Coup de chaud sur le bulot : des navires de pêche bientôt à la casse ?

Des prix à la baisse et une ressource de plus en plus rare fragilisent toute une filière à Granville. Le principal responsable semble identifié : le réchauffement climatique. Une solution commence à être évoquée : la réduction de la flottille.

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C'est le coquillage phare de Granville. Le premier port bulotier français n'a pas ménagé sa peine pour asseoir la renommée du gastéropode qui se marie bien avec la mayonnaise : l'écolabel Marine Stewardship Council (MSC), certifiant une pêche durable, en 2017 puis, deux ans plus tard, une Indication Géographique Protégée.

Mais aujourd'hui, tous ces efforts semblent bien mal payés. "Ce matin, j’ai vendu 2,36  euros le kilo (...)  Il y a un an, on était à quatre ou cinq euros. À 2,36 euros, on a du mal à y arriver. On (les grossistes) nous dit qu’ils ont du mal à trouver des débouchés. Et il y a des bulots d’importation d’Islande, d’Irlande, à moins cher que nous encore", regrette Emmanuel Gilbert, pêcheur de bulots.

Johan Leguelinel est patron pêcheur bulotier depuis 11 ans maintenant, "avec des meilleures années que d’autres". Et 2024 ne figure clairement pas en haut du podium. "On a diminué la voilure au niveau des matelots. J’en ai plus qu’un au lieu d’en avoir deux. On n'est plus que deux à bord. La conjoncture est compliquée. On essaie de s’adapter et de faire le dos rond en espérant que ça aille mieux un jour", explique-t-il, dans un sourire crispé qui semble trahir un manque d'optimisme.

"Le bulot commence à avoir un peu chaud"

Car le prix n'est que la partie émergée de l'iceberg, la partie conjoncturelle qui cache un problème plus profond. "Il y a des quartiers qu’on ne pêche plus, où il n’y a plus un bulot", lâche Emmanuel Gilbert. "On ne faisait pas nos quotas à trois. Là, on a du mal à faire nos quotas à deux. Faudrait qu’on pêche au moins 30% de plus pour pouvoir être à nouveau trois à bord", explique Johan Leguelinel. Pour le patron pêcheur, aucun doute sur l'origine de ses difficultés. "Le problème sur la quantité de capture est lié au réchauffement de l’eau."

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Un plan de sortie de flotte autrement dit de destruction de bateaux bulotiers se profile.Après des mesures de restriction de pêche (quotas, périodes de fermeture) décidées par les pêcheurs eux-mêmes, la filière s'interroge sur sa perennité. Le bulot est menacé par l'augmentation de la tempéature de l'eau dans la Manche depuis plusieurs années. ©L.Agorram/T.Cléon

La filière n'a pas attendu 2024 pour se poser des questions. Voilà déjà plusieurs années que la ressource se raréfie. "Comme nous, les Bretons ont mis en place des programmes d’étude de leurs stocks. Je pense qu’il y a des questions qui se posent aussi dans les Hauts-de-France", indique Lucile Aumont, chargée de mission au Comité des pêches de Normandie. "En Angleterre, ils commencent aussi à observer les mêmes problématiques que nous avec des bulots un peu moribonds, une baisse de production. On sent bien que dans l’ensemble de la Manche, le bulot commence à avoir un peu chaud."

Une espèce d'eau froide

Pour assurer l'évaluation de la ressource, le comité régional des pêches s'appuie sur le pôle de recherche Synergie Mer et Littoral (Smel). Pour Laurence Hégron-Macé, ingénieure au Smel, il est peut-être un peu tôt pour affirmer catégoriquement que les stocks ne se renouvellent pas. "Le suivi d’un stock est complexe, ça demande déjà d’avoir des données historiques, des séries longues. Ça demande d’acquérir beaucoup de données dans toutes les directions : cycle biologique de l’animal, températures, impact de la température sur son cycle, des données de suivi de ressources", invoque la scientifique. 

