Depuis le 1er juillet 2024, les deux compagnies desservant l'archipel ne doivent pas y acheminer plus de 2000 passagers par jour. Sans surprise, la mesure est diversement appréciée. Les insulaires saluent un "début de solution". Les professionnels déplorent un manque à gagner.
C'est un petit coin de paradis à une petite heure de bateau de Granville. Chausey fait le bonheur des amateurs d'espaces naturels sauvages. Ce petit bout de terre normand, le plus grand archipel d'Europe, est notamment un sanctuaire pour les oiseaux marins. Plus de 200 espèces fréquentent le site, à l'instar du cormoran huppé, du goéland marin et de l'huîtrier-pie. Et ses côtes sont vierges de tout béton.
Amélie est arrivée de la Bretagne voisine ce jeudi matin et ne cesse de mitrailler le paysage derrière son objectif. "J'avais entendu parler de Chausey, mais je n'étais jamais venue. C'est la première fois. Je suis assez suprise par la beauté sauvage de l'île", confie la jeune femme, enthousiaste.
Aussi sauvage soit elle, cette beauté naturelle n'est pas le secret le mieux gardé. "J'habite du côté du canal d'Île-et-Rance et j’avoue que j’aurais aimé retrouver le côté où il n’y a pas grand monde, ce côté où on est plutôt tranquille et où on peut se promener sans trop de personnes. J’étais assez étonnée de me dire : mince, je ne suis pas toute seule", regrette la vacancière bretonne.
Beaucoup de déjections dans la nature
Au gouvernail de sa vedette, Pascal Blanchet, le propriétaire de la compagnie Jolie France qui dessert toute l'année l'archipel, arbore un grand sourire. “On voit des passagers heureux ce matin parce que ça fait longtemps qu’on n’a pas vu le beau temps en Normandie", explique le capitaine, ravi du "petit frisson d’activité supplémentaire qui va faire du bien. Si ça pouvait lancer la saison ce serait un vrai bonheur. “ Car pour ce professionnel, l'été est arrivé avec son lot de nuages, autres que ceux charriés par la météo.
Voilà plusieurs années que la question de la surfréquentation agite l'archipel. "L'île fait 1,5 km de long, voire un peu moins quand on retire les parties interdites, la partie accessible aux touristes est vraiment toute petite", rappelle Hervé Hillard, résident à l’année depuis 4 ans.
Et les infrastructures sont à l'échelle de l'archipel. "Un exemple tout simple : il y a six cabines de toilettes. Si vous avez 1500, 1800 ou 2000 personnes qui viennent, vous vous rendez vite compte du problème.Vous avez beaucoup de déjections qui ont lieu dans la nature." Le traitement des déchets, l'assainissement, la consommation électrique et l'approvisionnement en eau posent également problème.
Une jauge mais pas de quota
En 2023, la communauté de communes Granville Terre et mer avait lancé une étude sur la fréquentation de l'île. Les chiffres étaient édifiants : +54% entre 2009 et 2022. "Dans les années 60, il y avait un ou deux bateaux par jour qui faisaient 100 passagers à chaque fois", rappelle Hervé Hillard, "Aujourd’hui on est sur d’autres chiffres." Les journées de fortes affluences, plus de 2400 passagers ont pu être recensés. Pour autant, en 2023, le maire de Granville (DVG) Gilles Ménard refusait d'entendre parler de quotas. "Pas question de mettre les îles Chausey sous cloche."
Un an plus tard, toujours pas de quota. "Chausey, c’est un quartier maritime de la ville, certes situé à 17 km du continent, mais ça reste un quartier. Ça me paraissait être coercitif d’imposer des quotas", justifie le maire de Granville.
Pas de quota donc, mais une jauge maximale mise en place depuis le 1er juillet. Les deux compagnies desservant l'archipel ne peuvent plus y acheminer plus de 2000 passagers par jour. C'est la mesure principale de la charte "co-construite" avec les différents acteurs de Chausey (habitants, propriétaires, élus, professionnels).
"Le ressenti dépasse parfois le réel"
"C’est un début de solution. Pour le moment ça reste assez symbolique. 2000 personnes, ça n’arrive pas tous les jours. Heureusement. Qu’on limite déjà à ça, c'est un premier pas. Mais de toute façon, c'est trop de monde", estime Hervé Hillard.
Le maire de Granville juge, lui, le chiffre de 2000 est "raisonnable" et indique que les pics de surfréquentation ne surviennent que dans des circonstances bien particulières : la conjonction des vacances, du beau temps et des grandes marées. "Le ressenti dépasse parfois le réel. Quand vous avez des centaines de personnes qui le soir attendent le bateau, le ressenti est négatif. On ne doit pas atteindre les limites de l’insupportable", explique Gilles Ménard.
"Les compagnies maritimes ont fait un grand effort. C’est pour ça qu’on ne va pas aller sur une limite plus réduite afin de ne pas déstabiliser les activités économiques des opérateurs."
S'il a signé la charte, Pascal Blanchet, le propriétaire de la compagnie Jolie France, n'en ressent pas moins une pointe d'amertume. Avec cette jauge, "on a baissé de 20% la fréquentation. Mais ces 20% dans les journées creuses comme cette année où on ne fait rien….On était très content d’avoir ces quelques journées de pic (...) Il y en avait une petite huitaine par an. C’était infime", plaide le chef d'entreprise, "les vedettes Jolie France représentent 16 salariés à l’année, 35 durant la saison. Il faut donc quand même avoir un minimum d’activité. L’hiver on ne fait rien, on a quasiment zéro rentrée financière et on assure un service (ndlr : ramassage des ordures, approvisionnement en eau). Il nous faut quand même un peu d’argent pour passer les hivers."
Partager l'île "le plus harmonieusement possible"
Comme Pascal Blanchet, le résident de l'île, Hervé Hillard, pointe d'autres facteurs de la surfréquentation. "Quand on parle fréquentation, il faut bien parler de tout, que ce soit par les vedettes passagers, mais aussi par toute la plaisance, y compris le petit motonautisme. La plaisance s’est démocratisée."
Le retaité estime que l'archipel devrait suivre les exemples de Porquerolles, Bréhat ou les callanques de Marseille qui ont imposé des quotas. "On a un espace naturel formidable mais si on met des millions de personnes dessus, ce n’est plus un espace naturel formidable. Essayons de faire en sorte que chacun puisse en profiter en réservant longtemps à l’avance, comme beaucoup de sites aujourd’hui dans le monde."
Car l'insulaire est prêt à partager son île. "Je vais vous donner un exemple simple. En hiver, quand vous avez 20 ou 30 touristes qui viennent dans la journée, ils passent devant la maison, on discute. On peut discuter une heure et demie, c’est génial. On échange, ils apprennent des choses, on se rencontre. C’est formidable. Quand vous en avez 1500-2000 qui débarquent et défilent toute la journée, vous n’avez qu’une seule envie c’est de les fuir. Et eux sont pas spécialement heureux non plus. On n’est pas là pour dire : on veut garder cette île pour nous tout seul. On veut simplement la partager le plus intelligemment et le plus harmonieusement possible."