Témoignage. "Si j’étais d’une autre couleur, ils m'accepteraient" : le désarroi d'une restauratrice victime de racisme depuis deux ans

Publié le Écrit par Anas Daif

Mamou Ba gère deux restaurants à Rivery et Corbie (Somme). Depuis son arrivée, elle ne compte plus les insultes et attaques racistes. Épuisée, elle a posté un message sur Facebook pour partager son expérience. Pour la docteure en psychologie sociale Racky Ka-Sy, de telles situations de racisme peuvent avoir de graves conséquences sur la santé physique et mentale.

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Mamou Ba gère deux établissements dans la Somme. Le premier, L'Abbatiale, à Corbie, et le second, la Table d'Hort, à Rivery, ouverts pendant l'épidémie de Covid. Elle ne compte plus les réflexions et agressions racistes de la part de passants ou de certains clients. Une situation intenable qu'elle a dénoncée dans un post Facebook. 

Elle y écrit, entre autres : "je tiens à vous informer que je reçois des mots à caractère raciste dans mes établissements à cause de ma couleur de peau. Pour certaines personnes, étant noire, je ne dois pas être gérante de mes deux établissements."

"Ça fait déjà deux ans à peu près"

Au bout du fil, le ton de Mamou Ba est morose. "Ça fait déjà deux ans à peu près que je subis des propos racistes dans mes établissements", explique-t-elle en détaillant toute une série de remarques et d'agressions.

"Une personne est venue dans le restaurant, elle a donné un chèque conséquent, on a demandé sa pièce d'identité. Quand on m'a appelée, que je suis arrivée et qu'elle m'a vue, elle a refusé de le faire", raconte la gérante. Lorsqu'elle explique être la "responsable", on lui répond : "ah, c'est vous ? C'est le monde à l'envers, maintenant ce sont les Noirs qui demandent la pièce d'identité des Blancs !". 

Les personnes qui accompagnaient l'individu "avaient l'air étonnées, choquées aussi. J'ai répondu à la personne de payer autrement et de sortir".

Mais ce n'est pas tout. Un jour, en rentrant dans son établissement, elle remarque que les verres de la terrasse sont cassés. Quelques jours après, l'individu responsable, reconnu par un de ses salariés, revient et "commence à me faire des gestes de mort, comme s'il allait me couper la gorge". Elle part le voir pour "lui demander s'il y a un problème. Il me dit qu'il n'a pas de problème avec les serveurs, mais avec moi".

C'est à ce moment-là qu'il lui lance : "sale nègre, rentrez chez vous, je vais vous mettre dans un bateau et l'exploser". L'affaire a été jugée en justice car "c'était une question de vie ou de mort".

"Quand j'entends le mot vous, j'ai peur"

Mamou Ba poursuit les exemples. Lundi 22 janvier, "à Corbie, j'ai accueilli des gens après des funérailles. J'étais au niveau du bar, j'aidais et je faisais le service avec ma serveuse. L'un d'eux est venu, il a demandé où est la patronne". En lui répondant qu'il s'agissait d'elle-même, Mamou Ba a dû faire face à une énième réflexion sur sa couleur de peau.

Il a commencé sa phrase par "vous", mot qu'elle a "peur d'entendre" désormais car de nombreuses réflexions racistes débutent de cette manière. "Il me dit : j'aurais préféré que ce soit l'autre parce qu'elle est blanche". Prise d'un effet de sidération, elle ne dit rien, "j'étais tellement hypnotisée, bloquée". Et même si plus tard, les clients sont venus s'excuser, le mal était déjà fait.

"C'est toujours choquant, c'est invivable. En plus, ça se produit sur mon lieu de travail et je dois garder un certain comportement. Mais ça me bouffe". Mamou Ba note : "je faisais ce métier avec plaisir, j'aimais faire plaisir à mes clients et j'étais pressée de faire les cartes pour les faire voyager. Là, je ne suis pas bien".

"J'ai compris que je devais agir"

Prise d'un mélange de colère, de tristesse et d'anxiété, "j'ai compris, un moment dans la nuit, que je devais agir. C'est pourquoi je me suis levée le matin et j'ai posté sur Facebook" avec l'espoir de se libérer et de donner une leçon. "Peut-être qu'ils comprendront que je suis noire et fière, je ne regrette pas d'être noire, ça ne doit pas m'empêcher d'être gérante".

Mamou Ba insiste sur le fait qu'elle "n'embête personne, j'aime mon travail, je fais plaisir aux gens. Je veux juste qu'on me laisse tranquille. Être noire n'est pas quelque chose de grave" et ce qui lui arrive "en 2024, ce n'est pas possible !".

Je me suis dit que si j’étais d’une autre couleur, ils m'accepteraient. Ils me confondent avec mes autres salariés. Je suis une femme qui est noire, ce n'est pas facile.

Mamou Ba

Son message se veut simple : "que les personnes voient ce qu'il se passe, que ce n'est pas normal, que ça fait des années". Car pour le moment, personne autour d'elle ne voit l'effet de ces attaques racistes sur sa santé mentale. "Si je n'en parlais pas, ils risquaient de le sentir, parce que je n'étais pas bien. Je vais finir par être dépressive".

Pas plus tard que ce vendredi après-midi, elle a tapé la voiture de son voisin en faisant une marche arrière. Il ne lui en a pas tenu rigueur : "il a compris que j'étais fatiguée".

"J'avais l'intention d'arrêter"

À la suite de toutes ces réflexions racistes, Mamou Ba était sur le point de tout arrêter. "Je fais mon boulot comme tout le monde, et à ce que je sache, tout le monde a le droit d'acheter un établissement". Elle a toutefois pu compter sur le soutien de sa clientèle, de ses salariés et des internautes, source de force nécessaire pour poursuivre. "J'ai reçu des messages de gens que je ne connais pas", se réjouit-elle.

