En deuil et sous le choc, tous les personnels de Justice rendent aujourd'hui hommage aux deux surveillants pénitentiaires tués hier dans l'attaque d'un fourgon visant à faire évader Mohammed Amra. Un assaut qui pose plusieurs questions concernant la sécurité des extractions judiciaires de prisonniers. Décryptage.
1 L'escorte du prisonnier était-elle suffisante ?
"Les moyens dont nous disposons ne sont pas assez dissuasifs, s'exaspère Benjamin Gauthier, représentant syndical des surveillants pénitentiaires pour FO Justice 76. Comme tous les fourgons de transfert, celui attaqué hier n'était pas blindé. Et les 5 agents de l'escorte ne portaient que des armes légères alors que les assaillants étaient équipés de fusils d'assaut".
Une extraction judiciaire (c'est ainsi que l'on appelle les transferts de prisonniers dans le jargon pénitentiaire) réalisée en format réduit. Ce qui est désormais la norme depuis 2019, alors qu'auparavant les escortes étaient systématiquement encadrées par les forces de l'ordre, policiers et gendarmes, avec des moyens plus conséquents : véhicules blindés, effectifs plus importants, armes lourdes.
Plus d'escorte systématique des forces de l'ordre
Oui mais voilà, faute de moyens côté forces de l'ordre, l'État a décidé il y a 5 ans que les transferts seraient désormais réalisés, sauf exception, uniquement par les surveillants pénitentiaires. Des moyens supplémentaires devaient être octroyés aux agents d'extraction, jugés insuffisants par de nombreux syndicats.
Pour Benjamin Gauthier, les surveillants pénitentiaires spécialisés dans les transferts de prisonniers (regroupés dans le Pôle de Rattachement des Extractions Judiciaires - le PREJ) ne sont pas assez formés : "Il n'y a que 5 semaines d'initiation au combat armé et aux situations de crise. Cette formation est trop succincte et bien moins poussée que l'entraînement reçu par les policiers et les gendarmes." Plus de moyens, et des agents d'extraction mieux préparés à des situations à risque, voilà ce que demandent depuis des années les syndicats de la profession. Faute de quoi il faudra trouver une alternative aux transferts de prisonniers.
2 Faut-il généraliser la visioconférence pour les auditions des détenus ?
C'est cette alternative, la visioconférence, qui est défendue par la corporation pénitentiaire qui ne comprend pas pourquoi la Justice continue à vouloir déplacer les détenus devant les magistrats. Malgré les risques de complications, voire d'évasion du prisonnier, comme cela a été le cas avec Mohammed Amra.
La pratique s'est développée pendant la crise Covid : du fait des restrictions sanitaires, certaines auditions judiciaires ont été à l'époque réalisées en visioconférence.
Mais depuis, ce recours, pourtant moins coûteux et moins risqué, est resté marginal. Notamment parce qu'il ne fait pas l'unanimité du côté des magistrats.
C'est forcément un mode dégradé pour nous. Les échanges sont moins spontanés et il est plus difficile de présenter des pièces, des photographies, des cartes et de voir la réaction des détenus. Pour un magistrat, le non-verbal est primordial lors des auditions. Et avec la visioconférence, nous perdons toute cette dimension.
Frédéric Macé, ancien juge d'instruction au Tribunal de Caen, et Président de l'Association française des magistrats instructeurs (AFMI)
Même son de cloche du côté des avocats. "Il ne faut pas que l'on réagisse à chaud après l'émotion suscitée par ce drame et que l'on change les procédures judiciaires, souligne Patrick Mouchet", Bâtonnier de l'Ordre des Avocats de Rouen. "La règle de principe, c'est la présence physique du détenu avec son avocat, face à son juge. L'utilisation de la visioconférence doit rester une exception."
Contraire aux droits fondamentaux des prisonniers?
Si le représentant du barreau de Rouen n'exclut pas la possibilité, dans certains cas précis, d'y avoir recours, il ne souhaite pas voir ce type d'auditions à distance se généraliser.
Il en va, selon lui, des droits fondamentaux des prisonniers : "Lors des interrogatoires, le détenu peut solliciter des apartés confidentiels avec son avocat, pour mieux préparer ses réponses et sa défense. Cela ne serait plus possible si l'on généralise la visioconférence." Une fausse bonne idée d'un point de vue des libertés fondamentales donc...
