Une interne et un infirmier ont été violemment agressés par des patients à quelques semaines d'intervalle. Depuis, le service est sous le choc. Chacun se demande comment revenir à un climat serein. Dans cette ville pourtant réputée calme, les insultes et les éclats de voix sont monnaie courante.
Les agents s'en veulent encore de ne pas s'être méfié, de s'être laissés endormir par le calme apparent de ce patient que les gendarmes venaient de conduire aux urgences. "Il était alcoolisé, mais il était très conciliant", raconte Christelle, qui occupe la fonction de cadre de santé dans le service. Le patient est dans un lit. L'infirmier s'en est allé prodiguer des soins dans un autre box. C'est la routine de la nuit. Il est 3h du matin ce samedi 12 octobre.
Soudain, des cris se font entendre dans le couloir. Une aide-soignante tente de raisonner cet homme pris d'un accès de colère. L'infirmier s'interpose. Le patient arrache un support métallique fixé au mur et lui assène plusieurs coups. L'infirmier s'effondre, assommé. Il s'en est tiré avec quelques points de suture. Il a déjà repris du service.
Un service en proie au désarroi, et à l'abattement
Ce nouvel incident ravive le souvenir d'une précédente agression qui avait déjà bouleversé toute l'équipe. Christelle a la voix tremblante lorsqu'elle revoit ce patient qui remonte le couloir d'un pas décidé. "C'était un acte délibéré. On l'a vu se diriger vers la sortie et saisir notre collègue à la gorge." Autour de la table où des infirmières prennent une pause, le silence se fait pesant. "Dans le dos, à froid, on ne s'attendait pas à ça", ajoute Magali Labidi, le médecin qui dirige le service. Une chance, des gendarmes se trouvaient là.
Depuis, le service a rejoint le mouvement de grève national des urgences, comme pour conjurer le traumatisme. "Certains professionnels ont peur", explique Christelle. L'agresseur a bien été condamné à deux ans de prison dont une année avec sursis. "Mais il est ressorti libre du tribunal", s'inquiète une infirmière.
Valérie sait qu'il faudra du temps pour s'en remettre. Cette infirmière affiche "trente ans d'urgences" au compteur. Il y a deux ans, elle a assisté à une agression. "Un jeune homme très violent. Nous étions neuf pour le maîtriser ! Il nous a insulté, et menacés : toi, je vais te retrouver ! Ensuite, c'est compliqué. On vient travailler avec la boule au ventre". Depuis, les noms de famille ont été retirés des blouses de travail, par précaution. Mais Valérie n'a jamais songé à changer de service.
Moins de médecins en ville, plus de malades aux urgences
"Je ne me vois pas ailleurs. Ici, il y a un vrai travail d'équipe avec les médecins", souligne-t-elle. "On ne peut pas gérer une urgence vitale si on ne sait pas travailler avec nos infirmières", renchérit le docteur Labidi, fière de la cohésion de son équipe. "L'ambiance, c'est ce qui fait tenir". "D'ailleurs, il y a peu de turn-over. C'est un signe", complète Christelle. Les locaux sont propres, le matériel est récent. Quatre box, deux salles de déchocage, un box réservé à la trumatologie en enfilade dans un couloir. Chacun ici l'assure : "le service est bien organisé, il fonctionne".
Mais comment faire face durablement à la hausse de l'activité ? "Nous recevons 22 500 patients en une année, un chiffre qui augmente de 3 % par an", souligne la cheffe de service. Et la tendance ne va guère s'inverser. Dans le Bessin, quatre médecins vont encore partir à la retraite sans être remplacés d'ici à la fin de l'année.
À Bayeux, certains généralistes ne prennent plus de nouveaux patients. Les délais pour obtenir un rendez-vous sont toujours plus longs. Marie-Laure, infirmière depuis vingt ans en mesure presque chaque jour les conséquences :
Vous vous rendez compte ? Des gens arrivent aux urgences pour faire renouveler une ordonnance !
