Les gilets jaunes sont-ils encore à Sées ? [feuilleton]

Notre équipe était venue les rencontrer à la veille de Noël. Que sont devenus les Gilets jaunes de Sées, dans l'Orne ? Réponse en quatre volets

Retour sur les pas d’un reportage réalisé à la veille de Noël dernier.
Ce jour-là les gilets jaunes de Sées dans l’Orne préparaient leur réveillon. Petite communauté hétérogène d’une quarantaine de personnes ils avaient quitté leur rond-point battu par les vents et scruté par la maréchaussée pour trouver refuge aux abords de la gare.
 



Là avec le soutien de la communauté de communes ils s’étaient construit une cabane, baraque sommaire mais conviviale faite de palettes et de bâches offrant le grand confort d’être reliée au réseau électrique municipal. Ça n’empêche pas le recours au sempiternel brasero mais c’est presque un luxe pour se tenir au chaud et créer des liens autour d’un café.
 

C'est réellement la goutte de gasoil qui a fait déborder le vase.
Evelyne Mauguin, Gilet jaune


Particularité de cette assemblée, elle était mouvante et disparate. Elle comptait bien sûr quelques Sagiens (les habitants de Sées, ancienne cité épiscopale) et de nombreux Gilets jaunes venus d’ailleurs et parfois d’assez loin : Argentan, Alençon voire la Sarthe, Gacé et les campagnes environnantes. Quant à la composition sociale de ce petit monde elle brassait large : commerçants, artisans, fonctionnaires territoriaux, chômeurs, invalides…

Où en sont-ils, que deviennent-ils, comment ont-ils vécu ces quatre mois ? Sont-ils encore à Sées ou rentrés chez eux ? A ces questions, au fil du temps, nous apporterons des réponses… de normands.  C’est tout le suspens de ce feuilleton en quatre épisodes proposé par Rémi Mauger, Cyril Duponchel, Régis Saint-Estève et Xavier Gérard
   

Une histoire de famille ?


Non ils ne croient pas au Père Noël mais cette fête de famille, ils ont décidé de la vivre ensemble. Pas tous. Au soir du réveillon ils ne seront qu’une poignée à partager cuisses de dindes et haricots verts mais beaucoup ont promis de passer. Et les plus sensibles, les plus romantiques n’hésitent pas à le clamer : les gilets jaunes c’est une grande famille ; ça leur tire même une larme de le formuler ainsi. En ce 24 décembre ils venaient de franchir le cap des cinq semaines, « il se passait quelque chose » entendait-on partout au sujet de ce mouvement de contestation déterminé à ne rien lâcher.

Certains disaient « s’il le faut on tiendra jusqu’au printemps ».

 
Intervenants :
Michel Avot "dit Papy"
Evelyne Mauguin
Thierry Mauguin

Tout comme Michel Avot dit Papy le père fondateur, le bâtisseur de la cabane, Thierry et Evelyne Mauguin faisaient partie de ceux-là. Ils viennent d’Arçonnay (Sarthe) dans la banlieue d’Alençon et ils ont trouvé à Sées leur « famille de cœur » pour défendre la leur et leurs trois enfants encore à charge. Tous deux sont au chômage depuis peu après avoir été malmenés par la vie et le travail. Ils perçoivent des pensions d’invalidité et espèrent pouvoir retrouver un emploi dans le secteur protégé. Locataires de leur pavillon avec cinq bouches à nourrir ils estiment leur reste à vivre quotidien à treize euros.
C’est cette condition sociale et leurs propositions (parfois radicales) pour en  sortir qu’ils affichent sur les planches de la cabane de Sées ou qu’ils font entendre de soir en soir au milieu des assemblées réunies dans l’Orne à l’occasion du Grand Débat …


 



Bienvenue chez les invisibles

Il est la figure incontournable de la cabane de Sées. C’est lui Michel Avot que tout le monde ici appelle Papy qui en fut le maître d’œuvre. Vite fait bien fait avec des matériaux de récupération mais dans les règles de l’art. On est bricoleur ou on ne l’est pas. Lui l’est pleinement et avec un grand sens de l’économie. Dans l’air du temps donc ? A une différence près, son époque ne lui plait pas. Michel Avot a soixante-quatorze ans mais ses enfants sont encore jeunes, surtout ses deux derniers, deux grands costauds qui ont fait des études professionnelles dans les secteurs du bois et de la métallerie mais qui ne trouvent pas d’emploi. La faute à qui, la faute à  quoi ? vaste sujet illustratif du mouvement des gilets jaunes : l’exclusion des zones rurales, les problèmes liés à la mobilité, les questions de cohésion territoriale… Peut-on encore aujourd’hui vivre et travailler au pays 


Pour avoir un travail faut l'permis. Moi personnellement j'lai pas. Pour avoir du travail, faut bouger, loin, très loin, parce que par ici y a rien.
Alexandre Avot


Michel Avot a fait trente-six métiers, s’est toujours débrouillé mais il ne touche aujourd’hui qu’une retraite de mille euros par mois. Il veille sur sa tribu dans une ferme isolée de la campagne ornaise qu’il avait pu s’acheter à une époque plus favorable. Il nous y accueille après avoir beaucoup hésité. Pas étonnant nous ont confié ses camarades d’infortune à la cabane.

Papy, il a un cœur gros comme ça mais vous a t-il parlé de sa famille ?


« Papy, il a un cœur gros comme ça mais vous a t-il parlé de sa famille » ? Non il ne nous avait rien dit. Au milieu de la troupe des gilets il s’était fait le porte-parole des oubliés, des sans-grades en taisant sa propre situation. Lui et son épouse sont vissés à la maison depuis près de trente ans au chevet de leur fils aîné, polyhandicapé. Sans les gilets  jaunes jamais ils n’auraient osé se plaindre et laissé une caméra entrer chez eux. « Eh oui, c’est ça aussi not’vie ».
 