Dans la restauration depuis "des années", Mamou Ba a travaillé dans de nombreux pays, suivant son mari qui travaille pour l'Union européenne et qui "voyage beaucoup". Elle s'est définitivement posée en France en 2009, dans un premier temps à Paris avant de déménager à Amiens, où elle a travaillé au Ad'Hoc Café.

Je suis une femme. Si c’était un homme, ça ne se serait pas passer de la même manière.

Mamou Ba

Pour le moment, aucune action en justice n'a été lancée. Elle tente de réunir le plus d'éléments possibles pour eventuellement porter plainte. "Au tribunal, le racisme, il faut le prouver à fond, ce n'est pas une affaire simple", regrette-t-elle. 

De plus, pour l'avoir vécu avec le procès pour menaces de mort, "c'est long, ce sont des nuits où on ne dort pas et à chaque fois que tu passes au tribunal, c'est l'histoire qui se répète. Pour le cerveau, ce n'est pas terrible", conclut-elle.

"La dépression, c'est un risque réel"

"Le racisme a un impact sur la santé mentale, je dirais même sur la santé globale", analyse Racky Ka-Sy, psychologue et docteure en psychologie sociale, experte du racisme et des discriminations, basée à Chantilly (Oise). Car les situations de racisme "créent du stress, elles sont vécues comme des agressions". Elles finissent par rendre "hypervigilant". "On finit par perdre confiance en soi, on ne se sent pas en sécurité et la dépression, c'est un risque réel".

Forte d'une riche expérience dans le domaine, Racky Ka-Sy souligne avoir "vu des gens en dépression profonde" à cause de situations de racisme, notamment au travail : "ça fissure l'esprit à chaque fois que ça arrive".

Le stress n'impacte pas que la santé mentale. Il amène aussi à la sécrétion d'hormones, d'endorphines "qui ne sont pas forcément bonnes." "C'est comme si notre corps était attaqué. Ça crée des inflammations qui mènent à des douleurs puis des maladies diverses et variées". Elle cite le cas de personnes qui ont développé des maladies auto-immunes, articulaires, des problèmes intestinaux ou encore "des migraines dont on ne trouve pas la cause".

La santé est un capital qui n’est pas inépuisable. Quand le racisme impacte la santé, c’est quelque chose de difficile à rattraper. Les psys essaient de limiter les dégâts.

Racky Ka-Sy, psychologue et docteure en psychologie sociale

Si la gérante a légèrement tapé la voiture de son voisin, Racky Ka-Sy observe que les choses peuvent même aller plus loin dans certains cas qu'elle a traités : "on ne sait pas comment le corps va réagir". Elle cite une patiente qui devait partir au travail et, un jour, à la suite de situations racistes répétées, "n'a pas réussi à démarrer, à conduire, elle était immobilisée dans sa voiture pendant une heure et ensuite, elle a appelé son médecin".

Elle a reçu une autre dame il y a quelques mois "qui a subi du racisme pendant des années." "Elle s'est retrouvée en burn-out et ne pouvait plus rien porter, même une bouteille d'eau. Quand elle passait les examens biologiques, il n'y avait rien d'anormal". Mais à force d'agressions racistes, "une déconnexion" s'est produite entre le corps et le cerveau. "Elle était en dépression totale", note Racky Ka-Sy.

"Il n'y a pas d'armures contre les agressions racistes"

Mais comment se préserver face à ces agressions ? Quelles solutions existent ? "Le mieux, c'est qu'il n'y en ait plus ! Il n'y a pas d'armure contre les agressions racistes, ça n'existe pas encore", poursuit Racky Ka-Sy avant d'ajouter qu'il faudrait que "les autorités prennent leurs responsabilités et les fassent cesser". Il faut que "les gens qui l'ont agressée soient poursuivis, punis, que dans la tête des gens, on se dise qu'on ne peut pas aller dans ce restaurant pour l'insulter".

Mamou Ba peut compter sur le soutien de ses employés, proches et clients, ce qui "aide à mettre du baume au cœur, à peut-être limiter les dégâts s'ils sont causés par les agressions racistes. Mais il faudrait que ça dure dans le temps", poursuit la docteure en psychologie sociale.

En conférence, j'ai pris l'exemple de la coquille d'œuf. Tu tapes dessus plusieurs fois avec un stylo, ça ne fait rien. Mais à un moment donné, ça pète. J’utilise le terme agression, car même si c'est verbal, c’est agressif, abrasif. À un moment donné, ça va la briser de l’intérieur. Pour moi, il faut absolument agir.

Racky Ka-Sy, docteure en psychologie sociale

Finalement, être une femme et être noire, c'est la double peine pour la gérante car "ce sont deux groupes qui sont discriminés et sujets à des inégalités dans notre société, il y a un cumul finalement". De plus, "les agressions mettent en cause son humanité, ça déshumanise". La fierté d'être noire "n'est pas une armure contre les agressions racistes car elles vont très loin, elles remettent en question l'humanité et n'attaquent pas uniquement l'identité de noir".

Racky Ka-Sy s'inscrit finalement à l'opposé des conseils de "prendre sur soi" et "laisser glisser". "Non, ça ne peut pas glisser sur elle, elle a fait ce qu'elle pensait être juste en ouvrant ses restaurants et il y a des personnes que ça dérange juste parce qu'elle est noire. Une fois qu'on sait que l'environnement est hostile, un moment donné, il faut être rationnel et quitter l'environnement".

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