3 Les complices de Mohammed Amra ont-ils eu des informations sur son transfert ?
Pour l'heure, Mohammed Amra et ses complices sont toujours en cavale. Ils sont par ailleurs désormais recherchés par Interpol.
À ce stade de l'enquête, il est donc impossible de savoir précisément comment les assaillants ont pu préparer leur attaque au péage d'Incarville. Ce qui est sûr, c'est qu'ils savaient où attendre le convoi, et à quel moment frapper. Ce qui pose la question des informations qu'ils avaient à leur disposition, et de leur source.
Des téléphones portables utilisés en prison ?
L'information vient-elle tout simplement de Mohammed Amra lui-même ? "Il était en effet de retour de son audience avec le juge pour rejoindre sa maison d'arrêt à Évreux, glisse Frédéric Macé, Président de l'AFMI. Or les détenus ont connaissance des dates et lieux de ces audiences, et donc de leur transfert."
Le prisonnier a-t-il pu échanger avec ses complices pour programmer son évasion ? C'est l'une des hypothèses que l'on peut faire à ce stade.
"Nous avons aujourd'hui un gros problème de porosité des informations au sein des maisons d'arrêt, explique le magistrat instructeur, notamment parce que certains détenus parviennent à faire usage de téléphones portables entre les murs de la prison et à communiquer à l'extérieur." Face à ce phénomène, les personnels de l'administration pénitentiaire sont d'ailleurs nombreux à demander la généralisation de brouilleurs d'ondes dans les prisons.
Des informateurs au sein des services de Justice ?
Autre interrogation : les complices de Mohammed Amra ont-ils pu avoir des informations de l'intérieur, grâce à un agent de l'administration pénitentiaire ou judiciaire ? Impossible d'écarter complètement cette hypothèse à ce stade.
En particulier au vu de la triste coïncidence de ce mardi 14 mai, avec le matin même du drame, la publication d'un rapport sénatorial sur le trafic de stupéfiants en France qui pointe "l'émergence de la corruption des agents publics, un phénomène actuellement sous-estimé".
Une corruption croissante qui n'est pas sans lien avec l'activité de plus en plus lucrative des narcotrafiquants.
Il ne faut pas être naïf, les trafiquants ont des moyens colossaux. Ils peuvent acheter n'importe quoi, et donc n'importe qui, y compris des fonctionnaires de Justice. Côté magistrats, nous sommes conscients du phénomène.
Luduvic Friat, Président de l'Union Syndicale des Magistrats
L'actualité récente éclaire d'ailleurs la problématique. En décembre 2023, une greffière de Seine-et-Marne a été mise en examen dans une affaire de corruption impliquant 6 personnes. Le mois dernier, c'est une magistrate de la cour d'appel d'Agen (Lot) qui a été mise en examen là encore pour corruption, pour des liens suspects avec le grand banditisme corse.
"Une lutte asymétrique entre l'État et les narcotrafiquants"
"Les narcotrafiquants veulent tout faire pour affaiblir l'État, pour qu'il ne soit plus capable de contrecarrer les activités illégales, s'inquiète Ludovic Friat. Et nous sommes actuellement dans une lutte asymétrique. L'État a du mal à mettre des moyens équivalents à ceux des trafiquants."
Mais comment faire jeu égal avec le grand banditisme ?
Pour le magistrat, la réponse est à chercher du côté d'une répression plus efficace. Notamment avec la création d'une cour d'assises dédiée au trafic de stupéfiants, où le jury citoyen serait remplacé par des magistrats spécialisés, "moins susceptibles d'être intimidés par les gangs pendant les procès".
Même si Ludovic Friat veut éviter tout "catastrophisme" au sujet de la corruption des fonctionnaires de Justice, phénomène qu'il considère comme marginal, il espère que des réponses seront très rapidement apportées par les autorités.
Au lendemain du meurtre de deux agents pénitentiaires à Incarville, le ministre de la Justice, Éric Dupont-Moretti reçoit d'ailleurs dans l'après-midi de ce mercredi 15 mai plusieurs syndicats de la corporation. Il devrait y être question de moyens supplémentaires pour mieux encadrer les transferts de prisonniers, ou lutter contre la corruption judiciaire.