Les élèves ont repris le chemin du lycée Malherbe, au lendemain de l'agression au couteau d'une professeure de français par l'un de ses élèves de seconde. Après la peur et la stupeur, ils se disent choqués par le traitement de l'évènement sur les réseaux sociaux.
C'est l'unique sujet de conversation depuis hier : mardi 13 septembre 2022, pendant l'intercours de 11h15, un élève de seconde a porté un coup de couteau à la gorge de sa professeure de français. Secourue aussitôt par une autre élève, cette enseignante a pu être transportée rapidement au CHU de Caen et ses jours ne sont plus en danger. L'attaquant, quant à lui, a été rapidement maîtrisé par les forces de l'ordre.
Ce matin, au lycée Malherbe, les cours ont été annulés de 8h à 9h30, le temps pour les enseignants et la direction de rencontrer des représentants du rectorat. Les élèves sont arrivés pour 9h30, le portable à la main, prêts à dégainer. La toile s'enflamme pour ce sinistre évènement, et chacun veut y apporter sa touche.
De nombreuses vidéos sur TikTok
Depuis hier, TikTok, le réseau le plus suivi par les jeunes, est inondé de vidéos portant les hashtags (#) #caen #malherbe #lyceemalherbe. Sur les vidéos postées, on découvre des jeunes de toute la France relatant les faits auxquels ils n'ont, pour la plupart, pas assisté. Certains même ne vivent pas à Caen. D'autres reprennent les paroles de chansons à la mode, qui n'ont pas grand chose à voir avec l'attaque au couteau, rajoutant un texte en surimpression pour faire le lien avec l'agression. Tous les codes de TikTok sont là : se mettre en scène pour être vu.
Sur une vidéo, on peut lire :
"même pas 2 semaines après la rentrée un prof se fait poignarder le cou par un élève de seconde au couteau??"
Une chanson en playback demande "est-ce que c'est la fin du monde?"
Dans les commentaires, les jeunes filles expliquent que, si elles sourient "nerveusement", c'est parce que des garçons les interpellent. Elles rappellent qu'il n'y a rien de drôle et que "Dieu merci elle va bien", en parlant de la professeure agressée.
Des vidéos qui choquent les lycéens caennais
Mais toutes ces vidéos ont choqué de nombreux élèves scolarisés au lycée Malherbe. "Je trouve ça totalement déplacé", nous raconte Heïdi, élève en première au lycée Malherbe.
Les gens ne se rendent pas compte. Ils essayent de percer avec une histoire qui n'est pas drôle. On se demande dans quel monde on vit.
Heïdi, élève en première au lycée Malherbe
"Percer" sur TikTok, c'est faire un maximum de vues pour devenir populaire. Et pour faire monter sa cote, certains ne reculent devant rien.
Sur une autre vidéo, une jeune fille pose en maillot de bain et s'insurge contre cet acte d'agression en commentaire. Elle ne semble pas être scolarisée au lycée Malherbe et la chanson en bruit de fond est très lancinante.
A notre époque, ça ne me choque pas. Tout le monde se met en scène, mais là, je trouve ça ridicule.
Jade, élève de première au lycée Malherbe
Depuis hier, pas mal de vidéos ont été supprimées, dont certaines postées par des élèves qui avaient assisté à l'agression. Selon ceux qui ont pu voir lesdites vidéos, certains propos humoristiques étaient totalement déplacés.
Quand ils postent ces vidéos, ils ne pensent pas à la famille de la victime, aux conséquences ni au gars qui a fait ça.
Romane, élève en première au lycée Victor Hugo de Caen
Pour les professeurs, les réseaux sociaux sont une calamité
Jean-François Dreyer, professeur d'histoire-géographie au lycée Malherbe est lui aussi choqué par ce qui a été posté. Des images qui, selon lui, n'ont rien à faire sur les réseaux sociaux, surtout dans de telles circonstances.
Des images de la collègue sur la civière ont été prises. Sur les réseaux, on a dit qu'elle était morte. J’ai reçu des condoléances. Ça va loin !
Jean-François Dreyer, professeur d'histoire-géographie au lycée Malherbe
Dans la matinée de ce jeudi 15 septembre 2022, le proviseur s'est adressé à l'ensemble des élèves du lycée Malherbe pour leur parler des réseaux sociaux. Il a déploré que l'évènement de mardi, déjà largement médiatisé à l'échelle nationale, soit devenu l'objet de rumeurs et de propos déplacés sur internet. Il a appelé les jeunes lycéens et étudiants (le lycée Malherbe compte aussi des classes préparatoires) à utiliser ces nouvelles technologies de communication avec mesure et responsabilité.
Dans un message adressé aux parents d'élèves, le proviseur les encourage à sensibiliser leurs élèves aux dangers des réseaux sociaux.
Ces messages laissent des traces et il pourra être facile de prouver la responsabilité civile ou pénale de l'auteur dans la diffusion de certains écrits, de certaines vidéos qui portent délibérément atteinte au lycée Malherbe, à ses élèves et à ses personnels.
Communication du proviseur du lycée Malherbe aux parents d'élèves
Les réseaux sociaux : des outils à double tranchant
Nous avons interrogé le Pr Rachel Rodgers, Professeur de Psychologie appliquée à l'Université Northeastern de Boston (USA) et spécialisée dans l’image du corps. Selon elle, les médias sociaux peuvent permettre des expressions émotionnelles importantes, à des fins très positives. C'est un moyen de libérer la parole et de faire entendre sa voix, notamment pour les minorités.
Lorsqu’on a vécu un évènement chargé émotionnellement, on a besoin de réagir.
Pr Rachel Rodgers, Professeur de Psychologie appliquée
Mais comme tout outil technologique, rappelle le Pr Rachel Rodgers, les médias sont à double tranchant. Les réseaux sociaux sont des outils trop simplifiés pour traiter d'évènements complexes comme celui-ci. Ils sont très rapides, ne permettent pas de recontextualiser et les informateurs ne prennent pas le temps de prendre le recul nécessaire.
"Plus on est jeune, plus on est dans l'immédiateté". Et beaucoup oublient que sur TikTok, ils sont sur une plateforme médiatique et non dans une discussion fermée comme Messenger.
Le besoin d'être populaire
Pour le Pr Rodgers, cette pression à se rendre visible par l'image est arrivée avec les grands médias sociaux. "Finalement être visible en image c’est source de capital social et de capital financier. On a envie d’être populaire car on pense que ça va nous apporter des choses : de l’argent, de la valeur sociale… "
Et ce besoin narcissique rapporte beaucoup à la plateforme.
Les médias sociaux existent pour générer du profit. TikTok existe pour créer des vidéos ludiques.
Pr Rachel Rodgers, Professeur de Psychologie appliquée
Le Pr Rodgers rappelle que c'est TikTok qui propose de partager des vidéos courtes et humoristiques. Par son fonctionnement, la plateforme contraint ses utilisateurs à poster du contenu selon ses codes. Pour Rachel Rodgers, la responsabilité des contenus incombe donc à la plateforme plus qu'aux utilisateurs.