cela, ce fut le cas pour le fret et les liaisons internationales. Cette nouvelle évolution concerne les longues distances, les lignes grandes vitesse, mais aussi les liaisons moyenne distance comme les TER.
C'est la région Hauts-de-France qui finance et organise l'offre de TER, mais c'est la SNCF Voyageurs qui est chargée de l'exploitation de ces lignes. Les relations entre la région et la SNCF sont d'ailleurs tumultueuses depuis plusieurs années. Dans le cadre de l'ouverture à la concurrence, la région publie donc un appel d’offres pour l'exploitation des lignes de TER, découpées en petites entités, comme ici "l'Étoile d'Amiens", un ensemble de lignes TER desservant la Picardie.
Cet appel d’offres a été remporté par "SNCF Voyageurs Étoile d'Amiens", une filiale de l'entreprise SNCF Voyageurs. Une sorte de petite PME indépendante au sein de l'immense groupe SNCF, qui regroupe cinq entreprises, dont la maison mère SNCF Voyageurs, ainsi que Keolis et Geodis. Depuis 2020, la SNCF est une société anonyme à capital public qui regroupe ces différentes entités dans un mille-feuille un peu indigeste.
La crainte des syndicats, c'est qu'en créant de petites filiales locales pour exploiter les réseaux de TER, la SNCF ne réussisse à détruire les accords collectifs en vigueur dans le groupe. C'est ce que semble suggérer l'ajout de nouvelles tâches aux fiches de poste des conducteurs de train d'Amiens. La situation des salariés devrait se préciser dans les mois à venir, avec l'avancée des négociations syndicales.
Pour Angélina Darras et ses collègues grévistes, cette restructuration est une nouvelle atteinte au service public qu'incarnait, il fut un temps, la SNCF. "C'est le cœur du débat : est-ce qu'on veut un service public pour tous ou est-ce qu'on veut de petites PME qui se multiplient sur tout le territoire, notamment sur les Hauts-de-France où on aura quatre entités distinctes ? Si le conseil régional a décidé d'ouvrir à la concurrence aussi vite, c'est pour casser le statut des cheminots", conclut la représentante de la CGT.
La SNCF Voyageurs Étoile d'Amiens n'a pas souhaité s'exprimer sur ce mouvement de grève. Il s'est terminé dans la soirée du 17 décembre, alors que des négociations entre la direction et les syndicats doivent s'ouvrir. Si elles n'aboutissent pas, les syndicats sont prêts à relancer le mouvement en début d'année 2025.
Avec Mary Sohier / FTV