La vie est dure. Elle est trop dure pour nous les plus pauvres. C'est pour ça qu'il faudrait que ça bouge un peu, quoi. Qu'on prenne un peu d'argent où y en a, mais pas sur ceux qui n'en n'ont pas beaucoup.
Michel Avot, Gilet jaune sur le rond point de Sées

 
Intervenants :
Valérie Coupery (décembre 2018)
Michel Avot, dit Papy
Alexandre Avot
Guillaume Avot



 

Artisan de la cause


Voici Mohamed. Il fut l’une des chevilles ouvrières de l’action menée par les gilets jaunes de Sées. Contrairement à beaucoup d’autres venus d’Alençon ou de la campagne il est d’ici. Electricien depuis l’âge de quatorze ans il fut longtemps salarié et a fini par s’établir à son compte. Il se demande souvent s’il a bien fait. Désormais quinqua celui que tout le monde surnomme immanquablement Momo avoue dégager un salaire mensuel de 1200 à 1300 euros. La faute aux charges, « aux 26% que nous prend le RSI ». Et de citer le cas de l’un de ses collègues, maçon au bout du rouleau ayant mis fin à ses jours il y a quelques semaines.

Le RSI nous prend 26%. J'ai un copain qu'était artisan maçon, comme moi. Il s'est suicidé il y a deux mois, à cause du RSI.
Mohamed Laknyte dit Momo


Momo s’est engagé sur les thèmes de la défense du pouvoir d’achat, d’une  baisse juste et progressive  de la TVA et d’une revalorisation des pensions. « On la voit la misère », il a dans sa clientèle bon nombre de personnes âgées tirant le diable par la queue.  « Bien sûr je pourrais, dit-il, répercuter les hausses de prix du carburant sur mes devis mais ce n’est pas mon genre d’arnaquer les gens ». 

Je vais faire des dépannages et je vois la misère des gens. Plus ça va plus les gens qui sont d'un certain âge, surtout les retraités, ils y arrivent plus, quoi.
Mohamed Laknyte dit Momo

 
Intervenants :
Mohamed Laknyte dit Momo
Jocelyne Hely


On retrouve Momo non pas à la cabane de Sées mais au café du coin. Il  y croise Jocelyne. Elle aussi a fréquenté les gilets jaunes locaux au début du mouvement. Elle passait voir, attentive et solidaire. Petite femme d’une cinquantaine d’années, tirée à quatre épingles mais le visage marqué, elle fait partie des accidentés de la vie au propre comme au figuré, les représentants de ce qu’une expression fameuse mais oubliée du siècle dernier appelait la fracture sociale.
 

Nos grands parents, nos parents y ont eu quelque chose. Un de ces jours ça va péter, va falloir qu'ça craque pour qu'on puisse repartir.
Jocelyne Hely


Jocelyne Hely se confie sur sa situation, sa pension d’invalidité de 520 euros par trimestre complétant le maigre salaire de son mari : « moi je suis quand même mamie, un de ces jours il va falloir que ça craque pour pouvoir repartir ». Au coin du bar Mohamed Laknyte notre électricien éclairé l’écoute avec commisération tandis que sur l’écran de télévision un éditorialiste avisé s’inquiète à l’avance des possibles illusions du Grand débat national.


 
 

De l’eau dans le gaz

On l’avait bien senti. Tout ne va pas pour le mieux entre eux. A la cabane de Sées les rangs s’éclaircissent, les troupes s’éparpillent. Ils ne sont plus qu’une poignée pour tenir le camp en semaine et une vingtaine tout au plus le week-end. Que se passe t-il ? La lassitude comme partout ailleurs, le découragement après quatre mois de mobilisation. Et puis, aussi, des rivalités qu’ils ont du mal à formuler. Momo lâche le morceau : il a pris ses distances « depuis qu’un certain parti politique s’est mis plus en avant… oui le Front National… du coup je ne me reconnais plus dans les gilets jaunes »  

Dénégation des autres, « pas de ça chez nous, ni politique, ni religion ».  Il est bien confus décidemment ce mouvement sans leader. Le dernier carré des gilets de Sées en fait l’expérience sur un marché. Face à eux un interlocuteur déchire leur tract, un autre les accuse d’être récupérés par l’extrême gauche. On est loin de ce qui présidait à l’origine, ce désir d’avancer ensemble au nom d’un idéal de justice et d’équité. C’est ici à Sées qu’ils avaient rédigé, bien avant que surgisse le grand débat national ce qu’ils avaient intitulé "Lettre des citoyens Sagiens en gilet jaune", à Monsieur le Président, une plate-forme de douze pages bien serrées et documentées. Ce catalogue se voulait force de proposition en matière de fiscalité, de soutien aux services publics, de démocratie directe, de transparence et d’écologie.
 
 Téléchargez ci-dessous la lettre des Gilets Jaunes de Sées au Président de la République

Lettre des Gilets Jaunes de Sées au Président de la République


  
Intervenants :
Mohamed Laknyte
Michel Avot - Evelyne Mauguin

Mohamed l’électricien avait largement contribué à cette expérience collective. Passablement amer et redevenu citoyen solitaire il ne renie pourtant pas l’aventure, « un super moment où l’on a appris des choses, appris à s’apprécier ; ça a créé une amitié forte » reconnaît aujourd’hui celui qui ne passe plus à la cabane. Là-haut le brasero brule toujours au bord de la route et Papy veille au grain. Lui et quelques irréductibles n’envisagent pas de raccrocher mais l’hiver se fait long et il a refroidi bien des espérances.
 
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