Néanmoins, un premier constat s'impose. "Le bulot est vraiment une espèce qui reflète ce qui se passe actuellement dans notre environnement. En Normandie, il se trouve dans le sud et est assez fortement impacté par des changements climatiques." Pêcheurs comme scientifiques évoquent une espèce qui s'épanouit et se reproduit dans une eau froide. "Ce qu’on a mesuré, en milieu contrôlé dans nos structures, c’est que la température a vraiment une incidence directe sur les pontes. Une température de +3 degrés par rapport à une température normale dans le Cotentin a des répercussions vraiment importantes sur les pontes, sur leur développement et donc sur les éclosions."

"Là, on est plutôt feu rouge"

Sans attendre les conclusions d'un "gros projet" de recherche sur le sujet qui devrait prochainement voir le jour, le Smel et le comité régional des pêches tirent la sonnette d'alarme.

"Dans le cadre de ce suivi de ressources, on a trois seuils. Un seuil “Rendement maximum durable” où la ressource se porte bien. Un seuil intermédiaire où, attention, on ouvre grand les yeux et les oreilles. Et un seuil limite plutôt rouge", explique Laurence Hégron-Macé, "Là, on est plutôt feu rouge, un seuil inquiétant qui nous dit qu’il faut prendre des mesures de gestion importantes."

La filière a pourtant déployé des efforts depuis de nombreuses années comme le rappelle Lucile Aumont, du Comité des pêches de Normandie. "Beaucoup de mesures ont été prises, notamment sur les fermetures en janvier, les jours fériés, les week-end. (...) Il y a aussi un travail de diminution de la flottille depuis les années 2000 où on a déjà diminué de 20% le nombre de licences en manche ouest en réactivant seulement deux licences sur trois. Enfin, il y a eu des baisses de quotas. On est arrivé à 630 kilos par bateau ce qui est quand même assez faible."

Moins de bateaux : une soupape pour les bulots ?

Mais aujourd'hui, tout cela ne suffit plus. Et sur le port de Granville, une idée commence petit à petit à faire son chemin. "Faudra peut-être passer par une réduction de la flottille pour que ceux qui restent s’en sortent mieux", estime le patron pêcheur Johan Leguelinel. Au Comité régional des pêches, la piste est sérieusement étudiée. "On réfléchit à la faisabilité de faire une sortie de flotte", reconnaît Lucile Aumont. "On pourrait avoir une proportion entre 10 et 20% de la flottille qui arrêterait. Ça fait autant d’effort de pêche en moins, et il y a un espoir que ça fasse un effet soupape pour les bulots.

Pour Johann Leguisnel, un éventuel plan de sortie de flotte pourrait concerner "des gens qui sont plutôt proches de la retraite parce que c’est une opportunité de vendre le bateau à un prix cohérent. Si on suit la conjoncture, il va y avoir beaucoup de bateaux à vendre avec des prix qui vont être en baisse. C’est pas garanti que ces bateaux-là se vendent un jour. Les plus jeunes qui viennent de se lancer, ils ont quand même espoir de pouvoir vivre du métier encore quelques années."

Pas de crise économique ?

Mais un plan de sortie de flotte (aussi appelé plan d'accompagnement individuel) nécessite l'accord de l'Etat qui subventionne la mise hors service ou la réaffectation d'un navire. Le processus est long - "le dernier qu’on a eu, ça a mis 6-8 mois à se mettre en place", rappelle Lucile Aumont - et les conditions actuelles n'y sont pas favorables. "La filière n'est pas considérée en crise économique. Les derniers chiffres publiés ne montrent pas une baisse de la ressource. On travaille avec l'IFREMER pour les corriger."

Autres chiffres qui ne sont pas encore actualisés : les prix du marché. "L'an dernier, les prix du bulot étaient extrêmement élevés et ça entraînait pour les entreprises des chiffres d’affaires qui étaient plutôt bons malgré une grosse baisse de la production. Cette année, les prix sont redevenus normaux (équivalent à avant 2022) ce qui entraîne une très grosse chute de leur chiffre d’affaires. Ces chiffres sont trop récents pour être pris en compte à l’échelle nationale."

Quand bien même les corrections seront effectuées, "une sortie de flotte, ce n'est jamais de gaieté de cœur", rappelle Lucile Aumont. À Granville, 63 entreprises dépendent de la pêche au bulot. "Pour chaque emploi en mer, c’est à peu près quatre emplois à terre."

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