Des patients toujours plus impatients, toujours plus exigeants
"Médecin-traitant, c'est un terme qui peut déclencher des colères à l'accueil, poursuit Marie-Laure. Parfois, quand on demande aux gens s'ils ont vu leur médecin, ils nous accusent de ne pas vouloir les recevoir". Dans la salle de repos, chacun vide alors son sac et se remémore les "vous êtes nuls" et autres "vous êtes incompétents" régulièrement entendus. "Vingt minutes d'attente peuvent nous valoir une réaction cinglante, du genre : on peut mourir ici !"
"En fait, les gens ne comprennent pas le tri par gravité effectué à l'accueil, déplore le docteur Labidi. L'infirmière oriente les patients selon un protocole précis. Il est certain qu'une douleur thoracique est toujours prioritaire sur un bobo. Et c'est vrai, souvent, les gens venus avec des bobos attendent..." Et le patient n'est pas toujours patient. "Ça monte vite", résume Marie-Laure. Des gens nous disent : "je vais faire un tour en ville, et vous me prenez quand je rentre". Quant à attendre des résultats d'examen... "Hier, un monsieur était reparti avant qu'on les lui donne ! déplore le docteur Labidi. Certains ont du mal à comprendre que le délai pour une analyse de sang est incompressible".
Au supermarché de la santé...
"On a des patients qui viennent nous demander un scanner, ou une radio. Ils passent commande. Je veux ci, je veux ça... Si on leur dit que ça ne fonctionne pas comme ça, ils peuvent s'emporter" s'étonne Marie-Laure qui résume : "c'est le tout de suite et maintenant". Il faut encore composer avec le patient qui répond au téléphone pendant les soins. Ou qui filme l'infirmière, c'est déjà arrivé...
"À côté de cela, on a des patients qui s'excusent presque de venir nous voir, alors qu'ils ont vraiment besoin de soins", observe Christelle qui date ces changements de comportement "à trois ou quatre ans" Autour de la table, tout le monde acquiesce. Une voix, en sourdine : "ce n'est plus du tout le métier qu'on a connu".
Et comme partout ailleurs, les urgences de Bayeux sont aujourd'hui en première ligne pour affronter les maux de la société. L'alcool en est un symptôme. "Avant, les patients alcoolisés, c'était pour le week-end. Maintenant, c'est toute la semaine. Des hommes, des femmes, des adolescents. Et ça concerne toutes les couches de la société", s'inquiète Magali Labidi. "Et puis il y a beaucoup de solitude, observe Christelle :
On demande toujours : qui peut venir vous chercher ? Qui peut-on contacter. Souvent, les gens n'ont personne, pas de famille, pas de voisin sur qui compter
Dépôt de plainte systématique en cas de violence
Que faire alors pour endiguer cette colère, pour contenir cette violence latente qui peut éclater à tout moment dans les couloirs ? "Nous avons demandé une vidéo surveillance avec un stockage des images pendant trente jours", explique le docteur Labidi. Sa collègue cadre de santé aimerait aussi qu'une affiche rappelle ce qu'il en coûte d'insulter un agent de la fonction publique, "avec les peines et les amendes encourues dans le code pénal." Et au premier geste violent, les urgences appelleront les gendarmes. "Nous porterons systématiquement plainte. Maintenant, nous connaissons la procédure...".
Des courriers de remerciements arrivent... de l'étranger
Heureusement, la vie du service est aussi ponctuée de moments plus agréables. Les urgences de Bayeux accueillent nombre de touristes britanniques, américains, italiens, allemands. "Ils cherchent nos noms sur les blouses pour les noter. Ils n'en reviennent pas de la manière dont on est accueilli dans un hôpital en France. Ils nous envoient des courriers de remerciement", sourit le docteur Labidi. Une infirmière ajoute : "les migrants aussi sont reconnaissants. Encore hier, une dame n'a cessé de me remercier".
Et quelque chose semble avoir changé depuis que le service s'est mis en grève. Un peu moins de visites inutiles. Moins de bobos. Et des petits gestes. "Hier, quelqu'un est venu nous offrir des roses, raconte Christelle qui a fait la distribution. On avait chacune une rose sur le bureau. Cela fait chaud au cœur".